Après avoir été, à Montmartre, le curé du Moulin-Rouge, je suis devenu, à Saint-François-de-Sales, le curé de l’Hospitalité de Nuit.
C’est là, dans cette maison, née du cœur des catholiques, que chaque soir, lentement, tristement, pas à pas, arrivent les vaincus de la vie, pour trouver un matelas, du pain, et un peu d’oubli…
C’est pourquoi, après les quatorze retraites paroissiales, j’ai voulu que les « clochards » de chez moi aient, eux aussi, leur retraite à eux, où ils entendraient le langage qu’ils comprennent, et des paroles qui leur feraient du bien.
Ce sera mon dernier coup de canon.
J’ai précisément, dans mon clergé, un brave prêtre savoisien qui a beaucoup voyagé en Terre Sainte, et qui avec son cœur et une barbe magnifique, est tout à fait l’homme de la situation.
Le directeur de l’Hospitalité semble un peu inquiet, car, avec les événements, il y a pas mal de « fortes têtes », ce soir-là, dans la maison.
Mon vicaire le rassure.
— Tout ira bien… Je vais leur prêcher la Passion.
— La Passion… ? Vous n’y pensez pas !…
— Mais oui… la Passion…
Et il pousse la porte.
Vision unique d’humanité.
Je voudrais que tous les provinciaux, qui rêvent des grandes villes, puissent voir ici un des envers du décor.
Grande salle rectangulaire. Relents d’habits miteux, de sueur, de tabac — et quel tabac ! — de vinasse et d’alcool…
Là, sur des bancs très bas, sont assis des centaines d’hommes de tout âge, de toute profession, de toute langue….
Ex omni natione quae sub cælo est…
Tignasses mal peignées… barbes hirsutes, vêtements en lambeaux… Tout cela plus ou moins habité…
Le premier que j’aperçois, c’est mon ancien gardien du chantier de Sainte-Odile… brave homme dont j’ai dû me séparer, parce qu’il ne gardait rien du tout.
L’un montre ses semelles percées et il dit sentencieusement : « Je marche sur mes tiges !… » mais une bouteille de « rouge » sort, à moitié, de sa poche.
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Par une nuit froide de décembre, le mistral souffle. Je descends de ma chambre et que vois-je ? La crèche illuminée par une douce lumière émanant des santons. Je me tiens coite et j’attends, fixant les yeux sur cette crèche pourtant familière que je ne reconnais plus. Qu’a-t-elle changé ? Rien, seulement cette lumière. Tiens, on dirait qu’elle transforme les personnages. Ils sourient et semblent vivants. Je m’enhardis à leur parler. Voyant l’ange joufflu qui bat des ailes, je lui demande :
— « D’où viens-tu petit ange ? »
Mais que se passe-t-il ? Il me répond :
— « Je viens du ciel et j’ai pour nom Bouffareo. On m’a appelé ainsi parce que j’ai de grosses joues à force de souffler dans ma trompette. Dieu m’a envoyé sur terre pour sonner de mon instrument à la naissance de son Fils. Mais je n’ai pas bien chaud avec mes seules ailes pour me couvrir.
— Je peux te donner ma polaire. »
L’ange, recouvert, soupira d’aise. Pour me remercier, il m’emmène voir la Sainte Vierge. Oh ! Quel émotion ! Pensez donc, entrer dans la crèche, discuter avec un ange, l’aider et, pour couronner le tout, rencontrer Notre-Dame, c’est quelque peu exceptionnel. Mais la bonne Dame du ciel me met tout à fait à l’aise :
— « Entre donc ! Tu m’as l’air frigorifiée
— Mais Notre-Dame…
— Je ne suis pas plus Notre-Dame que tu es Esther. Appelle-moi Marie, comme tout le monde.
— Si vous me le demandez, je suis bien forcé de vous obéir.
— Pourquoi me vouvoies-tu ? Suis-je une personne si respectable ?
— Bien sûr puisque tous les catholiques vous prient.
— Ah ! Je comprends. Tu est l’élue du siècle.
— L’élue du siècle ?
— Oui, chaque siècle, une âme pure à le privilège d’entrer dans la crèche pour une nuit. Tu as choisi la nuit de Noël par chance. Tu verras la naissance de mon Fils. Mais puis-je te demander un service ?
— Oui, assurément.
— Alors va chercher le bœuf et l’âne que requiert la tradition. »
Je pars chercher les deux animaux et les trouve facilement.
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« Père, ne permettez pas qu’il meure ! »
Félix s’avançait en effet, tremblant encore d’indignation ; ses mains, dans un mouvement machinal, froissaient sa toge. Pauline se jeta à ses pieds.
— Mon père, cria-t-elle, pitié ! Ne permettez pas qu’il meure !
— Sous ses yeux, j’ai fait exécuter Néarque, répondit Félix d’une voix sombre. J’espère que le supplice de cet ami le rendra à la raison. Je le souhaite.
— Ah ! mon père, fit Pauline en sanglotant, vous savez combien les chrétiens sont fidèles à leur erreur. Jamais un reniement devant les tourments les plus affreux. Vous connaissez l’âme de Polyeucte : elle est incapable d’une lâcheté. S’il est venu au temple, s’il a blasphémé, brisé les dieux, ce n’est pas pour changer de croyance en une seconde. Mon père, je vous demande sa grâce. Intercédez pour lui auprès de Decius !…
— Tais-toi, ma fille, tu ne sais ce que tu me demandes. Decius hait les chrétiens. Ses ordres à leur sujet sont impitoyables. Ce sont des rebelles impies qu’il faut détruire. Et je me nuirais, et je me rendrais suspect aux yeux de l’empereur, si je prenais sur moi de pardonner un semblable crime. Tout ce que j’ai pu faire, je l’ai fait : Néarque a été supplicié. Quel exemple ! Albin, comment est mort l’impie ?
— Avec courage, Seigneur. Jusqu’au dernier moment, il a glorifié son Dieu et blasphémé les nôtres.
— Et Polyeucte ?
À ce nom, Pauline, qui sanglotait, embrassa de nouveau les genoux de son père.
— Polyeucte ? fit le soldat. Hélas ! on a dû l’arracher de l’échafaud et l’empêcher de se précipiter sous le glaive. Sa force tenait du miracle.
— Mon père, dit Pauline d’une voix brisée, vous ne pourrez lui faire sitôt reconnaître son erreur. Dans cette âme exaltée par ces terribles moments, quelle parole de raison pourrait jeter sa semence ? Je vous en conjure, au nom de ma soumission parfaite envers vous, par tout ce que j’ai souffert pour vous obéir et sacrifier à mon devoir de fille l’attachement que j’avais pour Sévère, laissez-moi l’époux que vous m’avez donné ! Je l’ai payé si cher !
— Que veux-tu que je fasse ? C’est sur lui, c’est sur son cœur opiniâtre qu’il te faut essayer tes supplications et tes larmes. On va l’amener ici, car le peuple est dans un tel tumulte que j’ai craint de lui voir forcer la prison. Moi-mème, je vais essayer d’agir sur Polyeucte par la crainte ; toi, Pauline, trouve dans son amour le levier de sa raison. Va !
Et pendant que Pauline s’éloignait, soutenue par Stratonice, Félix, sombre, les yeux au sol, écoutait les pensées contradictoires qui se partageaient son esprit : sa pitié, sa tendresse pour sa fille, sa colère d’avoir été ainsi bafoué aux regards de tous, sa crainte que Sévère, comme envoyé de Rome, ne fit sur son compte un rapport défavorable, un reste d’attachement pour son gendre venaient tour à tour le pousser vers l’indulgence ou la rigueur. Et parfois se faisait jour dans l’orage de cette âme une pensée que Félix cherchait en vain à étouffer : Polyeucte mort, Sévère ne pourrait-il pas épouser Pauline ? Que d’appuis alors, que de faveurs pour le gouverneur de l’Arménie
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’ÉTAIT en l’année 250. Decius régnait dans Rome, et les légions victorieuses campaient jusqu’à la mer Noire. Des gouverneurs romains faisaient respecter dans toutes les colonies les lois de l’empire et sévissaient avec rigueur contre les moindres tentatives de trouble.
Félix, issu d’une ancienne et noble famille romaine, avait été nommé au gouvernement de l’Arménie. C’était un homme assez habile et qui avait su, par souplesse plutôt que par talent, se faire bien voir des grands de l’empire. Ne pas déplaire aux puissants était sa constante préoccupation, ainsi que le soin de sa fortune. Une seule chose, toutefois, balançait cette pensée intéressée dans son cœur, c’était sa tendresse pour sa fille, Pauline. Mais il faut ajouter que cette tendresse n’aurait pas été assez forte pour le faire renoncer à un profit sérieux.
Et il venait de prouver cette inégalité de ses sentiments un peu avant son départ pour l’Arménie.
Le mariage de Pauline
En effet, le visage et les vertus adorables de Pauline avaient inspiré un profond amour à un chevalier romain, un des plus braves officiers de Decius. Ce chevalier se nommait Sévère. Il avait l’estime générale pour la bravoure et la générosité de son caractère, et toutes les jeunes filles romaines rêvaient de ce beau guerrier. Pauline avait fait comme ses compagnes, et bientôt le respectueux attachement qu’elle sentait pour elle dans l’âme de Sévère lui avait mis au cœur, en retour, une vive tendresse.
Mais Sévère avait peu de fortune. Aussi quand il hasarda sa demande auprès du père de Pauline, reçut-il un refus très sec. Félix ne voulait pas pour gendre de cet officier d’un certain renom sans doute, mais sans guère d’autre bien que son courage. Et pour décourager tout à fait Sévère dans ses espérances, il demanda et obtint le gouvernement d’Arménie. Il se flattait de trouver dans cette riche colonie un parti brillant pour sa fille. Et en effet, à peine arrivée à Mélitène, la belle Pauline se vit recherchée par Polyeucte, un des chefs de la noblesse arménienne et dont la fortune était considérable. Celui-ci demanda la jeune fille en mariage. Félix vit surtout dans cette union la possibilité d’asseoir plus solidement sa propre situation en Arménie, et il accorda sa fille à Polyeucte. Entre temps, la nouvelle de la mort de Sévère était parvenue jusqu’à Mélitène, et Pauline, secrètement, avait gémi sur cette fin de ses premiers rêves. Puis, comme le devoir parlait toujours dans son cœur plus haut que la passion, elle s’était efforcée de ne plus penser qu’à l’époux que venait de lui choisir son père, de ne plus chérir que lui.
Or, Polyeucte était un homme de si haute vertu et d’un cœur si aimable que ce fut chose facile pour Pauline que d’avoir envers lui les sentiments qu’il méritait ; et, en ce jour de janvier où sous le ciel si doux de l’Arménie, sur ses pentes verdies d’oliviers, éclosaient les corolles neigeuses des narcisses, dans une des galeries du palais du gouverneur, Pauline, appuyée au bras de son époux, cherchait à retenir celui-ci auprès d’elle.
— Ne sortez pas, lui disait-elle, non, pas aujourd’hui. J’ai fait un rêve si horrible que j’en suis pas restée toute troublée. Je vous ai vu mort. Quelle douleur ! Ne sortez pas.
Polyeucte plaisanta la jeune femme sur sa croyance aux songes, « divagations sans fondement de l’esprit », selon lui ; mais Pauline ne souriait pas et restait craintive, tout entière aux sombres images qui avaient hanté sa nuit.
À ce moment, un seigneur arménien, ami de Polyeucte, apparut dans la galerie. Il fronça le sourcil en voyant avec quelle ardeur Pauline suppliait Polyeucte de renoncer à sortir et combien Polyeucte paraissait faiblement se défendre contre cette douce tyrannie. Profitant d’un instant où Pauline s’était éloignée pour donner quelque ordre, il en fit la remarque à son ami.
« Désiré Prodhomme, tonnelier en tout genre, fait ce qui concerne la boissellerie ; bat les tapis, sa femme aussi. »
Je revois la pancarte de bois brut, sur laquelle était peinte, du bout d’un pinceau malhabile, cette énumération des métiers de monsieur et de madame Désiré Prodhomme. Elle servait de fronton à une vieille porte, ouverte sur une cour aussi vieille, à l’extrémité d’un faubourg. La giroflée, sur l’arête du mur, rembourrée de terre et de mousse, poussait comme dans une plate-bande. Et, de l’autre côté, parmi les barriques vides, les paquets de cercles, les planches de fin châtaignier,les bottes d’osier qui trempaient clans une cuve, maître Prodhomme tournait, sifflait, cognait, varlopait, rabotait ou limait, tâchant de gagner la vie de ses huit enfants, celle de sa femme et la sienne.
Cela faisait dix, sans parler d’une chatte blanche qui mangeait presque comme une personne, et il n’était pas facile, avec la tonnellerie et même la boissellerie, de nourrir tant de monde. Aussi, lorsque le phylloxéra, l’oïdium et le reste des ennemis de la vigne, buvaient, dans leur verjus, les vendanges voisines ; lorsque de mauvaises récoltes empêchaient les fermiers d’acheter un boisseau neuf et les marchands de marrons de se fournir d’un nouveau litre, il allait battre les tapis. Il les battait sur la route en plein vent, les jetant à cheval sur une corde tendue entre deux arbres. Et comme il avait l’honneur de battre les tapis de fête de la cathédrale et le rouleau de haute laine qui traversait toute l’église, les jours de grands mariages, et les carpettes de plusieurs familles connues, sa femme l’aidait. D’où la pancarte.
Celle-ci était destinée à se modifier, puis à disparaître. Le premier qui y porta la main, ce fut Désiré, non pas le père, mais le fils unique, un petit, qui avait une sœur aînée et six sœurs cadettes, et qu’on gâtait, précisément parce qu’on ne gâtait pas les autres, et pour une autre raison encore. Il avait de la voix. Un jour, en portant un vinaigrier, un vrai bijou de tonnellerie, chez un chanoine, il avait dit : « Merci monsieur », à l’abbé qui lui donnait dix sous. Ce « merci monsieur » avait fait sa fortune. Le chanoine s’était écrié :
« Répète merci.
— Merci, monsieur.
— Répète encore. Tu as une voix d’ange ! »
L’enfant avait ri, d’un rire qui montait indéfiniment, plus clair que le tintement d’un verre de Bohême, plus perlé qu’une chanson de rouge-gorge.
L’abbé, enthousiasmé, l’avait, huit jours après, fait entrer dans la maîtrise de la cathédrale. Là, Désiré apprit à solfier, à connaître les clefs, les notes, à distinguer les dièses d’avec les bémols et à feuilleter convenablement, pour y trouver l’office du jour, les gros antiphonaires reliés en double cuir et garnis de fer aux angles. Pour l’expression, — chose admirable, au dire du maître de chapelle, — on n’eut pas besoin de la lui enseigner ; il la rencontrait tout seul, sans la chercher.
Le Chapitre était ravi. Les plus vieux chanoines ne se souvenaient pas d’avoir entendu une voix d’enfant de chœur pareille à celle de Désiré. Dieu sait pourtant qu’ils n’étaient pas jeunes, les plus vieux du Chapitre, et que, pour eux, le sacre de Charles X pouvait reprendre encore les couleurs de la vie. Les derniers promus opinaient de la barrette. C’était, quand paraissait le fils du tonnelier, un sourire discret et paternel, tout autour des pupitres en demi-cercle, une attente déjà charmée. Quand Désiré lançait les premières notes de l’antienne, cela devenait de la joie. Quelques-uns étaient poètes sans le dire. D’autres étaient saints sans le savoir. Tous s’accordaient secrètement à penser qu’une telle musique n’avait rien de la terre. Des lueurs qui descendaient d’un vitrail et se posaient sur la tête du petit donnaient à croire que les bienheureux souriaient aussi dans les verrières.
Avec les amis, les profits lui venaient : une collation offerte à la Pentecôte par le maître de chapelle, flatté des compliments qu’on lui faisait de son élève ; une casquette de laine tricotée par une vieille fille, en souvenir d’une messe de Gounod, où Désiré avait merveilleusement tenu une première partie ; de menues pièces blanches données par des curés de la ville, ou des chanoines du Chapitre qui dirigeaient, le soir, en petit comité l’exécution d’un O salutaris ou d’un Regina cœli de leur composition. Les gains triplèrent quand la renommée de cet artiste de douze ans se fut répandue dans le monde et qu’on lui demanda de chanter aux messes de mariage.