L’œuf de Pâques des deux Dauphins

Auteur : Dourliac, Arthur | Ouvrage : L'Étoile noëliste .

Temps de lec­ture : 14 minutes

JE pris le livre et l’exa­mi­nai curieu­se­ment. C’é­tait un Télé­maque un peu fati­gué, mais en bon état cepen­dant ; il était orné de nom­breuses gra­vures et por­tait les armes royales.

Com­ment ce volume rare et curieux entre tous, qui eût fait la joie d’un biblio­phile, se trou­vait-il entre les mains d’un obs­cur pay­san, cer­tai­ne­ment inca­pable d’en appré­cier la valeur ? 

Sur le pre­mier feuillet, je lus, non sans émo­tion, cette réponse à ma question : 

« À Louis Simon, en remer­cie­ment de son œuf de Pâques. Louis DAUPHIN. »
Mai 1789.

Et au-des­sus, tra­cée au crayon, d’une écri­ture à peine lisible, la même phrase : 

« À Louis Simon, en remer­cie­ment de son œuf de Pâques. Louis DAUPHIN. »
Mai 1794.

Les noms des deux fils de Louis XVI, acco­lés ain­si à ce nom de Simon, l’é­clai­raient d’un éclat sinistre. Le vieux fer­mier était-il donc parent du bour­reau de l’in­for­tu­né Louis XVI ? 

— C’est une his­toire du temps où j’é­tais petit gar­çon, Mon­sieur, me dit sim­ple­ment le brave homme. Tel que vous me voyez, j’ai, bien cer­tai­ne­ment, eu les der­niers sou­rires des deux dauphins. 

Voi­ci comment :

I

Pour lors, c’é­tait un peu avant l’ou­ver­ture des États géné­raux, un dimanche de Pâques. Je jouais devant la porte de la ferme, où ma bonne mère venait d’ap­por­ter une cor­beille de beaux œufs rouges, jaunes et bleus, qui fai­saient l’ad­mi­ra­tion des gamins, lors­qu’en levant la tête, je vis devant moi une belle dame, à l’air impo­sant, accom­pa­gnant une petite voi­ture pous­sée par un grand laquais galon­né, dans laquelle repo­sait un enfant de mon âge, mais si faible, si ché­tif, avec son visage pâle et son dos voû­té, que des larmes en venaient aux yeux. 

— Pour­riez-vous me don­ner une tasse de lait ? deman­da la belle dame à ma mère qui se confon­dait en révérences. 

— Sans doute, Madame la reine. Vite, Loui­sot, des chaises, des bols. 

Et maman cou­rait tout affairée. 

Moi, je res­tai là, bouche bée, regar­dant, sai­si, la reine de France et de Navarre en simple robe de linon et en fichu croi­sé, appuyant son beau regard triste sur ce pauvre enfant royal condam­né, hélas ! comme la monarchie.

Elle était venue sans suite, sans escorte, s’é­chap­pant de ce grand Ver­sailles, dont l’é­ti­quette lui pesait si lour­de­ment, pour embras­ser libre­ment son fils ins­tal­lé à Meu­don, dans l’es­poir que l’air salubre réta­bli­rait sa san­té débile.

Et lui, rani­mé par cette chère pré­sence et aus­si par le soleil prin­ta­nier, qui met­tait une poudre d’or aux beaux che­veux de Marie-Antoi­nette, il sou­riait à sa mère qu’il allait quit­ter, au ciel bleu qu’il allait bien­tôt habi­ter, et même à moi, gamin insou­ciant, dont il enviait peut-être tout bas les joues roses et les membres robustes. 

— Com­ment t’ap­pelles-tu ? me demanda-t-il. 

— Louis.

— Comme moi et mon petit frère le dau­phin… non, le duc de Nor­man­die, reprit-il vive­ment en voyant la reine por­ter son mou­choir à ses yeux. 

Il feuille­tait machi­na­le­ment un volume. 

— Sais-tu lire ? 

— Un peu. 

— Voyons ?

J’é­pe­lais labo­rieu­se­ment : Té-lé-ma-que. 

— Bon, dit-il en riant ; maman, il fau­dra l’en­voyer à l’é­cole de mon oncle de Provence. 

Parce que, vous savez, il y avait, comme ça, à Tri­anon, une école pour rire, et c’é­tait le comte de Pro­vence, frère du roi, qui était le maître.

Puis, voyant que j’ad­mi­rais les images, il se mit à me les expli­quer, me par­lant des Grecs, de la guerre de Troie, comme un vrai savant !

Maman appor­tait la col­la­tion, elle lui pré­sen­ta, avec une belle révé­rence, un bol de lait bien crémeux.

— Je ne vou­drais pas vous refu­ser, dit-il gen­ti­ment en y trem­pant ses lèvres, il est très bon, mais il faut m’ex­cu­ser : je suis malade, ça ne pas­se­rait pas. 

La chère femme était déso­lée et cher­chait quoi offrir à ce pauvre petit prince, qui lui fai­sait si grand’pitié. 

— Tenez, lui dit-il tout à coup, en dési­gnant la cor­beille d’œufs de Pâques, don­nez-m’en un, cela me fera bien plaisir. 

Maman se mit aus­si­tôt à tout bou­le­ver­ser pour trou­ver le plus beau… 

— Non, je vais lui don­ner le mien, puis­qu’il s’ap­pelle aus­si Louis, dis-je. 

Faut savoir que sur mon œuf, d’un rouge écla­tant, il y avait un grand L majus­cule du plus bel effet, à mon avis. 

Ce fut aus­si celui du dau­phin ; il bat­tit des mains, et me ten­dant ses doigts amaigris :

— Tu es bien gen­til de t’en pri­ver pour moi, je ne l’ou­blie­rai pas. 

Et il ne l’ou­blia pas, en effet, le cher petit ; un mois après, le même grand laquais qui rou­lait sa voi­ture, mais cette fois en livrée de deuil, vint m’ap­por­ter ce livre de la part de son jeune maître… qui, lui, était par­ti pour Saint-Denis où il ne devait même pas repo­ser tran­quille, car, trois ans après, le jour de l’exé­cu­tion de sa mère, on arra­chait le cer­cueil du pauvre enfant royal de la vieille basi­lique et l’on jetait ses restes au vent avec ceux de ses ancêtres. 

— Bon, voi­là l’ex­pli­ca­tion de ces lignes-là, père Simon, mais celles-là ? 

Et je lui mon­trais celles signées du second dauphin. 

II

— Pour celles-là, c’est un sou­ve­nir encore plus triste, Mon­sieur, car enfin le petit malade qui s’é­tait arrê­té à notre porte était entou­ré de soins, de ser­vi­teurs empres­sés ; rien n’a­vait man­qué à ses der­niers moments, et il avait pu dire avec véri­té à sa mère qu’ « il n’a­vait pas d’autre cha­grin que de la voir pleurer ». 

Mais l’autre, pauvre mar­tyr, jeté, dans une pri­son infecte, pri­vé d’air, de nour­ri­ture, sépa­ré de sa mère, de sa sœur, livré à cet affreux Simon dont j’ai la honte de por­ter le nom, celui-là avait rai­son de répondre à ceux qui, trop tard, hélas ! essayaient de le rap­pe­ler à la vie « Non, je veux mourir ! » 

Faut vous dire que ma mère était fer­vente roya­liste ; aus­si, mal­gré le dan­ger des dénon­cia­tions, avait-elle conser­vé pieu­se­ment dans l’ar­moire au linge ce volume du pre­mier dau­phin, et sou­vent, le soir, quand nos gens étaient cou­chés, assis tous deux dans la grande che­mi­née, elle me fai­sait lire les gazettes, car elle n’é­tait pas habile à déchif­frer l’im­pri­mé, la chère femme ! Et au récit des mas­sacres, des atro­ci­tés, elle se signait d’une main trem­blante et disait dévo­te­ment son cha­pe­let pour les vic­times de la Terreur.

Une, sur­tout, l’in­té­res­sait entre toutes, et je par­ta­geais son sen­ti­ment : c’é­tait le pauvre petit prince enfer­mé au Temple, que, depuis la mort de son père, les Ven­déens appe­laient Louis XVII et que les Jaco­bins appe­laient Louis Capet. 

Et nous nous atten­dris­sions en lisant aus­si les écrits roya­listes publiés sous le man­teau et qui racon­taient sa longue agonie. 

— Et dire que son bour­reau est un homme qui porte le nom de ton père… un homme qui a de son sang dans les veines… et qui s’est assis à notre table ! s’é­criait ma mère indi­gnée. Ah ! s’il y reve­nait jamais ! 

En effet, cet hor­rible cor­don­nier était un peu notre cou­sin et même mon par­rain. Ce fut même ce titre qui me déci­da à ten­ter l’a­ven­ture que je vais vous conter.

III

Un matin donc — j’a­vais mûri mon pro­jet toute la nuit, — je des­cen­dis au petit jour, sans que ma mère m’en­ten­dît ; j’al­lai à la vieille armoire et j’en tirai le Télé­maque que je mis sous ma veste. 

L’af­freux cor­don­nier Simon.

J’al­lais par­tir, mes sabots à ma main, quand, à la faible lueur de l’au­rore, j’a­per­çus sur la table, devant mon assiette, un bel œuf bleu de roi (le rouge était une cou­leur odieuse) avec mon ini­tiale en jaune. 

C’est vrai ! c’é­tait Pâques ; maman n’a­vait pas oublié la fête proscrite. 

L’œuf alla rejoindre le volume et je me mis en route. 

Il était midi lorsque, après avoir fran­chi sans encombre les portes de Paris (un enfant, ça passe par­tout !), j’ar­ri­vai devant le Temple éle­vant sa tour mas­sive vers le ciel. 

Har­di­ment, je pas­sai devant le factionnaire. 

— Eh bien ! eh bien ! où vas-tu donc, gamin ? Est-ce qu’on entre ici comme dans un moulin ? 

— Je vais chez le citoyen Simon. 

— Qu’est-ce que tu lui veux ? 

— Je veux le voir ; c’est mon parrain. 

— Tiens, le voi­là jus­te­ment, ton par­rain, dit le sol­dat en me mon­trant un homme à figure pati­bu­laire qui tra­ver­sait la cour… et je ne t’en fais pas mon com­pli­ment, ajou­ta le brave homme en repre­nant sa faction.

— Bon­jour, par­rain, m’é­criai-je en me jetant dans les bras du cor­don­nier, qui me repous­sa, du reste, assez brutalement.

— Qu’est-ce que tu veux, galo­pin ? gron­da-t-il d’une voix enrouée. 

— Com­ment ! tu ne recon­nais pas ton filleul !… sans comp­ter que tu lui as don­né, paraît-il, un assez vilain nom. 

— Eh ! c’est le petit Louis Simon. 

— Oui, les cama­rades se moquent de moi, me traitent d’a­ris­to­crate parce que je m’ap­pelle comme l’an­cien roi.

— Ils ont raison. 

— Mer­ci bien, j’ai beau leur dire que ce n’est pas ma faute, mais celle de mon par­rain, rien n’y fait.

— Tu n’as qu’à chan­ger de nom. 

— C’est ça que j’ai pen­sé ; mais la mère m’a dit : Ça ne serait pas hon­néte pour le citoyen Simon ; il faut le consul­ter et lui deman­der, comme par­rain, de choi­sir le nou­veau nom de son filleul. 

— C’est juste. 

Ma petite fable n’é­tait pas trop mal arran­gée, et Simon, flat­té de cette défé­rence, m’in­vi­ta à déjeu­ner ; puis, au dessert :

— J’ai réflé­chi à ta demande, gar­çon, elle démontre ton civisme ; en consé­quence, pour rem­pla­cer le nom odieux d’un tyran, je te donne celui d’un homme qui a tué ses fils en haine de la royau­té : je te nomme Bru­tus, et il n’y aura plus que des chouans pour rire de ce nom-là ! 

Je remer­ciai mon par­rain de ce nou­veau nom, et comme il pre­nait un trous­seau de grosses clés que je lor­gnais du coin de il se tour­na tout à coup vers moi : 

— Allons, suis-moi, Bru­tus, et tu pour­ras dire à tes cama­rades com­ment ton par­rain traite la graine de tyran. 

J’o­béis, le cœur bat­tant bien fort.

Enfin ! j’ar­ri­vais donc au but de mes désirs. 

Simon ouvrit une porte, et j’a­per­çus, dans le coin d’un gale­tas sans nom, un petit gar­çon en haillons, assis, les mains jointes, sur un mau­vais gra­bat, et réci­tant ses prières. 

Ce spec­tacle exas­pé­ra le cor­don­nier, et avec une impré­ca­tion de fureur il sai­sit une cruche pleine d’eau, et la jetant à la tête du pauvret : 

— Tiens, Capet, voi­là pour tes momeries ! 

Trem­blant et gre­lot­tant sous cette douche gla­cée, le sang cou­lant de son front ouvert, l’en­fant ne pous­sa pas une plainte, et ses traits gar­dèrent leur expres­sion angélique. 

J’é­tais bouleversé. 

— Tiens, ajou­ta l’im­pi­toyable bour­reau en me pre­nant par le bras, vois-tu, ce gar­çon, Capet ? C’est un vrai sans-culotte, lui, il déteste les tyrans et a chan­gé son nom de Louis pour Bru­tus. Veux-tu aus­si t’ap­pe­ler Brutus ? 

Le petit prince ne répon­dit pas. 

— Il devient tout à fait idiot, gron­da son geô­lier. Veux-tu répondre, louveteau ! 

Mais ni les coups ni les menaces ne par­ve­naient à le tirer de son mutisme et de sa morne stupeur. 

Pour moi, ému jus­qu’au fond de l’âme, j’a­vais fort à faire pour conte­nir mon indi­gna­tion, et je com­men­çais à déses­pé­rer de pou­voir par­ler au pauvre mar­tyr quand sou­dain la voix de la citoyenne Simon se fit entendre au bas de l’escalier. 

— Vite, Simon ! on te demande à la Commune !

Ce mot de Com­mune trou­blait les tètes les plus solides : la ter­rible assem­blée, d’un mot, les fai­sait si vite rou­ler dans le panier ! Aus­si ne son­geant plus à moi, mon par­rain s’é­lan­ça au dehors et, dans sa pré­ci­pi­ta­tion, m’en­fer­ma avec le prisonnier.

J’eus peine à répri­mer un cri de joie, et me jetant aux pieds du dauphin : 

— Mon­sei­gneur, je ne suis pas un affreux sans-culotte, lui dis-je très vite en bai­sant ses petites mains gla­cées ; j’ai pris ce moyen pour arri­ver à vous : la preuve, c’est ce livre qui me vient de votre frère et que je vous apporte… et puis aus­si un œuf de Pâques… Comme à lui… j’ai pen­sé que cela vous ferait plai­sir… je l’ai vu autre­fois… avec la reine… 

Au nom de sa mère, deux larmes rou­lèrent sur les joues creuses de l’orphelin. 

Oh non ! il n’é­tait pas idiot, et ses yeux d’a­zur brillaient d’une intel­li­gence pré­coce ; et s’il ne par­lait pas, comme on l’a dit, c’est qu’il ne vou­lait pas parler. 

Il prit le Télé­maque, le feuille­ta, et je vis qu’il lisait ce qu’a­vait écrit son frère ; puis il sourit : 

— Gar­dez-le aus­si en sou­ve­nir de moi, me dit-il d’une voix très douce ; moi, je gar­de­rai votre œuf de Pâques… Pâques ! ajou­ta-t-il d’un ton rêveur, c’est presque mon anni­ver­saire… je suis né le jour de Pâques… j’ai sept ans. 

Sept ans, pauvre inno­cente vic­time de la bar­ba­rie des hommes ! 

— Mon­sei­gneur, que puis-je faire pour votre ser­vice ? Je suis petit, mais j’ai grand cœur… 

— Rien, mer­ci… priez seule­ment le bon Dieu pour que j’aille bien vite retrou­ver mon père et ma mère. 

Il tenait tou­jours le volume. 

— Avez-vous un crayon ? me deman­da-t-il tout à coup. 

J’en tirai un de ma poche. 

Alors, avec effort, car ses doigts étaient comme engour­dis, il tra­ça quelques mots. 

— Mer­ci, dit-il encore. 

Et voyant mon visage inon­dé de larmes, il s’ap­pro­cha de moi et m’embrassa.

Il m’embrassa ! Voi­là bien­tôt quatre-vingts ans de cela, Mon­sieur, mais je sens tou­jours sur ma vieille joue ridée les lèvres de ce fils de roi-mar­tyr, dont moi, humble pay­san, j’ai eu la der­nière caresse. 

Simon ren­trait. L’en­fant avait repris son masque impassible. 

— Eh bien ! il ne t’a pas man­gé, ce louveteau ? 

— Non, par­rain, répondis-je.

* * *

Le soir, quand je ren­trai au logis, où ma mère m’at­ten­dait bien inquiète, et que je lui racon­tai mon équi­pée, la chère femme trem­bla bien fort et essaya de me gron­der, mais s’ar­ra­ta aussitôt : 

— Après tout, tu as bien fait, Loui­sot ; c’est une brave action et qui te por­te­ra bonheur. 

Je l’ai cru, et je le crois encore, Mon­sieur ; et si mes affaires ont pros­pé­ré, si Dieu m’a béni dans mes enfants, je l’at­tri­bue à la pro­tec­tion des deux petits princes mar­tyrs dont moi, ché­tif, j’ai un ins­tant conso­lé la souffrance.

Arthure DOURLIAC.

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