Ils rampèrent dans la nuit

Auteur : Falaise, Claude | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 7 minutes

Fuir les persécutions - Sacrement de confirmation - la nuitIl y avait vingt minutes que Sonia ram­pait. Ses épaules étaient main­te­nant dou­lou­reuses, ses genoux et ses coudes en sang. Elle s’ar­rê­ta une minute pour res­pi­rer, mais le fit sans ouvrir la bouche pour que son souffle pré­ci­pi­té ne fit pas de bruit. Cepen­dant, elle ne per­mit à son oreille, ten­due vers l’é­pais­seur de la nuit, nul répit : une minute d’i­nat­ten­tion pou­vait les perdre, elle et Michki.

Tout à coup, la lune sor­tit de der­rière un nuage comme un bal­lon du fou­lard appa­rem­ment vide d’un pres­ti­di­gi­ta­teur. Alors la fillette tres­saillit : à moins de vingt mètres d’elle sur un talus natu­rel, un homme était assis. Du moins la sil­houette mas­sive et floue pou­vait-elle être prise pour celle d’un homme.

« Mère de Dieu, protège-nous ! »

D’une main un peu ner­veuse, Sonia tira sur la ficelle qui la liait au bras de son frère, apla­ti comme elle dans les herbes, quelques pas en arrière. Le coup était net, unique. Le petit bon­homme n’eut pas besoin de comp­ter : cela vou­lait dire : « dan­ger ». C’é­tait la pre­mière fois, depuis leur départ, que sa jeune guide lui pas­sait un tel mes­sage. Cha­cun des pré­cé­dents l’a­vait inuti­le­ment ému, le temps entre le pre­mier et le second coup lui ayant paru chaque fois une éter­ni­té. Cette fois-ci il ne s’é­tait, au début, pas trop inquié­té. Mais quand il eut com­pris que la ficelle ne sau­te­rait pas de nou­veau sur son bras, il sai­sit que le moment de leur des­tin avait sonné.

« Mère divine, pro­tège-nous ! », mur­mu­ra, comme l’a­vait fait celui de Sonia, le cœur du petit Ukrainien.

Récit pour la confirmation - Enfants dans la campagne, la nuitUne envie folle de se sou­le­ver, pour voir d’où venait le dan­ger et quel il était, s’é­tait empa­ré de Mich­ki. Mais les mots sup­pliants pro­non­cés par sa sœur, dans la petite isba qu’ils venaient de quit­ter, lui son­naient encore aux oreilles : « Ne com­mettre aucune impru­dence – savoir res­ter, si besoin était, des heures sans bou­ger – en cas de dan­ger, faire le mort. »

L’en­fant rai­dit sa jeune volon­té comme l’au­rait fait un homme. Il sau­rait se mon­trer digne de leur père, mort pour sa foi et sa patrie.

La lune dis­pa­rut aus­si brus­que­ment qu’elle était appa­rue, der­rière un autre nuage plus épais et plus large que le pre­mier. Sonia res­pi­ra : cette cir­cons­tance pou­vait les sau­ver. Ayant réflé­chi, elle déci­da qu’il fal­lait pro­fi­ter coûte que coûte de cet ins­tant et repar­tir en décri­vant un demi-cercle vers la gauche pour évi­ter « l’homme ».

Cal­me­ment, elle ser­ra entre ses doigts la ficelle dont la rai­deur sciait dou­lou­reu­se­ment sa peau et tira par trois fois : « On repart ».

« On repart », trans­mit fidè­le­ment la corde à Mich­ki. Len­te­ment, les deux enfants s’é­bran­lèrent de nou­veau dans la nuit, plus silen­cieux que jamais. Et Sonia, comme tout à l’heure, menait l’é­trange atte­lage qu’ils formaient.

Pour­tant cette fois-ci, l’i­dée que, chef de leur dif­fi­cile aven­ture, elle en por­tait l’en­tière res­pon­sa­bi­li­té, la sai­sit tra­gi­que­ment et dimi­nua quelque peu ses moyens.

Très net­te­ment, elle avait obli­qué vers la gauche.

Un tronc d’arbre, qu’elle faillit heur­ter bruyam­ment, lui don­na à com­prendre qu’elle avait trop lar­ge­ment accen­tué son mou­ve­ment tour­nant. C’é­tait perdre du temps, des forces, et ris­quer de s’é­loi­gner trop com­plè­te­ment de la bonne direc­tion pour pou­voir la retrouver.

La nuit était tou­jours aus­si par­fai­te­ment silen­cieuse. Sonia se deman­dait main­te­nant si elle n’a­vait pas eu tout à l’heure une hal­lu­ci­na­tion. La masse sombre dont la sil­houette lui avait sem­blé humaine n’é­tait-elle pas quelque tronc de sapin frap­pé par la foudre et cou­pé par elle presque à ras de terre, comme il arrive en forêt ?

Elle ne vou­lut pas s’at­tar­der à réflé­chir au pro­blème. Cou­ra­geu­se­ment, elle ré-obli­qua vers la droite, la droite qui la rap­pro­chait du dan­ger, mais aus­si de la route du salut. Ses forces tout à coup décu­plées, elle avan­çait vite, et Mich­ki avait du mal à la suivre.

Le drame se pro­dui­sit bru­ta­le­ment. Les bras de Sonia, lan­cés en avant pour tâter le ter­rain, avaient à peine ren­con­tré l’obs­tacle, qu’elle devi­na la nature de celui-ci : des bottes de cuir ver­ni… les bottes d’un homme inconnu.

Elle fut hap­pée avant d’a­voir eu le temps d’a­ler­ter Mich­ki par un sur­saut de la ficelle. Le petit n’au­rait pas le loi­sir de se déta­cher et de fuir en sour­dine tan­dis que s’en­ga­geait la lutte dans laquelle Sonia allait avoir le dessous.

Mais il n’y eut pas de lutte. De ses mains fortes, l’homme avait redres­sé la petite fille et consta­té qu’elle n’é­tait qu’une enfant.

« Où vas-tu ? Qui es-tu ? »

Sonia ne voyait tou­jours pas l’in­con­nu, mais son par­ler fami­lier lui avait été toute dou­ceur et la joie déjà inon­dait son cœur. C’é­tait un Ukrai­nien, un com­pa­triote, un ami peut-être et non un adver­saire. Pour­tant elle n’o­sa pas, tant l’heure était à la pru­dence, dévoi­ler tout de suite le but de son expédition.

Confirmation des enfants - grotte pour la célébrationCe but, il se des­si­nait très net devant sa volon­té : rejoindre sans faute la grotte de Touv­go­rod où, cette nuit, le der­nier évêque de l’, tra­qué par les enva­his­seurs venus de l’Est, don­ne­rait la , pour la der­nière fois peut-être.

« Dis petite fille, où vas-tu ? Où allez-vous tous les deux ? » répé­ta l’homme comme il venait de décou­vrir Michki.

Le ton était pater­nel et bien­veillant. Sonia com­prit qu’elle pou­vait se ris­quer à livrer son secret sous une forme voilée.

« Nous allons vers notre Père. »

Elle ne dit pas : nous allons vers notre évêque ; mais après tout n’é­tait-ce pas la même chose ?

« Tu connais le pays ? », inter­ro­gea l’inconnu.

« Oui.

– Peux-tu me gui­der ? J’ai long­temps cher­ché la grotte de Touv­go­rod. J’ai tour­né en vain. Je m’é­tais réso­lu à attendre le pas­sage pro­bable de quelque ami. »

* * *

Récit pour la Pentecôte - Evêque La lune, une fois encore, venait de sor­tir de ses voiles de deuil. Elle frap­pa l’homme en plein visage et, sur sa poi­trine, par sa houp­pe­lande entr’ou­verte, l’en­fant aper­çut le haut de la croix épiscopale.

« Mon­sei­gneur ! »

Elle était tom­bée à genoux devant lui. Il les bénit tous les deux de ses grandes mains décharnées.

« Ne per­dons pas une minute, petits enfants. Nos chré­tiens ont tel­le­ment besoin que l’Es­prit les habite. En ces temps tra­giques de , il ne suf­fit plus, voyez-vous, d’être les enfants de Dieu ; il faut aus­si être ses soldats. »

Très vite ils repar­tirent dans la nuit. Le curieux atte­lage s’é­tait allon­gé. Sonia gar­dait la tête, comme tout à l’heure. La ficelle, dédou­blée, la liait au bras de l’é­vêque qui était lui-même relié à celui de Michki.

Et c’est dans ce curieux équi­page, entre deux cou­ra­geux petits chré­tiens, que Mon­sei­gneur par­vint cette nuit-là, à tra­vers la cam­pagne semée d’embûches et de patrouilles, à la grotte où devait se renou­ve­ler pour plu­sieurs la qui fait les forts.

Claude FALAISE.

Giuseppe Maria Crespi - La confirmation
Giu­seppe Maria Cres­pi – La confirmation

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