Il y avait vingt minutes que Sonia rampait. Ses épaules étaient maintenant douloureuses, ses genoux et ses coudes en sang. Elle s’arrêta une minute pour respirer, mais le fit sans ouvrir la bouche pour que son souffle précipité ne fit pas de bruit. Cependant, elle ne permit à son oreille, tendue vers l’épaisseur de la nuit, nul répit : une minute d’inattention pouvait les perdre, elle et Michki.
Tout à coup, la lune sortit de derrière un nuage comme un ballon du foulard apparemment vide d’un prestidigitateur. Alors la fillette tressaillit : à moins de vingt mètres d’elle sur un talus naturel, un homme était assis. Du moins la silhouette massive et floue pouvait-elle être prise pour celle d’un homme.
« Mère de Dieu, protège-nous ! »
D’une main un peu nerveuse, Sonia tira sur la ficelle qui la liait au bras de son frère, aplati comme elle dans les herbes, quelques pas en arrière. Le coup était net, unique. Le petit bonhomme n’eut pas besoin de compter : cela voulait dire : « danger ». C’était la première fois, depuis leur départ, que sa jeune guide lui passait un tel message. Chacun des précédents l’avait inutilement ému, le temps entre le premier et le second coup lui ayant paru chaque fois une éternité. Cette fois-ci il ne s’était, au début, pas trop inquiété. Mais quand il eut compris que la ficelle ne sauterait pas de nouveau sur son bras, il saisit que le moment de leur destin avait sonné.
« Mère divine, protège-nous ! », murmura, comme l’avait fait celui de Sonia, le cœur du petit Ukrainien.
Une envie folle de se soulever, pour voir d’où venait le danger et quel il était, s’était emparé de Michki. Mais les mots suppliants prononcés par sa sœur, dans la petite isba qu’ils venaient de quitter, lui sonnaient encore aux oreilles : « Ne commettre aucune imprudence – savoir rester, si besoin était, des heures sans bouger – en cas de danger, faire le mort. »
L’enfant raidit sa jeune volonté comme l’aurait fait un homme. Il saurait se montrer digne de leur père, mort pour sa foi et sa patrie.
La lune disparut aussi brusquement qu’elle était apparue, derrière un autre nuage plus épais et plus large que le premier. Sonia respira : cette circonstance pouvait les sauver. Ayant réfléchi, elle décida qu’il fallait profiter coûte que coûte de cet instant et repartir en décrivant un demi-cercle vers la gauche pour éviter « l’homme ».
Calmement, elle serra entre ses doigts la ficelle dont la raideur sciait douloureusement sa peau et tira par trois fois : « On repart ».
« On repart », transmit fidèlement la corde à Michki. Lentement, les deux enfants s’ébranlèrent de nouveau dans la nuit, plus silencieux que jamais. Et Sonia, comme tout à l’heure, menait l’étrange attelage qu’ils formaient.
Pourtant cette fois-ci, l’idée que, chef de leur difficile aventure, elle en portait l’entière responsabilité, la saisit tragiquement et diminua quelque peu ses moyens.
Très nettement, elle avait obliqué vers la gauche.
Un tronc d’arbre, qu’elle faillit heurter bruyamment, lui donna à comprendre qu’elle avait trop largement accentué son mouvement tournant. C’était perdre du temps, des forces, et risquer de s’éloigner trop complètement de la bonne direction pour pouvoir la retrouver.
La nuit était toujours aussi parfaitement silencieuse. Sonia se demandait maintenant si elle n’avait pas eu tout à l’heure une hallucination. La masse sombre dont la silhouette lui avait semblé humaine n’était-elle pas quelque tronc de sapin frappé par la foudre et coupé par elle presque à ras de terre, comme il arrive en forêt ?
Elle ne voulut pas s’attarder à réfléchir au problème. Courageusement, elle ré-obliqua vers la droite, la droite qui la rapprochait du danger, mais aussi de la route du salut. Ses forces tout à coup décuplées, elle avançait vite, et Michki avait du mal à la suivre.
Le drame se produisit brutalement. Les bras de Sonia, lancés en avant pour tâter le terrain, avaient à peine rencontré l’obstacle, qu’elle devina la nature de celui-ci : des bottes de cuir verni… les bottes d’un homme inconnu.
Elle fut happée avant d’avoir eu le temps d’alerter Michki par un sursaut de la ficelle. Le petit n’aurait pas le loisir de se détacher et de fuir en sourdine tandis que s’engageait la lutte dans laquelle Sonia allait avoir le dessous.
Mais il n’y eut pas de lutte. De ses mains fortes, l’homme avait redressé la petite fille et constaté qu’elle n’était qu’une enfant.
« Où vas-tu ? Qui es-tu ? »
Sonia ne voyait toujours pas l’inconnu, mais son parler familier lui avait été toute douceur et la joie déjà inondait son cœur. C’était un Ukrainien, un compatriote, un ami peut-être et non un adversaire. Pourtant elle n’osa pas, tant l’heure était à la prudence, dévoiler tout de suite le but de son expédition.
Ce but, il se dessinait très net devant sa volonté : rejoindre sans faute la grotte de Touvgorod où, cette nuit, le dernier évêque de l’Ukraine, traqué par les envahisseurs venus de l’Est, donnerait la Confirmation, pour la dernière fois peut-être.
« Dis petite fille, où vas-tu ? Où allez-vous tous les deux ? » répéta l’homme comme il venait de découvrir Michki.
Le ton était paternel et bienveillant. Sonia comprit qu’elle pouvait se risquer à livrer son secret sous une forme voilée.
« Nous allons vers notre Père. »
Elle ne dit pas : nous allons vers notre évêque ; mais après tout n’était-ce pas la même chose ?
« Tu connais le pays ? », interrogea l’inconnu.
« Oui.
– Peux-tu me guider ? J’ai longtemps cherché la grotte de Touvgorod. J’ai tourné en vain. Je m’étais résolu à attendre le passage probable de quelque ami. »
* * *
La lune, une fois encore, venait de sortir de ses voiles de deuil. Elle frappa l’homme en plein visage et, sur sa poitrine, par sa houppelande entr’ouverte, l’enfant aperçut le haut de la croix épiscopale.
« Monseigneur ! »
Elle était tombée à genoux devant lui. Il les bénit tous les deux de ses grandes mains décharnées.
« Ne perdons pas une minute, petits enfants. Nos chrétiens ont tellement besoin que l’Esprit les habite. En ces temps tragiques de persécution, il ne suffit plus, voyez-vous, d’être les enfants de Dieu ; il faut aussi être ses soldats. »
Très vite ils repartirent dans la nuit. Le curieux attelage s’était allongé. Sonia gardait la tête, comme tout à l’heure. La ficelle, dédoublée, la liait au bras de l’évêque qui était lui-même relié à celui de Michki.
Et c’est dans ce curieux équipage, entre deux courageux petits chrétiens, que Monseigneur parvint cette nuit-là, à travers la campagne semée d’embûches et de patrouilles, à la grotte où devait se renouveler pour plusieurs la Pentecôte qui fait les forts.
Claude FALAISE.
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