V
C’est le soir. Jean vient de rentrer du collège. Il a jeté sa serviette bourrée de livres sur la table du jardin et s’assied sur l’herbe, un peu fatigué de cette chaleur d’Orient qui commence à devenir intense et à laquelle il n’est plus habitué. Pas un souffle d’air. Les fleurs sont penchées comme si, pour elles aussi, le soleil d’été eût été trop lourd.
Par la fenêtre largement ouverte une voix dit :
— C’est toi, Jean ?
— Oui, maman.
— On étouffe ici ; je descends au jardin. Attends-moi. Il fait tellement chaud, que ton père m’a demandé de retarder le dîner.
Jean, secouant sa torpeur, court au-devant de sa mère pour apporter le fauteuil de paille et la boîte à ouvrage.
Elle sourit à ce grand garçon un peu amaigri par le travail du dernier trimestre, mais dont le regard demeure si joyeux et si clair.
— Au fond, il ne fait pas plus frais ici qu’à la maison. J’imagine que chez Geneviève nous aurions plus d’air.
— Essayons… J’emporte tout le bataclan.
Chez Geneviève, mère et enfants se sont également installés à l’ombre sous un grand sycomore, avec l’illusion d’y trouver un peu de fraîcheur. Jean et sa mère les y rejoignent, bientôt suivis de Colette, qui les cherchait vainement à la maison.
— Que lisez-vous de beau ? demande Jean aux deux petits, qui ont sur leurs genoux un immense livre d’images grand ouvert.
— On regardait Caïn et Abel.
— Décidément, vous êtes enragés d’Histoire Sainte. J’étais beaucoup moins excité à votre âge…
— De fait, dit Geneviève, je ne sais pas comment Colette s’y est prise, mais ils rêvent de ce qu’elle leur raconte. Quelle sera ta prochaine leçon, mademoiselle le professeur ?
— Nous apprendrons l’histoire d’Abraham.
Maman, qui vient de compter laborieusement une longue aiguille de mailles, lève les yeux vers Colette.
— As-tu pensé, avant, à expliquer à tes élèves qu’au fur et à mesure qu’ils apprendront l’Ancien Testament, ils y trouveront des figures ?
Nicole lève le nez et cligne des yeux en marmottant :
— Des figures ?… Tout le monde a une figure.
— Évidemment, mais écoute un peu. As-tu vu des statues à l’église ?
— Bien sûr : la Sainte Vierge, Saint Joseph, et je ne sais combien d’autres.
— Pourquoi sont-elles là ?
— Pour représenter les saints, comme ça on y pense…
— Tout juste. Eh bien ! dans l’Histoire Sainte, il y a eu non pas des statues de pierre, mais des personnes vivantes qui ont figuré, représenté d’avance Notre-Seigneur et la Sainte Vierge.
— Tu sais, Nicole, affirme Pierre d’un ton protecteur, c’est pas malin à comprendre, M. le curé nous racontait ça quand nous avions cinq ans.
Maman semble douter un peu de la science de son benjamin.
— Es-tu si sûr de n’avoir rien oublié ? Te souviens-tu que non seulement les personnages, mais les choses sont parfois des figures, dans l’Histoire Sainte ? Les sacrifices, par exemple, n’ont été offerts que pour nous annoncer le seul sacrifice qui compte devant Dieu : celui de Notre-Seigneur sur la Croix. L’histoire d’Isaac, celle de Joseph, l’Agneau pascal, la Pâque, la Manne, tout ce que vous allez apprendre, n’a d’autre but que de préparer le peuple de Dieu à la venue de Notre-Seigneur, d’en annoncer les circonstances, de faire comprendre d’avance les détails de sa mission parmi nous. Voilà les figures dont je veux parler.
Et puis, il y a aussi les promesses.
— Ça, c’est facile, déclare Nicole. La première promesse, c’est celle du Bon Dieu à Adam et Ève. Elle n’était pas drôle, car elle signifiait : « Je vous promets que vous serez rudement punis. »
— Oui, mais l’annonce était double. Dieu disait aux hommes : « Vous subirez une punition terrible, » mais aussi : « Un Sauveur viendra vous racheter et vous ouvrir le ciel. »
Bien d’autres promesses vont se succéder.
Vous avez appris celle faite à Noé, lui assurant qu’il n’y aurait plus de déluge.
Et puis la promesse à Abraham, si importante, dont Colette vous parlera.
— Pourquoi était-elle importante ?
— Parce que Dieu donnait aux hommes la certitude qu’Il se réservait un peuple, parmi lequel naîtrait un jour le Sauveur du monde.
Bruno n’a pas l’air de s’amuser beaucoup, et maman s’en aperçoit.
— Tout cela est bien sérieux pour un petit homme comme toi, mon chéri, et pourtant il faut encore que j’ajoute un mot au sujet du langage particulier que nous rencontrons dans l’Ancien Testament.
N’avez-vous pas remarqué quelle peine prennent vos professeurs, en classe, pour vous expliquer les leçons difficiles avec des mots simples, dont vous puissiez bien saisir le sens.
— Pas Mlle Louise, déclare Nicole, en tournant sur un pied comme une toupie.
Maman la saisit au passage.
— Arrête, Nicole, tu nous donnes le vertige. En quoi Mlle Louise manque-t-elle de clarté ?
Nicole arrondit le bras, prend une attitude impayable et dit avec un accent poseur et détaché :
— Mes enfants,… la grammaire… vous saurez que… vos pauvres cervelles… incapables… la beauté… la splendeur… le style… c’est l’homme !
Les garçons et Colette se tordent de rire ; maman a beaucoup de peine à ne pas en faire autant.
— Voyons, Nicole, tu exagères ; en tous les cas, je ne veux pas que tu te moques d’un professeur, même s’il a des travers. Nous en avons tous et les enfants de votre âge en sont pétris.
Mais, ceci dit, la bonne Mlle Louise, avec ses explications qui manquent de simplicité, nous fait justement mieux comprendre ce que je veux vous dire.
Dans l’Histoire Sainte, Dieu se montre déjà comme un Père d’une admirable bonté. Il ne dédaigne pas de parler directement aux hommes. Vous verrez comment Abraham et Moïse ont osé le supplier et la manière dont le Bon Dieu leur a répondu.
Par ces hommes choisis, par l’intermédiaire des patriarches, des juges, des prophètes, Dieu parle à tout son peuple et l’instruit.
Il inspire les uns et les autres, il leur souffle en quelque sorte ce qu’ils doivent écrire ou dire, et cela en un langage qui convient au peuple auquel Il s’adresse. Un langage familier, simple, plein d’images, de descriptions, d’enseignements faciles à saisir.
N’oublions pas que le Bon Dieu nous a donné une âme et un corps, Il sait donc que, pour comprendre les choses invisibles, nous avons besoin de nous instruire au moyen des choses visibles que nous voyons, touchons, entendons.
Alors, par bonté pour notre ignorance, Il se sert d’images, afin de nous aider à comprendre ce qu’Il veut nous enseigner. Dans l’Écriture Sainte, c’est-à-dire dans tout l’ensemble des livres inspirés de Dieu, on vous citera des expressions comme celle-ci : la main de Dieu. Il est clair que Dieu, pur esprit, n’a pas de main, mais cette manière de parler nous fait penser à sa puissance, à son action.
On dit encore : les yeux, le regard de Dieu. Qu’est-ce que cela signifie ?
Pierre et Nicole répondent ensemble :
— Qu’Il voit tout, qu’Il sait tout.
— C’est cela même. Et la colère de Dieu ? Est-ce que cela veut dire qu’Il se fâche ?
— Non, dit Pierre sérieusement, mais qu’Il est juste et punit terriblement quand il le faut.
— Voilà qui est compris. J’ajoute encore, mes petits, que les livres saints ont été écrits en ce pays d’Orient, pour des Orientaux, dont la manière de parler est très imagée.
— Certes oui, dit Bernard. On s’en rend tellement compte quand on commence à apprendre l’arabe, même actuellement !
— Alors, on devine cette bonté de Dieu, qui a tenu à rendre les choses les plus saintes compréhensibles pour le peuple auquel on les enseignait.
On s’imagine les Hébreux qui vivaient sous leurs tentes, lisant dans leurs livres saints des mots comme ceux-ci : — Il est dit de Dieu : « — Il a posé sa tente dans le soleil. » Est-ce que cette image ne fait pas instantanément songer à la puissance de Celui qui se joue des mondes qu’Il a créés ?
Un instant de silence,… les aînés réfléchissent, les petits cherchent à comprendre.
Colette se tourne vers sa mère :
— Oh ! maman, il y en a tant de ces expressions délicieuses ! Quand je les rencontre dans mon missel, pendant les offices, je les trouve toujours de plus en plus belles. Vous souvenez-vous, par exemple, de celle-ci : « Votre miséricorde, ô mon Dieu, est comme la nuée du matin, et comme la rosée qui passe aux premiers rayons du soleil. »
On croit sentir la fraîcheur du printemps effleurer l’âme.
— Tu as raison, les images des Livres Saints sont incomparables, et l’Église a choisi parmi les plus belles pour ses offices.
— Pourquoi dites-vous des Livres Saints, tante ? Comment un livre peut-il être saint ?
— Ce n’est pas le livre lui-même qui est saint, ma petite Nicole, mais ce qu’il contient.
Je vous l’ai déjà dit : Dieu a inspiré à des hommes choisis par Lui ce qu’ils devaient enseigner aux autres hommes. Moïse a écrit la Genèse ; de saints personnages, des prophètes ont écrit les autres livres contenus dans ce qu’on appelle l’Ancien Testament, ce qui, pour vous, est plus simplement appelé l’Histoire Sainte.
Jean, qui sait son grec, se tourne vers sa mère :
— On pourrait peut-être dire aux petits qu’en hébreu et en grec Testament veut dire pacte, alliance. Ancien et Nouveau Testament s’expliquent ainsi : Histoire de l’Alliance que le Bon Dieu a bien voulu faire avec son peuple.
— Bien, Jean. Après la venue de Notre-Seigneur, sa mort et sa résurrection, saint Matthieu, saint Marc, saint Luc et saint Jean ont écrit les Évangiles. Les Apôtres ont rédigé les Épîtres et les Actes des Apôtres. Saint Jean a écrit l’Apocalypse. Ces divers livres forment le Nouveau Testament et tout l’ensemble de ces ouvrages s’appelle l’Écriture Sainte.
— Oh ! tante, dit Nicole avec un gros soupir, c’est trop difficile ! On apprendra ça un autre jour,… voulez-vous ?
Et, comme le sourire de Tante veut dire « oui », Nicole saisit Bruno par la main, et l’entraîne à toute allure à la poursuite du chat de Marianick, qui gambade dans le jardin.
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