Le martyr de Polyeucte

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Temps de lec­ture : 17 minutes

« Père, ne permettez pas qu’il meure ! »

Félix s’a­van­çait en effet, trem­blant encore d’in­di­gna­tion ; ses mains, dans un mou­ve­ment machi­nal, frois­saient sa toge. Pau­line se jeta à ses pieds. 

— Mon père, cria-t-elle, pitié ! Ne per­met­tez pas qu’il meure !

— Sous ses yeux, j’ai fait exé­cu­ter Néarque, répon­dit Félix d’une voix sombre. J’es­père que le sup­plice de cet ami le ren­dra à la rai­son. Je le souhaite. 

— Ah ! mon père, fit Pau­line en san­glo­tant, vous savez com­bien les chré­tiens sont fidèles à leur erreur. Jamais un renie­ment devant les tour­ments les plus affreux. Vous connais­sez l’âme de Poly­eucte : elle est inca­pable d’une lâche­té. S’il est venu au temple, s’il a blas­phé­mé, bri­sé les dieux, ce n’est pas pour chan­ger de croyance en une seconde. Mon père, je vous demande sa grâce. Inter­cé­dez pour lui auprès de Decius !… 

— Tais-toi, ma fille, tu ne sais ce que tu me demandes. Decius hait les chré­tiens. Ses ordres à leur sujet sont impi­toyables. Ce sont des rebelles impies qu’il faut détruire. Et je me nui­rais, et je me ren­drais sus­pect aux yeux de l’empereur, si je pre­nais sur moi de par­don­ner un sem­blable crime. Tout ce que j’ai pu faire, je l’ai fait : Néarque a été sup­pli­cié. Quel exemple ! Albin, com­ment est mort l’impie ? 

— Avec cou­rage, Sei­gneur. Jus­qu’au der­nier moment, il a glo­ri­fié son Dieu et blas­phé­mé les nôtres. 

— Et Polyeucte ? 

À ce nom, Pau­line, qui san­glo­tait, embras­sa de nou­veau les genoux de son père.

— Poly­eucte ? fit le sol­dat. Hélas ! on a dû l’ar­ra­cher de l’é­cha­faud et l’empêcher de se pré­ci­pi­ter sous le glaive. Sa force tenait du miracle. 

— Mon père, dit Pau­line d’une voix bri­sée, vous ne pour­rez lui faire sitôt recon­naître son erreur. Dans cette âme exal­tée par ces ter­ribles moments, quelle parole de rai­son pour­rait jeter sa semence ? Je vous en conjure, au nom de ma sou­mis­sion par­faite envers vous, par tout ce que j’ai souf­fert pour vous obéir et sacri­fier à mon devoir de fille l’at­ta­che­ment que j’a­vais pour Sévère, lais­sez-moi l’é­poux que vous m’a­vez don­né ! Je l’ai payé si cher ! 

— Que veux-tu que je fasse ? C’est sur lui, c’est sur son cœur opi­niâtre qu’il te faut essayer tes sup­pli­ca­tions et tes larmes. On va l’a­me­ner ici, car le peuple est dans un tel tumulte que j’ai craint de lui voir for­cer la pri­son. Moi-mème, je vais essayer d’a­gir sur Poly­eucte par la crainte ; toi, Pau­line, trouve dans son amour le levier de sa rai­son. Va ! 

Et pen­dant que Pau­line s’é­loi­gnait, sou­te­nue par Stra­to­nice, Félix, sombre, les yeux au sol, écou­tait les pen­sées contra­dic­toires qui se par­ta­geaient son esprit : sa pitié, sa ten­dresse pour sa fille, sa colère d’a­voir été ain­si bafoué aux regards de tous, sa crainte que Sévère, comme envoyé de Rome, ne fit sur son compte un rap­port défa­vo­rable, un reste d’at­ta­che­ment pour son gendre venaient tour à tour le pous­ser vers l’in­dul­gence ou la rigueur. Et par­fois se fai­sait jour dans l’o­rage de cette âme une pen­sée que Félix cher­chait en vain à étouf­fer : Poly­eucte mort, Sévère ne pour­rait-il pas épou­ser Pau­line ? Que d’ap­puis alors, que de faveurs pour le gou­ver­neur de l’Arménie

— Tais-toi, pen­sée lâche et vile, hor­rible ambi­tion ! se disait Félix en frap­pant sa poi­trine de son poing. Je suis juge. Les dieux et mon devoir envers l’empereur me veulent impar­tial. Je veux essayer de réduire cet impie par l’ef­froi de la mort. Et s’il résiste !… 

Félix ne se for­mu­la pas à lui-même sa pen­sée san­glante. On ame­nait le prisonnier. 

Pen­dant une heure il essaya sur Poly­eucte l’ef­fet de la crainte et de la pen­sée du sup­plice. Vai­ne­ment. Il n’eut pour réponse qu’un sou­rire de dédain ou des paroles d’i­ro­nie. Poly­eucte regar­da sans frayeur les ins­tru­ments de mort teints encore du sang de Néarque, et à l’ex­pres­sion de ses yeux on pou­vait com­prendre que la mort lui fai­sait envie, non horreur. 

Polyeucte face à Pauline

Mais lorsque Félix céda la place à Pau­line, quand le pri­son­nier vit paraître sa femme éplo­rée et sup­pliante, alors dans son cœur il adres­sa à Dieu une ardente prière, s’en­cou­ra­geant à mépri­ser les joies du monde pour n’at­teindre que celles du ciel, à se gar­der contre les charmes pas­sa­gers des créa­tures pour don­ner son cœur à la seule éter­nelle perfection. 

Et l’es­prit pro­phé­tique élar­gis­sant sa pen­sée, il voyait le monde chré­tien flo­ris­sant, déli­vré de ses enne­mis et rayon­nant à jamais du sang de tous ses martyrs. 

Cepen­dant Pau­line s’é­tait appro­chée de son époux. Elle cher­chait à remettre en lui l’a­mour de la vie ; elle lui par­lait de l’an­cien­ne­té de sa race, de ses grandes actions, de l’af­fec­tion du peuple armé­nien, de tout ce qui aupa­ra­vant avait pu mettre dans le regard de Poly­eucte une lueur de fierté. 

— Votre vie, lui disait-elle, ne vous appar­tient pas à vous seul. Vous la devez à l’empereur, au bien public. 

— C’est vrai, fit Poly­eucte, mais je la dois bien plus encore au Dieu qui me la donne. 

— Eh bien ! s’é­cria Pau­line, ado­rez-le ce Dieu, si cela vous plaît, mais faites-le tout bas ou atten­dez pour crier tout haut votre foi que Sévère ait quit­té Mélitène. 

— Quoi, feindre, quand on a le bon­heur d’être chré­tien ! Non, non, je dois pro­cla­mer cette ivresse et crier à tous : « Ado­rez le vrai Dieu ! »

— Cruel ! fit Pau­line en lais­sant cou­ler ses larmes, est-ce là tout l’a­mour que m’ont pro­mis tes ser­ments ? À cette heure où la mort s’ap­proche pour te prendre à ta femme, est-ce là tout ton adieu ? Pas une larme, pas un sou­pir ? T’ai-je donc tant don­né lieu de regret­ter notre hymen ? 

Poly­eucte ne put rete­nir un gémis­se­ment. Des pleurs jaillirent de ses yeux ; ses bras se ten­dirent vers Pau­line ; mais, par un suprême effort de volon­té, il se contint et répon­dit doucement : 

— Oui, je pleure, mais c’est de ne pou­voir tou­cher votre cœur des beau­tés de la foi. Mon Dieu, faites que mon sup­plice, mon exemple, l’a­mènent à vous, à son tour. Elle a trop de ver­tus pour n’être pas chrétienne. 

— Quoi, fit Pau­line avec indi­gna­tion, non content de me quit­ter, tu vou­drais me séduire ? 

— Je veux vous conduire au ciel. 

— Ingrat ! Tu ne m’as jamais aimée. 

Poly­eucte pâlit ; il allait répondre quand un pas reten­tit dans la gale­rie : c’é­tait Sévère à qui le pri­son­nier avait fait deman­der une entre­vue quelques ins­tants auparavant. 

Il s’a­van­ça. Pau­line l’a­per­çut et se mépre­nant sur sa visite, elle lui dit avec colère : 

— Vous venez insul­ter un malheureux ?

— Non, se hâta de dire Poly­eucte, j’ai prié Sévère de venir me voir. Je vou­lais, Pau­line, vous confier à lui. Sei­gneur, ajou­ta-t-il en se tour­nant vers le che­va­lier romain, mon union a fait taire l’a­mour que vous aviez l’un pour l’autre. Que ma mort vous unisse. Vivez heu­reux ensemble et mou­rez chré­tiens comme moi, c’est là tout mon sou­hait. Gardes, menez-moi à la mort, je n’ai plus rien à dire ! 

Et Poly­eucte, pré­cé­dant ses gardes, se diri­gea vers la pri­son que Félix lui avait assi­gnée dans son palais pour le sous­traire à tout mou­ve­ment du peuple en sa faveur. 

— Sévère, fit Pau­line au che­va­lier qui ne cachait pas son éton­ne­ment de l’ac­tion de Poly­eucte, ni sa joie, je veux que vous sachiez le fond de ma pen­sée. Mon époux va mou­rir. Soyez géné­reux, sau­vez-le. Employez pour lui toute la faveur que l’empereur vous accorde. L’ef­fort que je vous demande est grand, mais digne de vous. Il n’est pas pos­sible que dans votre âme si noble ait pu ger­mer cette pen­sée de pro­fi­ter de sa mort. S’il en était ain­si, je pré­fé­re­rais le plus affreux sup­plice à l’in­fa­mie d’u­nir mon sort au sort de celui, qui, pou­vant sau­ver Poly­eucte, ne l’au­rait pas fait. 

Et Pau­line s’é­loi­gna sans tour­ner la tête.

La noblesse d’âme

Sévère, demeu­ré seul, réflé­chit lon­gue­ment. Il sou­rit avec amer­tume : son des­tin était-il donc tel que chaque fois qu’il croyait tenir le bon­heur entre ses mains, celui-ci le fuyait ? Ain­si, il devait à pré­sent obte­nir la vie de son rival et lui redon­ner Pau­line ? Pas un ins­tant la pen­sée d’une défa­veur pos­sible auprès de Decius dans le fait pour lui de défendre un chré­tien ne s’ar­rê­ta dans son esprit. Sévère avait la fier­té de sa valeur. Decius savait ce que valait le secours de son bras. D’ailleurs, il n’au­rait pas de honte à sau­ver un chré­tien. La mul­ti­tude des dieux romains emplis­sait sa pen­sée de doute. Tous ces empe­reurs divi­ni­sés mal­gré leurs crimes et leurs abus de pou­voir met­taient en lui plus que de la méfiance. Il voyait, comme tous les esprits aver­tis de Rome, dans ces croyances publiques, un moyen poli­tique employé par le pou­voir pour peser sur le peuple et le conte­nir. Les chré­tiens avec leur Dieu unique satis­fai­saient davan­tage sa rai­son, et la pure­té de leurs vies, la dou­ceur de leurs mœurs pen­dant la paix, leur cou­rage pen­dant la guerre l’é­mou­vaient singulièrement. 

Déci­dé à défendre Poly­eucte de tout son pou­voir, il se ren­dit auprès de Félix. Celui-ci fut fort éton­né en enten­dant Sévère lui deman­der la vie de son rival. La noblesse d’âme du che­va­lier romain ne pou­vait être com­prise par cette pen­sée domi­née par l’in­té­rêt et le calcul. 

Félix vit, dans cette démarche de Sévère, dans les prières et les menaces que celui-ci employa tour à tour pour le tou­cher, une suprême adresse et une feinte. Il crut que Sévère, après avoir obte­nu la grâce de Poly­eucte, irait s’en ser­vir contre lui auprès de l’empereur et lui mon­trer que bien à tort il don­nait sa confiance à des hommes faciles à inti­mi­der. Il prê­ta à ce vaillant homme de guerre les détours et les ruses du vieux cour­ti­san, et il se fit sourd à toute représentation. 

L’heure du martyr

Cepen­dant, res­té seul avec sa pen­sée, et avant de faire don­ner le coup mor­tel à son gendre, une der­nière lueur de pitié vint naître en lui. Il réso­lut d’es­sayer encore son propre pou­voir sur le cœur de Poly­eucte et la puis­sance de sa ruse et, pour la der­nière fois, il fit ame­ner devant lui le prisonnier. 

— Aimes-tu donc si peu la vie, mal­heu­reux, lui dit-il, que tu la donnes au bour­reau avec cette faci­li­té, ou bien la loi des chré­tiens vous ordonne-t-elle d’a­ban­don­ner les vôtres ? Étrange loi. Je vou­drais la connaître. 

En enten­dant ces mots, Poly­eucte regar­da Félix avec sur­prise. Jus­qu’a­lors celui-ci n’a­vait eu pour lui que des menaces. Et main­te­nant, il lui par­lait avec dou­ceur, sans sar­casmes pour sa foi. 

— Je ne sais, lui répon­dit-il, si vrai­ment vous êtes curieux de connaître la foi chré­tienne, mais je serais heu­reux de pen­ser que ma mort vous fera peut-être réflé­chir sur ce que vous appe­lez une secte impie. 

— Ta vie me serait plus utile que ta mort pour m’ins­truire dans ta foi et me ser­vir de guide, fit vive­ment Félix, et ain­si je ne répan­drais plus le sang chrétien. 

— Vou­lez-vous donc vrai­ment vous appro­cher du bap­tême ? deman­da Poly­eucte avec un reste de défiance. 

— Seule, la pré­sence de Sévère m’en empêche. Si tu avais vou­lu feindre jus­qu’à son départ… 

— Un chré­tien ne craint et ne dis­si­mule rien. 

— Et cepen­dant ton Dieu ne te consi­dé­re­ra-t-il pas comme cou­pable lorsque, en te rece­vant, il pour­ra te dire : « Pour­quoi avoir renon­cé à gagner l’âme de Félix ? » 

— La grâce est un don du ciel, dit Poly­eucte avec fer­me­té, et non de la rai­son. J’ob­tien­drai plus sûre­ment votre conver­sion là-haut, par mes prières, que dans tous mes dis­cours humains. 

En trou­vant devant sa ruse cette résis­tance sans fai­blesse, Félix ne sut feindre plus long­temps ; il reprit le ton de la menace sans d’ailleurs ébran­ler Poly­eucte davantage. 

Pauline supplie son père d'épargner Polyeucte

Ce fut à ce moment que Pau­line qui cou­rait, pleine d’an­goisse, à tra­vers le palais, s’ap­pro­cha en hâte, en enten­dant les voix de son père et de son époux. 

— N’ob­tien­drai-je aucune pitié de vos cœurs ? fit-elle en tor­dant ses mains. 

— Vivez avec Sévère, répon­dit dou­ce­ment Poly­eucte, ou par­ta­gez ma foi. Si vous n’êtes pas chré­tienne, je ne vous connais plus… Et main­te­nant, Félix, c’est assez lut­ter, accor­dez-moi la mort. 

— Mon père, s’é­cria dou­lou­reu­se­ment Pau­line en se traî­nant à genoux aux pieds de Félix, s’il est insen­sé, vous êtes rai­son­nable, et vous êtes mon père ! Vous ne pou­vez vou­loir la mort de votre fille, car je mour­rai avec lui et les dieux trou­ve­ront injuste un châ­ti­ment qui entraî­ne­rait une mort inno­cente. Oh ! mon père, quand on sépare deux cœurs unis par un aus­si fort lien, on les brise. Ayez pitié, mon père, mon père !… 

À cet, appel déchi­rant, le cœur de Félix fut tou­ché. Et ser­rant contre lui sa fille pros­ter­née, il se tour­na vers Polyeucte : 

— Mal­heu­reux, lui dit-il avec émo­tion, es-tu sourd à toutes les voix et peux-tu voir cou­ler tant de larmes sans en être meur­tri ? Veux-tu que je te demande à genoux, unis­sant pour te prier mon ami­tié à son amour, de renon­cer à ta folle erreur ? 

— Ruses de l’en­fer, s’é­cria Poly­eucte levant les yeux au ciel dans une ardente prière, vous essayez, par tous les moyens, de bri­ser mon cœur, de l’a­me­ner à renon­cer à son bien idéal. Assez ! la terre ne peut rien m’of­frir. Tout y est sans joie et sans durée. Je n’a­dore qu’un Dieu, maître de l’u­ni­vers. Tous les autres, tous ceux que vous hono­rez chaque jour —idoles infâmes que vous osez nom­mer « dieux »— ceux-là doivent dis­pa­raître dans le néant. J’ai pro­fa­né leur temple, j’ai bri­sé leurs autels, et si je le pou­vais, je le ferais encore, même devant l’empereur !

Félix pous­sa un cri de fureur. 

— Adore les dieux ! fit-il mena­çant et ter­rible, adore-les ou meurs ! 

Poly­eucte croi­sa ses mains sur sa poitrine : 

— Je suis chré­tien ! dit-il. 

— Sol­dats, cria Félix, menez-le à la mort. 

Pau­line pous­sa une cla­meur de déses­poir. Vai­ne­ment elle s’ac­cro­cha à Poly­eucte. Les sol­dats l’é­car­tèrent et entraî­nèrent le prisonnier. 

— Chère Pau­line, dit celui-ci avec une sereine ten­dresse, adieu. Sou­ve­nez-vous de moi. Soyez chrétienne.

Et il mar­cha fer­me­ment entre les sol­dats. Pau­line les sui­vit, éga­rée de douleur. 

Félix, son ordre don­né, eut une expres­sion de sou­la­ge­ment. Depuis plu­sieurs heures tant de sen­ti­ments divers s’é­taient par­ta­gé son âme que celle-ci se trou­vait dans une insup­por­table incertitude. 

— Ah ! se dit-il, cette réso­lu­tion m’a été dure, mais elle était néces­saire, et pour la ven­geance des dieux offen­sés et pour mon propre inté­rêt. J’ai fait mon devoir envers l’empereur et l’É­tat. Nul ne peut en juger autre­ment et me nuire près de Decius. Que ce fut pénible ! Sans ses der­niers blas­phèmes, je n’au­rais pas trou­vé le cou­rage de vaincre mon ami­tié pour Poly­eucte. Mais qu’est deve­nue Pau­line ? Elle l’a sui­vi. Dieux ! elle a eu ce triste spectacle ! 

Polyeucte rejoint par les siens

Pau­line appa­rais­sait en ce moment. Ses vête­ments, ses mains por­taient de larges taches rouges. Félix détour­na la tête avec horreur. 

— Père cruel, dit la jeune femme, voi­ci mon cœur. Perce-le des mêmes coups qui frap­pèrent Poly­eucte. Car je suis chré­tienne, comme mon époux ! 

Félix eut un gémis­se­ment. Ses yeux s’a­gran­dirent d’un étrange effroi. 

— Je suis chré­tienne, reprit Pau­line d’un ton vibrant. Le sang du mar­tyr m’a bap­ti­sée. Les divines lumières qui brû­laient l’âme de mon cher Poly­eucte sont là, devant moi, illu­mi­nant ciel et terre. Je crois ! Pour conser­ver ton titre et ta faveur auprès de Decius, condamne-moi ! Que je rejoigne ceux qui prient là-haut. Viens, mène-moi au temple, que j’y brise tout ce qui reste de tes dieux détes­tables. Voi­ci Sévère. Entends-moi répé­ter devant lui que je suis chrétienne ! 

Félix avait por­té ses mains à son front avec éga­re­ment. Il sen­tait dans son âme des­cendre comme un grand vol d’oi­seaux blancs. Quelque chose d’in­con­nu et d’i­nef­fable frap­pait à ce cœur si lourd des appé­tits de la terre. 

Sévère s’é­tait appro­ché de lui, trans­por­té d’indignation. 

— Quoi, s’é­cria-t-il, Poly­eucte est mort, mal­gré mes prières et mes ordres ! Vous m’a­vez donc cru sans puis­sance à Rome ou capable de four­be­rie ? Je vou­lais le sau­ver. Et tout ce que j’ai obte­nu pour lui, c’est un plus prompt sup­plice. Mais je ven­ge­rai cette mort et votre mépris de mes conseils. Je retourne à Rome, et si, homme ambi­tieux, un orage éclate sur vous, dites-vous bien que Sévère en est l’auteur !

Le che­va­lier pen­sait voir Félix ter­ras­sé à cette nou­velle et implo­rant sa pitié. Mais il se trompait. 

Ses paroles avaient comme glis­sé sur l’âme du vieillard sans y péné­trer, sans y appor­ter les ravages qu’on aurait atten­du de cet esprit intéressé. 

Une expres­sion de douce séré­ni­té se répan­dait peu à peu sur les traits de Félix. Et, regar­dant Sévère bien en face avec une calme et douce franchise : 

— Vous n’au­rez pas de peine, lui dit-il, à m’en­le­ver rang et hon­neurs. Je dépose à vos pieds ce que j’en ai. Je ne suis plus le gou­ver­neur d’Ar­mé­nie, l’im­pla­cable enne­mi des chré­tiens. Le mar­tyr dont mes mains ont cou­ron­né la gloire a prié pour moi le Dieu éter­nel. Son sang qui bap­ti­sa ma fille coule dans mon cœur comme une rosée brû­lante et douce à la fois. Une ardeur mys­té­rieuse m’en­lève aux biens de la terre. Donne-moi ta main, Pau­line. Allons retrou­ver les mar­tyrs. Appor­tez des liens, sol­dats, je suis chré­tien, je demande la mort. 

— Ah ! mon père, s’é­cria Pau­line en ser­rant le vieillard entre ses bras. Vous croyez ? Mon bon­heur est par­fait : nous serons tous réunis dans l’éternité. 

— Mais vivez, vivez d’a­bord, fit Sévère avec cha­leur. Com­ment condam­ne­rais-je des chré­tiens au sup­plice quand je ne vois pas sans émoi leur vie toute de ver­tus, leur cou­rage et leur espoir sans las­si­tude ? Repre­nez votre pou­voir, Félix. Ser­vez votre Dieu, ser­vez l’empereur. Je veux m’employer près de lui désor­mais à éteindre dans sa grande âme cette injuste haine dont il pour­suit les chré­tiens. Et peut-être vien­drai-je moi aus­si plus tard m’ap­pro­cher des mys­té­rieuses lueurs dont s’illu­minent vos âmes, de cette aurore qui don­ne­ra le jour à toute la terre. Peut-être… 

— Oui, vous serez des nôtres, dit Félix. Cette âme si noble se don­ne­ra à Dieu. Viens, ma fille, allons ense­ve­lir nos mar­tyrs et, pro­cla­mant notre foi, gagner des âmes pour le ciel !

Félix et Pauline devenus chrétiens

G. Chan­don
Récits tirés du théâtre de Corneille

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