Cette année, dit maman, il n’y aura pas d’œufs de Pâques.
Les petits crurent tout d’abord avoir mal entendu. Pas d’œufs le jour de Pâques !
— Vous savez bien, poursuivit maman avec un soupir, qu’il n’y n ni sucre, ni chocolat.
— Mais, fit Sylvinette aux yeux bleus, ce sont les cloches qui les apportent et nous mangerions aussi bien des œufs de poule, tu sais.
— Ça m’étonnerait qu’elles en trouvent plus que moi. Allons, au revoir, mes chéris, soyez sages et à ce soir.
Maman s’en fut faire des ménages comme chaque jour, laissant Poupon sous la garde de Sylvinette.
— Vous en faites une tête ! chantonna Moineau-Gentil, passant la tâte par la fenêtre. Ne savez-vous pas que c’est le printemps, que les oiseaux sifflent et que dans le square il fait bien meilleur qu’ici ?
Il faut vous dire que Moineau-Gentil était très aimé des enfants. Je ne sais si vous l’avez remarqué, mais souvent, plus les gens sont pauvres, meilleurs ils sont pour les bêtes. Aussi, quand Sylvinette lui eut conté leur chagrin, l’oiseau réfléchit un instant, puis battit des ailes.
— Vous aurez des œufs de Pâques, foi de moineau ! Je vais dire un mot aux cloches : je suis au mieux avec le bourdon de Notre-Dame.
Blottie au pied de la vieille église qui dominait la place en pente de la petite ville, la maison du docteur Gérard se dressait, toute grise et morose, presque branlante à force d’être vieille, et toute rongée de mousse aux angles de ses pierres disjointes. Gaie et peuplée autrefois par une nombreuse famille, elle avait vu, peu à peu, ses habitants disparaître à la suite de deuils successifs et répétés, et, actuellement, elle n’était plus habitée que par le docteur et sa petite fille, chétive enfant de dix ans qu’un état de santé très précaire et une éducation défectueuse rendaient sauvage et chagrine.
Le docteur avait vu sa vie complètement assombrie par la perte d’une femme tendrement aimée, et de plusieurs enfants, et bien qu’aimant passionnément sa petite Germaine, la seule affection qui lui restât, il ne parvenait pas à dompter, pour elle, son caractère taciturne, de sorte que l’enfant, vivant sans cesse dans un milieu triste et déprimant, avait fini par y perdre la belle gaîté insouciante de l’enfance et les couleurs roses de ses joues.
Une vieille servante était sa seule compagnie et lui servait à la fois de mentor et de chaperon. Très experte dans l’art culinaire, elle excellait à confectionner desserts et plats sucrés auxquels Germaine touchait du bout des dents, mais, commune et complètement illettrée, son influence morale et intellectuelle sur l’enfant était à peu près nulle ce dont s’avisa, un jour, le docteur entre deux tournées de visites à ses malades. Il décida donc de donner, sans tarder, une gouvernante à la fillette, afin de lui procurer l’instruction et aussi l’éducation indispensables, pour elle, dans le milieu où la Providence l’avait placée.
Ayant eu recours aux influences plus ou moins habiles de plusieurs vieilles amies de sa famille, il finit par choisir parmi les nombreuses candidates qui lui furent présentées, et donna ses préférences à une jeune femme dont la physionomie douce et prenante et les excellentes références lui firent bien augurer de ses talents d’éducatrice.
Mais Germaine n’était pas du tout de cet avis. Habituée à une existence facile où son caprice était le seul guide, elle vit, avec le plus grand déplaisir, cette autorité nouvelle prendre des droits dans sa vie, chose d’autant plus pénible pour elle que Mme Bilza, son institutrice, bien que demandant très peu exigeait très aimablement que ce peu fût ponctuellement rempli.
Les révoltes de Germaine furent nombreuses ; son humeur chagrine s’en accrut. Elle resta, pour Mme Bilza, aussi sauvage et aussi énigmatique qu’au premier jour.
Quelque chose pourtant commençait à s’attendrir en elle, et un vague remords lui venait quand, après une de ses colères coutumières, la jeune femme, toute brisée moralement, s’en-fuyait vite dans sa chambre et en ressortait, quelques instants après, les yeux rouges, il est vrai, mais plus tendres et plus suppliants encore quand ils se posaient sur sa petite élève.
— Je suis content, dit Jean ; maintenant, il n’y a plus que les Apôtres qui n’ont pas encore vu le Bon Dieu.
— Cela ne va pas tarder : la matinée est achevée, les Apôtres ont entendu les récits des Saintes Femmes, mais les scènes de la Passion leur ont laissé de si affreux souvenirs qu’ils ne parviennent pas à vaincre leur tristesse : Jean seulement, est convaincu : n’oublie pas, mon petit ami, qu’au pied de la croix, il était seul avec les femmes : en récompense, Dieu a voulu que l’un des premiers, il soit rassuré : Pierre, Jacques, André, Thomas et les autres pleurent encore.
C’est à Pierre, l’apôtre que Jésus a choisi pour être à la tête de son Église, c’est à Pierre que le divin Maître apparaît d’abord. Quand Jésus avait été arrêté, tu t’en souviens, on avait demandé par trois fois à Pierre s’il Le connaissait, et, trois fois, Pierre avait dit : « Je ne connais pas cet homme. »
— Je m’en souviens, c’était très vilain, dit Jean.
— Si vilain que, depuis, Pierre n’avait pas cessé de pleurer sa faute. Il avait constamment, devant les yeux, le doux visage du Maître, et il lui semblait qu’il n’y aurait pas de repos, pour lui, tant qu’il n’aurait pas obtenu son pardon. Jésus est si bon qu’en apparaissant à Pierre l’un des premiers, Il a voulu lui montrer qu’Il lui avait pardonné sa faiblesse. Désormais, mon petit Jean, Pierre ne reniera plus son Maître : il se laissera charger de chaînes, emprisonner, frapper à coups de pierres et enfin crucifier, comme son Dieu, et ne cessera de répéter « Le Christ est ressuscité ».
Cette grande nouvelle, Pierre l’annonce aux autres apôtres, auxquels Jésus n’est pas encore apparu. Le Maître tient à consoler d’abord, deux voyageurs qui marchent tristement sur le chemin d’un village nommé Emmaüs. En marchant, ils parlent de la mort de Jésus : Ils croyaient en Lui, mais, depuis trois jours qu’Il est dans le tombeau, Il n’a pas fait les miracles qu’on attendait ; alors ses amis ont peur des Juifs et fuient Jérusalem. Soudain, un compagnon de route survient :
— De quoi parlez-vous, dit-il, et d’où vient votre tristesse ?
L’un d’eux, Cléophas, lui dit qu’ils pleurent leur Maître qu’on a mis à mort.
— Hommes sans intelligence, leur dit le voyageur, cœurs lents à croire tout ce que les prophéties ont annoncé, ne fallait-il pas que le Christ souffrît toutes ces choses et qu’ainsi Il entrât dans la Gloire ?
Et Il leur expliqua tout ce qui avait été dit du Christ, bien avant qu’Il vînt sur la terre. Cependant, l’on arrivait à Emmaüs et le voyageur s’apprêtait à quitter ses compagnons :
— Demeurez avec nous, dirent-ils, car il se fait tard, et déjà le jour baisse.
Le voyageur demeura et se mit à table avec les disciples. Et voici qu’ayant pris du pain, Il le rompit et le présenta à ses compagnons. Alors, les yeux des pèlerins d’Emmaüs s’ouvrirent : Celui qui rompait ainsi le pain, c’était Jésus, c’était leur Maître. Ils le reconnaissaient, mais déjà Il avait disparu, et, demeurés seuls, ils se disaient l’un à l’autre :
— N’est-il pas vrai que notre cœur était tout brûlant, en nous-mêmes, lorsqu’Il nous parlait en chemin ?
— Moi, je l’aurais reconnu, tout de suite, dit Jean.
« Le Seigneur est véritablement ressuscité, Alleluia ! »
Du haut de ses huit ans, Jean regardait avec un peu de dédain, la petite fille de la concierge. Elle avait cinq ans, un tablier clair, des yeux noirs brillants, et de courts cheveux blonds.
Quand Jean l’observait de la fenêtre, elle était généralement occupée à quelque déménagement : elle apportait sur le trottoir un petit fauteuil de paille, une table basse, qu’elle couvrait d’un ménage en terre.
Puis, elle allait chercher un gros chat gris qui supportait avec impatience d’être assis sur ses genoux et se sauvait dès qu’elle cessait de le serrer. Elle rentrait alors, et revenait avec une poupée qu’elle abandonnait bientôt pour des livres d’images. Elle restait immobile pendant cinq minutes, et, au bout de ce temps, rentrait tout ce qu’elle avait précédemment étalé sur le trottoir. Depuis qu’il la regardait vivre, Jean était persuadé que les petites filles ne savaient pas ce qu’elles voulaient.
Le matin du Samedi Saint, pourtant, il eut soudain, l’impression qu’une petite fille pouvait avoir de la suite dans les idées.
En effet, durant presque toute la matinée, la jeune Rose se livra aux mêmes occupations. Elle commença par mettre sur sa tête une écharpe un peu chiffonnée, sur laquelle elle plaça la couronne de marguerites de la précédente Fête-Dieu. Puis elle alla chercher un panier à salade qu’elle balança en guise d’encensoir et se mit à marcher de long en large sur le trottoir, en chantant à tue-tête : « Laudate…e, laudate, laudate Mariam… » Sa mère sortit pour lui ordonner de crier moins fort. La petite entonna alors, d’une voix plus basse, mais encore aiguë, l’enfantine chanson :
« Le petit Jésus s'en va-t-à l'école En portant sa croix dessus son épaule, Une pomme douce Pour mettre à sa bouche, Un bouquet de fleurs Pour mettre à son cœur.
C’était en 1400 et tant : en ce temps-là comme chante le diacre à l’Évangile, vivait en la ville de Pontorson une vieille femme, si âgée, si décrépite, si chétive, si minable, que les anciens du pays n’avaient aucune souvenance de l’avoir vue jeune, accorte et folâtre ; elle habitait sur les bords du Couesnon une chaumière branlante et, quand la tempête soufflait de la grève, c’était miracle que la hutte de Guilhaumette résistât et ne fut pas jetée dans la rivière. Cette malheureuse était la terreur du voisinage : elle ne faisait pourtant de mal à personne ; incapable de travailler, elle demandait d’une voix bien humble, bien suppliante, une aumône que la peur ne lui faisait pas refuser. Les jeunes gens prenaient la fuite à son approche : les vieux se signaient, les enfants n’osaient aller jouer sur la grève, de peur d’être enlevés par ce mauvais génie à qui on attribuait tout le mal qui arrivait dans le pays.
Guilhaumette passait son chemin en silence, appuyée sur un long bâton, elle se remémorait, la pauvre, le temps où, gente jouvencelle aux joues fleuries comme une églantine, ce qui lui avait valu son surnom de la Rosée. Elle était fêtée, adulée par les hauts et puissants seigneurs du pays. Dans ce temps-là, elle était riche, elle semait l’or à profusion et bien souvent : hélas ! pour satisfaire ses fantaisies, les fiers chevaliers avaient pressuré leurs vassaux, enlevé le nécessaire aux vilains pour déposer leur or aux pieds de l’enchanteresse.
Mais les années étaient venues, les rides étaient apparues, les cheveux noirs avaient blanchis, les joues s’étaient creusées, la taille s’était épaissie, en un mot la vieillesse était arrivée avec son cortège de douleurs, avec la faim, la froidure, avec le remords, mais non avec le repentir.
Nous sommes au Samedi-Saint, Pâques était accompagné cette année de neige et de frimas ; il tombait le vingt-cinquième jour de mars, l’hiver avait été bien dur ; la faim avait fait de nombreuses victimes, la misère était grande, mais l’espérance du printemps prochain mettait comme un rayon lumineux dans tous les cœurs, malgré la rigueur du temps.