JE pris le livre et l’examinai curieusement. C’était un Télémaque un peu fatigué, mais en bon état cependant ; il était orné de nombreuses gravures et portait les armes royales.
Comment ce volume rare et curieux entre tous, qui eût fait la joie d’un bibliophile, se trouvait-il entre les mains d’un obscur paysan, certainement incapable d’en apprécier la valeur ?
Sur le premier feuillet, je lus, non sans émotion, cette réponse à ma question :
« À Louis Simon, en remerciement de son œuf de Pâques. Louis DAUPHIN. »
Mai 1789.
Et au-dessus, tracée au crayon, d’une écriture à peine lisible, la même phrase :
« À Louis Simon, en remerciement de son œuf de Pâques. Louis DAUPHIN. »
Mai 1794.
Les noms des deux fils de Louis XVI, accolés ainsi à ce nom de Simon, l’éclairaient d’un éclat sinistre. Le vieux fermier était-il donc parent du bourreau de l’infortuné Louis XVI ?
— C’est une histoire du temps où j’étais petit garçon, Monsieur, me dit simplement le brave homme. Tel que vous me voyez, j’ai, bien certainement, eu les derniers sourires des deux dauphins.
Voici comment :
I
Pour lors, c’était un peu avant l’ouverture des États généraux, un dimanche de Pâques. Je jouais devant la porte de la ferme, où ma bonne mère venait d’apporter une corbeille de beaux œufs rouges, jaunes et bleus, qui faisaient l’admiration des gamins, lorsqu’en levant la tête, je vis devant moi une belle dame, à l’air imposant, accompagnant une petite voiture poussée par un grand laquais galonné, dans laquelle reposait un enfant de mon âge, mais si faible, si chétif, avec son visage pâle et son dos voûté, que des larmes en venaient aux yeux.

— Pourriez-vous me donner une tasse de lait ? demanda la belle dame à ma mère qui se confondait en révérences.
— Sans doute, Madame la reine. Vite, Louisot, des chaises, des bols.
Et maman courait tout affairée.
Moi, je restai là, bouche bée, regardant, saisi, la reine de France et de Navarre en simple robe de linon et en fichu croisé, appuyant son beau regard triste sur ce pauvre enfant royal condamné, hélas ! comme la monarchie.
Elle était venue sans suite, sans escorte, s’échappant de ce grand Versailles, dont l’étiquette lui pesait si lourdement, pour embrasser librement son fils installé à Meudon, dans l’espoir que l’air salubre rétablirait sa santé débile.
Et lui, ranimé par cette chère présence et aussi par le soleil printanier, qui mettait une poudre d’or aux beaux cheveux de Marie-Antoinette, il souriait à sa mère qu’il allait quitter, au ciel bleu qu’il allait bientôt habiter, et même à moi, gamin insouciant, dont il enviait peut-être tout bas les joues roses et les membres robustes.
— Comment t’appelles-tu ? me demanda-t-il.
— Louis.
— Comme moi et mon petit frère le dauphin… non, le duc de Normandie, reprit-il vivement en voyant la reine porter son mouchoir à ses yeux.
Il feuilletait machinalement un volume.
— Sais-tu lire ?
— Un peu.
— Voyons ?
J’épelais laborieusement : Té-lé-ma-que.
— Bon, dit-il en riant ; maman, il faudra l’envoyer à l’école de mon oncle de Provence.
Parce que, vous savez, il y avait, comme ça, à Trianon, une école pour rire, et c’était le comte de Provence, frère du roi, qui était le maître.
Puis, voyant que j’admirais les images, il se mit à me les expliquer, me parlant des Grecs, de la guerre de Troie, comme un vrai savant !
Maman apportait la collation, elle lui présenta, avec une belle révérence, un bol de lait bien crémeux.
— Je ne voudrais pas vous refuser, dit-il gentiment en y trempant ses lèvres, il est très bon, mais il faut m’excuser : je suis malade, ça ne passerait pas.
La chère femme était désolée et cherchait quoi offrir à ce pauvre petit prince, qui lui faisait si grand’pitié.
— Tenez, lui dit-il tout à coup, en désignant la corbeille d’œufs de Pâques, donnez-m’en un, cela me fera bien plaisir.
Maman se mit aussitôt à tout bouleverser pour trouver le plus beau…
— Non, je vais lui donner le mien, puisqu’il s’appelle aussi Louis, dis-je.
Faut savoir que sur mon œuf, d’un rouge éclatant, il y avait un grand L majuscule du plus bel effet, à mon avis.

Ce fut aussi celui du dauphin ; il battit des mains, et me tendant ses doigts amaigris :
— Tu es bien gentil de t’en priver pour moi, je ne l’oublierai pas.
Et il ne l’oublia pas, en effet, le cher petit ; un mois après, le même grand laquais qui roulait sa voiture, mais cette fois en livrée de deuil, vint m’apporter ce livre de la part de son jeune maître… qui, lui, était parti pour Saint-Denis où il ne devait même pas reposer tranquille, car, trois ans après, le jour de l’exécution de sa mère, on arrachait le cercueil du pauvre enfant royal de la vieille basilique et l’on jetait ses restes au vent avec ceux de ses ancêtres.
— Bon, voilà l’explication de ces lignes-là, père Simon, mais celles-là ?
Et je lui montrais celles signées du second dauphin.
II
— Pour celles-là, c’est un souvenir encore plus triste, Monsieur, car enfin le petit malade qui s’était arrêté à notre porte était entouré de soins, de serviteurs empressés ; rien n’avait manqué à ses derniers moments, et il avait pu dire avec vérité à sa mère qu’ « il n’avait pas d’autre chagrin que de la voir pleurer ».
Mais l’autre, pauvre martyr, jeté, dans une prison infecte, privé d’air, de nourriture, séparé de sa mère, de sa sœur, livré à cet affreux Simon dont j’ai la honte de porter le nom, celui-là avait raison de répondre à ceux qui, trop tard, hélas ! essayaient de le rappeler à la vie « Non, je veux mourir ! »
Faut vous dire que ma mère était fervente royaliste ; aussi, malgré le danger des dénonciations, avait-elle conservé pieusement dans l’armoire au linge ce volume du premier dauphin, et souvent, le soir, quand nos gens étaient couchés, assis tous deux dans la grande cheminée, elle me faisait lire les gazettes, car elle n’était pas habile à déchiffrer l’imprimé, la chère femme ! Et au récit des massacres, des atrocités, elle se signait d’une main tremblante et disait dévotement son chapelet pour les victimes de la Terreur.
Une, surtout, l’intéressait entre toutes, et je partageais son sentiment : c’était le pauvre petit prince enfermé au Temple, que, depuis la mort de son père, les Vendéens appelaient Louis XVII et que les Jacobins appelaient Louis Capet.
Et nous nous attendrissions en lisant aussi les écrits royalistes publiés sous le manteau et qui racontaient sa longue agonie.
— Et dire que son bourreau est un homme qui porte le nom de ton père… un homme qui a de son sang dans les veines… et qui s’est assis à notre table ! s’écriait ma mère indignée. Ah ! s’il y revenait jamais !
En effet, cet horrible cordonnier était un peu notre cousin et même mon parrain. Ce fut même ce titre qui me décida à tenter l’aventure que je vais vous conter.
III
Un matin donc — j’avais mûri mon projet toute la nuit, — je descendis au petit jour, sans que ma mère m’entendît ; j’allai à la vieille armoire et j’en tirai le Télémaque que je mis sous ma veste.

J’allais partir, mes sabots à ma main, quand, à la faible lueur de l’aurore, j’aperçus sur la table, devant mon assiette, un bel œuf bleu de roi (le rouge était une couleur odieuse) avec mon initiale en jaune.
C’est vrai ! c’était Pâques ; maman n’avait pas oublié la fête proscrite.
L’œuf alla rejoindre le volume et je me mis en route.
Il était midi lorsque, après avoir franchi sans encombre les portes de Paris (un enfant, ça passe partout !), j’arrivai devant le Temple élevant sa tour massive vers le ciel.
Hardiment, je passai devant le factionnaire.
— Eh bien ! eh bien ! où vas-tu donc, gamin ? Est-ce qu’on entre ici comme dans un moulin ?
— Je vais chez le citoyen Simon.
— Qu’est-ce que tu lui veux ?
— Je veux le voir ; c’est mon parrain.
— Tiens, le voilà justement, ton parrain, dit le soldat en me montrant un homme à figure patibulaire qui traversait la cour… et je ne t’en fais pas mon compliment, ajouta le brave homme en reprenant sa faction.
— Bonjour, parrain, m’écriai-je en me jetant dans les bras du cordonnier, qui me repoussa, du reste, assez brutalement.
— Qu’est-ce que tu veux, galopin ? gronda-t-il d’une voix enrouée.
— Comment ! tu ne reconnais pas ton filleul !… sans compter que tu lui as donné, paraît-il, un assez vilain nom.
— Eh ! c’est le petit Louis Simon.
— Oui, les camarades se moquent de moi, me traitent d’aristocrate parce que je m’appelle comme l’ancien roi.
— Ils ont raison.
— Merci bien, j’ai beau leur dire que ce n’est pas ma faute, mais celle de mon parrain, rien n’y fait.
— Tu n’as qu’à changer de nom.
— C’est ça que j’ai pensé ; mais la mère m’a dit : Ça ne serait pas honnéte pour le citoyen Simon ; il faut le consulter et lui demander, comme parrain, de choisir le nouveau nom de son filleul.
— C’est juste.
Ma petite fable n’était pas trop mal arrangée, et Simon, flatté de cette déférence, m’invita à déjeuner ; puis, au dessert :
— J’ai réfléchi à ta demande, garçon, elle démontre ton civisme ; en conséquence, pour remplacer le nom odieux d’un tyran, je te donne celui d’un homme qui a tué ses fils en haine de la royauté : je te nomme Brutus, et il n’y aura plus que des chouans pour rire de ce nom-là !
Je remerciai mon parrain de ce nouveau nom, et comme il prenait un trousseau de grosses clés que je lorgnais du coin de il se tourna tout à coup vers moi :
— Allons, suis-moi, Brutus, et tu pourras dire à tes camarades comment ton parrain traite la graine de tyran.
J’obéis, le cœur battant bien fort.
Enfin ! j’arrivais donc au but de mes désirs.

Simon ouvrit une porte, et j’aperçus, dans le coin d’un galetas sans nom, un petit garçon en haillons, assis, les mains jointes, sur un mauvais grabat, et récitant ses prières.
Ce spectacle exaspéra le cordonnier, et avec une imprécation de fureur il saisit une cruche pleine d’eau, et la jetant à la tête du pauvret :
— Tiens, Capet, voilà pour tes momeries !
Tremblant et grelottant sous cette douche glacée, le sang coulant de son front ouvert, l’enfant ne poussa pas une plainte, et ses traits gardèrent leur expression angélique.
J’étais bouleversé.
— Tiens, ajouta l’impitoyable bourreau en me prenant par le bras, vois-tu, ce garçon, Capet ? C’est un vrai sans-culotte, lui, il déteste les tyrans et a changé son nom de Louis pour Brutus. Veux-tu aussi t’appeler Brutus ?
Le petit prince ne répondit pas.
— Il devient tout à fait idiot, gronda son geôlier. Veux-tu répondre, louveteau !
Mais ni les coups ni les menaces ne parvenaient à le tirer de son mutisme et de sa morne stupeur.
Pour moi, ému jusqu’au fond de l’âme, j’avais fort à faire pour contenir mon indignation, et je commençais à désespérer de pouvoir parler au pauvre martyr quand soudain la voix de la citoyenne Simon se fit entendre au bas de l’escalier.
— Vite, Simon ! on te demande à la Commune !
Ce mot de Commune troublait les tètes les plus solides : la terrible assemblée, d’un mot, les faisait si vite rouler dans le panier ! Aussi ne songeant plus à moi, mon parrain s’élança au dehors et, dans sa précipitation, m’enferma avec le prisonnier.
J’eus peine à réprimer un cri de joie, et me jetant aux pieds du dauphin :
— Monseigneur, je ne suis pas un affreux sans-culotte, lui dis-je très vite en baisant ses petites mains glacées ; j’ai pris ce moyen pour arriver à vous : la preuve, c’est ce livre qui me vient de votre frère et que je vous apporte… et puis aussi un œuf de Pâques… Comme à lui… j’ai pensé que cela vous ferait plaisir… je l’ai vu autrefois… avec la reine…

Au nom de sa mère, deux larmes roulèrent sur les joues creuses de l’orphelin.
Oh non ! il n’était pas idiot, et ses yeux d’azur brillaient d’une intelligence précoce ; et s’il ne parlait pas, comme on l’a dit, c’est qu’il ne voulait pas parler.
Il prit le Télémaque, le feuilleta, et je vis qu’il lisait ce qu’avait écrit son frère ; puis il sourit :
— Gardez-le aussi en souvenir de moi, me dit-il d’une voix très douce ; moi, je garderai votre œuf de Pâques… Pâques ! ajouta-t-il d’un ton rêveur, c’est presque mon anniversaire… je suis né le jour de Pâques… j’ai sept ans.
Sept ans, pauvre innocente victime de la barbarie des hommes !
— Monseigneur, que puis-je faire pour votre service ? Je suis petit, mais j’ai grand cœur…
— Rien, merci… priez seulement le bon Dieu pour que j’aille bien vite retrouver mon père et ma mère.
Il tenait toujours le volume.
— Avez-vous un crayon ? me demanda-t-il tout à coup.
J’en tirai un de ma poche.
Alors, avec effort, car ses doigts étaient comme engourdis, il traça quelques mots.
— Merci, dit-il encore.
Et voyant mon visage inondé de larmes, il s’approcha de moi et m’embrassa.
Il m’embrassa ! Voilà bientôt quatre-vingts ans de cela, Monsieur, mais je sens toujours sur ma vieille joue ridée les lèvres de ce fils de roi-martyr, dont moi, humble paysan, j’ai eu la dernière caresse.
Simon rentrait. L’enfant avait repris son masque impassible.
— Eh bien ! il ne t’a pas mangé, ce louveteau ?
— Non, parrain, répondis-je.
* * *
Le soir, quand je rentrai au logis, où ma mère m’attendait bien inquiète, et que je lui racontai mon équipée, la chère femme trembla bien fort et essaya de me gronder, mais s’arrata aussitôt :
— Après tout, tu as bien fait, Louisot ; c’est une brave action et qui te portera bonheur.
Je l’ai cru, et je le crois encore, Monsieur ; et si mes affaires ont prospéré, si Dieu m’a béni dans mes enfants, je l’attribue à la protection des deux petits princes martyrs dont moi, chétif, j’ai un instant consolé la souffrance.
Arthure DOURLIAC.
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