Polyeucte

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Temps de lec­ture : 18 minutes
Saint Polyeucte

’ÉTAIT en l’an­née 250. Decius régnait dans Rome, et les légions vic­to­rieuses cam­paient jus­qu’à la mer Noire. Des gou­ver­neurs romains fai­saient res­pec­ter dans toutes les colo­nies les lois de l’empire et sévis­saient avec rigueur contre les moindres ten­ta­tives de trouble.

Félix, issu d’une ancienne et noble famille romaine, avait été nom­mé au gou­ver­ne­ment de l’Ar­mé­nie. C’é­tait un homme assez habile et qui avait su, par sou­plesse plu­tôt que par talent, se faire bien voir des grands de l’empire. Ne pas déplaire aux puis­sants était sa constante pré­oc­cu­pa­tion, ain­si que le soin de sa for­tune. Une seule chose, tou­te­fois, balan­çait cette pen­sée inté­res­sée dans son cœur, c’é­tait sa ten­dresse pour sa fille, Pau­line. Mais il faut ajou­ter que cette ten­dresse n’au­rait pas été assez forte pour le faire renon­cer à un pro­fit sérieux. 

Et il venait de prou­ver cette inéga­li­té de ses sen­ti­ments un peu avant son départ pour l’Arménie. 

Le mariage de Pauline

En effet, le visage et les ver­tus ado­rables de Pau­line avaient ins­pi­ré un pro­fond amour à un che­va­lier romain, un des plus braves offi­ciers de Decius. Ce che­va­lier se nom­mait Sévère. Il avait l’es­time géné­rale pour la bra­voure et la géné­ro­si­té de son carac­tère, et toutes les jeunes filles romaines rêvaient de ce beau guer­rier. Pau­line avait fait comme ses com­pagnes, et bien­tôt le res­pec­tueux atta­che­ment qu’elle sen­tait pour elle dans l’âme de Sévère lui avait mis au cœur, en retour, une vive tendresse. 

Mais Sévère avait peu de for­tune. Aus­si quand il hasar­da sa demande auprès du père de Pau­line, reçut-il un refus très sec. Félix ne vou­lait pas pour gendre de cet offi­cier d’un cer­tain renom sans doute, mais sans guère d’autre bien que son cou­rage. Et pour décou­ra­ger tout à fait Sévère dans ses espé­rances, il deman­da et obtint le gou­ver­ne­ment d’Ar­mé­nie. Il se flat­tait de trou­ver dans cette riche colo­nie un par­ti brillant pour sa fille. Et en effet, à peine arri­vée à Méli­tène, la belle Pau­line se vit recher­chée par Poly­eucte, un des chefs de la noblesse armé­nienne et dont la for­tune était consi­dé­rable. Celui-ci deman­da la jeune fille en mariage. Félix vit sur­tout dans cette union la pos­si­bi­li­té d’as­seoir plus soli­de­ment sa propre situa­tion en Armé­nie, et il accor­da sa fille à Poly­eucte. Entre temps, la nou­velle de la mort de Sévère était par­ve­nue jus­qu’à Méli­tène, et Pau­line, secrè­te­ment, avait gémi sur cette fin de ses pre­miers rêves. Puis, comme le devoir par­lait tou­jours dans son cœur plus haut que la pas­sion, elle s’é­tait effor­cée de ne plus pen­ser qu’à l’é­poux que venait de lui choi­sir son père, de ne plus ché­rir que lui. 

Or, Poly­eucte était un homme de si haute ver­tu et d’un cœur si aimable que ce fut chose facile pour Pau­line que d’a­voir envers lui les sen­ti­ments qu’il méri­tait ; et, en ce jour de jan­vier où sous le ciel si doux de l’Ar­mé­nie, sur ses pentes ver­dies d’o­li­viers, éclo­saient les corolles nei­geuses des nar­cisses, dans une des gale­ries du palais du gou­ver­neur, Pau­line, appuyée au bras de son époux, cher­chait à rete­nir celui-ci auprès d’elle. 

— Ne sor­tez pas, lui disait-elle, non, pas aujourd’­hui. J’ai fait un rêve si hor­rible que j’en suis pas res­tée toute trou­blée. Je vous ai vu mort. Quelle dou­leur ! Ne sor­tez pas.

Poly­eucte plai­san­ta la jeune femme sur sa croyance aux songes, « diva­ga­tions sans fon­de­ment de l’es­prit », selon lui ; mais Pau­line ne sou­riait pas et res­tait crain­tive, tout entière aux sombres images qui avaient han­té sa nuit. 

À ce moment, un sei­gneur armé­nien, ami de Poly­eucte, appa­rut dans la gale­rie. Il fron­ça le sour­cil en voyant avec quelle ardeur Pau­line sup­pliait Poly­eucte de renon­cer à sor­tir et com­bien Poly­eucte parais­sait fai­ble­ment se défendre contre cette douce tyran­nie. Pro­fi­tant d’un ins­tant où Pau­line s’é­tait éloi­gnée pour don­ner quelque ordre, il en fit la remarque à son ami. 

Le baptême de Polyeucte

Néarque était un homme aus­tère qui n’a­vait d’autre amour que sa croyance en Dieu. Il appar­te­nait à cette reli­gion nou­velle dont les adeptes étaient si fort per­sé­cu­tés. Il avait reçu le bap­tême des chré­tiens, et son pre­mier soin avait été de vou­loir conver­tir ses meilleurs amis. Et comme la gran­deur d’âme de Poly­eucte le dis­po­sait plus qu’au­cun autre à vibrer aux prin­cipes d’a­mour et de sim­pli­ci­té de la foi chré­tienne, les dis­cours de Néarque l’a­vaient conduit sans dif­fi­cul­té jus­qu’au seuil du baptême. 

Or le bap­tême de Poly­eucte devait avoir lieu ce matin même.

C’est pour­quoi Néarque, impa­tient de voir que son ami ébran­lé par les prières de Pau­line, allait remettre au len­de­main cette consé­cra­tion de sa foi, lui repro­cha vive­ment sa faiblesse.

— Pre­nez garde, lui dit-il, que le démon ne vous ins­pire en cette heure, car ce qu’on remet au len­de­main n’ar­rive par­fois jamais. Et votre cœur est bien tiède pour son Dieu, s’il se laisse arrê­ter par les larmes d’une femme. Croyez-moi, par­tons vite et ne tolé­rez pas que Pau­line vous retienne. 

— Dieu défend-il donc tout amour ? deman­da Polyeucte. 

— Non. Mais c’est lui qui d’a­bord doit régner dans les âmes, fit Néarque avec cha­leur. Que vous êtes donc loin de cette ardeur néces­saire à un chré­tien en ces temps où l’on nous per­sé­cute ! J’ap­pelle votre bap­tême de tous mes vœux, car il vous met­tra au cœur cette flamme sublime qui fait les mar­tyrs et les saints. 

Poly­eucte, encou­ra­gé ain­si par les paroles pres­santes de son ami, sor­tit avec lui mal­gré les prières de Pauline. 

— Je revien­drai dans une heure, dit-il à sa femme. Une heure ! cela vaut-il la peine que vous pleuriez ? 

— Hélas ! dit Pau­line à sa sui­vante Stra­to­nice qui, quoique Armé­nienne et à son ser­vice depuis peu de temps, lui était très atta­chée, Poly­eucte résiste à mes larmes. Il court à sa mort, sa mort que les dieux ont dévoi­lée à mes yeux, cette nuit. 

— Quel fut donc votre songe ? deman­da Stra­to­nice qui espé­rait voir sa maî­tresse oublier sa peine en la racontant. 

— J’ai vu dans mon som­meil l’homme que j’ai aimé jadis, ce Sévère qui mou­rut en sau­vant la vie de l’empereur Decius, et dont on ne retrou­va même pas le corps. Il était vivant et mon­té sur un char de triomphe. Il m’a repro­ché mon union avec Poly­eucte. Et tan­dis que sa colère reten­tis­sait dans mon cœur, le bou­le­ver­sant, une troupe de chré­tiens s’est sai­sie de Poly­eucte et l’a jeté aux pieds de son rival. J’ai appe­lé mon père à son secours, mais, hor­reur ! mon père lui-même a levé son poi­gnard pour en per­cer mon époux. Ah ! Stra­to­nice, j’ai peur des chré­tiens. Mon père les a per­sé­cu­tés depuis qu’il est ici : j’ai peur qu’ils ne se vengent. 

Stra­to­nice essaya de ras­su­rer Pau­line en lui mon­trant que les chré­tiens n’é­taient pas redou­tables et se bor­naient à souf­frir et mou­rir avec joie, sans jamais s’at­ta­quer même à leurs persécuteurs. 

Le retour de Sévère

Mais la jeune femme demeu­rait triste et tour­men­tée et la venue de son père, qui arri­vait à pas rapides, le regard plein d’an­goisse, aug­men­ta encore son trouble.

— Qu’y a‑t-il, mon père ? s’écria-t-elle. 

— Ah ! ma fille, dit Félix se lais­sant tom­ber sur un siège, ton songe me fait peur en ce que la nou­velle que j’ap­prends à l’ins­tant prouve une par­tie de sa réa­li­té. Sévère est vivant, et il vient ici. 

— Que dites-vous ? s’é­cria Pau­line joi­gnant ses mains sur son cœur palpitant. 

— Albin, mon affran­chi, vient de le voir.Il se dirige vers Méli­tène entou­ré de cour­ti­sans et d’of­fi­ciers, car le pauvre offi­cier de naguère est deve­nu le favo­ri de l’empereur. Il avait sau­vé la vie de celui-ci dans ce com­bat où il pas­sa pour mort, et depuis, il n’est richesse et faveur que Decius ne lui prodigue. 

— Mais com­ment lui-même a‑t-il échap­pé dans la bataille ? 

— Il était bles­sé griè­ve­ment et les Perses l’ont fait pri­son­nier. Leur roi l’a fait soi­gner et gué­rir, puis a offert à Decius de le rendre contre cent cap­tifs. L’é­change a été accep­té et Sévère a été reçu à Rome en triom­pha­teur. Puis un second com­bat qui pou­vait être fatal pour Rome a eu lieu. Il en a fait une vic­toire et déci­dé de la paix. Si bien que l’empereur lui a don­né comme récom­pense mis­sion d’ins­pec­ter l’Ar­mé­nie. Il vient faire dans Méli­tène un sacri­fice aux dieux pour célé­brer la vic­toire. Mais je crains que ce ne soit là un pré­texte. Sans doute il ne sait pas ton union et veut t’é­pou­ser. Ah ! conti­nua Félix en hochant la tête, quelle puni­tion pour moi de n’a­voir pas su com­prendre jus­qu’où pou­vait aller la for­tune d’un tel homme… Mais, ma fille, c’est sur toi que je compte pour adou­cir la colère qu’il ne man­que­ra pas de res­sen­tir contre moi quand il sau­ra que tu es per­due pour lui. Tu avais de l’empire sur son cœur… 

— Oui, fit Pau­line tristement. 

— Je vais le rece­voir jus­qu’au-devant des murs, pour lui faire hon­neur. Achève de me le rendre favo­rable par le sou­ve­nir de votre amitié. 

— Mon père ! s’é­cria Pau­line en tres­saillant, quoi, vous vou­lez me remettre en sa pré­sence ? Mais n’est-ce pas un dan­ger, lorsque je suis la femme d’un autre ? 

— Non, j’ai confiance en toi, ma fille, tu sau­ras trou­ver les paroles qui l’apaiseront. 

Une heure plus tard, au son des trom­pettes, Sévère fai­sait son entrée dans Méli­tène. Félix et lui s’é­taient salués avec une cour­toise céré­mo­nie, mais le jeune géné­ral ne savait pas encore que celle qu’il était venu recher­cher jusque dans la loin­taine Armé­nie s’y était mariée. Aus­si est-ce le cœur plein d’es­pé­rance d’i­vresse qu’il entra dans la gale­rie d’hon­neur du palais de Félix.

Fabian, un de ses offi­ciers qui était allé de sa part deman­der une entre­vue à Pau­line, l’ar­rê­ta alors : 

— Sei­gneur, lui dit-il, vous allez voir Pau­line et cepen­dant il vau­drait peut-être mieux pour vous ne point la voir. 

Sévère le regar­da avec sur­prise et anxiété. 

— Elle est mariée, conti­nua Fabian à voix basse, et elle a vou­lu vous en voir pré­ve­nu avant que de la voir. L’é­ton­ne­ment… la dou­leur… Elle a craint… 

— Je ne suis pas à craindre, fit Sévère d’une voix alté­rée. J’ai pour elle un res­pect et un atta­che­ment que rien ne détrui­ra. Aucun mot de colère ne sor­ti­ra de ma bouche… Et quel est son mari ? ajou­ta le jeune homme en essuyant son front bai­gné d’une sueur glacée. 

— Poly­eucte, un des pre­miers sei­gneurs d’Ar­mé­nie, l’a épou­sée voi­ci quinze jours. 

— Heu­reux Poly­eucte ! fit Sévère qui se sou­te­nait avec peine, et que mon sort est affreux ! Cette for­tune m’au­rait pu venir quinze jours plus tôt… et alors… Regrets super­flus. Je vais voir Pau­line, et puis je m’en irai mou­rir. Oh ! j’ap­pelle le dan­ger des champs de bataille… 

Sévère s’in­ter­rom­pit avec un gémis­se­ment au bout de la gale­rie, Pau­line appa­rais­sait, sui­vie de Stra­to­nice. Les rayons du soleil doraient les boucles de ses che­veux et sa tunique blanche don­nait à sa démarche et à toute sa per­sonne quelque chose de céleste. 

Elle s’ap­pro­cha de Sévère, trem­blante mais réso­lue. Et tout de suite, avec la sin­cé­ri­té cou­tu­mière de son âme, elle dit à Sévère et le sou­ve­nir pro­fond qu’elle gar­dait de lui et le nou­vel atta­che­ment que son devoir d’é­pouse et les mérites de Poly­eucte avaient mis en son âme. Elle évo­qua leur tendre et dou­lou­reux pas­sé que son devoir de fille obéis­sante aux volon­tés d’un père avait fait si court. Et, fai­sant appel aux sen­ti­ments de res­pect et de sou­mis­sion que Sévère avait témoi­gnés au moment de leur sépa­ra­tion à Rome, elle le sup­plia de lui épar­gner le tour­ment de le voir et de l’entretenir. 

Les pleurs cou­laient de ses yeux mal­gré tous ses efforts et son cœur bat­tait à se rompre. 

Sévère la contem­plait avec amour et dou­leur. Il ne pou­vait se résoudre à s’é­loi­gner. Il ne res­sen­tait pas de colère mais seule­ment une tris­tesse infi­nie. La ver­tu de Pau­line, son atta­che­ment à ses devoirs rem­plis­saient son cœur d’ad­mi­ra­tion, le ravis­saient et le déses­pé­raient à la fois.

— Adieu, fit-il enfin. Je m’en vou­drais d’aug­men­ter votre peine, peine qui m’est douce cepen­dant puis­qu’elle me montre que votre ten­dresse pour moi est tou­jours vivante et que vous n’en rou­gis­sez pas, m’en sachant digne. Tout nous sépare encore. Mais je vous quitte sans haine, car je vous vois pleu­rer. Puissent les jours com­bler de bon­heur — de tout celui qui m’est inter­dit — Poly­eucte et Pauline ! 

— Ah ! Sévère, fit la jeune femme en san­glo­tant, la vie est longue encore devant vous. Vous y pou­vez être heureux. 

Sévère secoua la tête en silence. Il évo­quait, comme un baume à sa pen­sée, les périls divers du com­bat. Sa seule com­pagne désor­mais jus­qu’à la mort, ce serait la gloire. Il s’in­cli­na pro­fon­dé­ment, puis, sans regar­der der­rière lui, le cœur bri­sé, l’es­prit déli­rant de dou­leur, il s’é­loi­gna en hâte du palais. 

Pau­line se lais­sa aller dans les bras de Stra­to­nice. Mal­gré les sen­ti­ments tumul­tueux qui avaient rem­pli son âme durant cette entre­vue, à aucun moment ne s’é­tait effa­cée pour elle l’i­mage san­glante de son rêve, et tou­jours Poly­eucte assas­si­né s’é­tait pré­sen­té devant elle. Aus­si jeta-t-elle un cri de joie en voyant entrer son mari, sui­vi de Néarque, et qui sou­riait. Elle se ser­ra contre son cœur. 

— Il ne faut plus pleu­rer, lui dit ten­dre­ment Poly­eucte. Voyez-vous, je suis vivant.

— La jour­née n’est pas finie encore, sou­pi­ra Pau­line, et la pen­sée qu’une par­tie de mon songe est réa­li­sée, et que Sévère est vivant… 

— Je le sais, inter­rom­pit Poly­eucte, mais il est d’âme trop noble pour que nous puis­sions rien craindre de lui. J’ac­cou­rais ici pour lui rendre mes devoirs. Il vous a ren­du visite, m’a-t-on dit. 

— Il ne revien­dra plus, fit Pau­line avec gra­vi­té, je ne le veux pas. Non que vous puis­siez en avoir de la jalou­sie — ce sen­ti­ment ne serait digne d’au­cun de nous trois — mais sa vue me peine… 

« Je vais renverser les idoles »

La venue d’un ser­vi­teur l’in­ter­rom­pit. Félix man­dait son gendre au temple où allait avoir lieu le grand sacri­fice offert aux dieux, en remer­cie­ment des vic­toires de Decius. 

Poly­eucte invi­ta Pau­line à l’ac­com­pa­gner, mais elle ne vou­lait pas se mon­trer aux yeux de Sévère, sans néces­si­té, et elle pré­fé­ra demeu­rer au palais. Poly­eucte s’é­loi­gna en entraî­nant Néarque, bien que celui-ci eût essayé de résister. 

— Vous allez donc au temple ? s’é­cria Néarque quand ils furent à l’a­bri des oreilles indis­crètes. Oubliez-vous déjà que vous êtes chré­tien, pour aller hono­rer des idoles ? 

— Je ne vais pas les hono­rer, fit dou­ce­ment Poly­eucte, je vais les ren­ver­ser de leurs autels.

Néarque, muet de sur­prise, le contem­pla avec sorte de terreur. 

— Oui, reprit Poly­eucte, j’ai fait ce voeu dans le moment sacré de mon bap­tême et je bénis Dieu qui me donne si tôt l’oc­ca­sion de pro­cla­mer sa gloire et ma foi. 

— Mais, fit Néarque en fris­son­nant, vous trou­ve­rez la mort, les supplices… 

— Je le sais, mais au ciel déjà m’est pré­pa­rée la palme du martyre. 

— Vivez sain­te­ment sans cher­cher à mou­rir, s’é­cria Néarque en sai­sis­sant les mains de son ami, vivez pour pro­té­ger les chré­tiens dans Mélitène. 

— Leur plus grand secours sera mon exemple, fit Poly­eucte avec séré­ni­té. Mais vous qui saviez trou­ver tant d’é­lo­quente ardeur pour me conver­tir, d’où vient, Néarque, que la pen­sée de ser­vir Dieu avec plus d’é­clat vous laisse aus­si hésitant ? 

Néarque bais­sa la tête. 

— Allons, mon cher Néarque, s’é­cria Poly­eucte avec enthou­siasme, allons bri­ser les faux dieux, allons mon­trer à ce peuple l’a­bîme de son erreur. 

Ces mots sem­blèrent rayon­ner pour Néarque en traits de feu. Son visage s’é­clai­ra, ses yeux se rem-plirent d’une sur­hu­maine extàse. Il sai­sit le bras de son com­pa­gnon, et, sain­te­ment joyeux, l’en­traî­nant à son tour : 

— Allons ! dit-il… 

Quand les deux amis par­vinrent au temple, tout le peuple de Méli­tène y était assem­blé. La noblesse romaine et armé­nienne occu­pait les pre­miers rangs. Sévère, pâle du cha­grin de son cœur, se tenait à côté du gou­ver­neur, au pied de la sta­tue de Jupi­ter. Le grand prêtre était à l’au­tel, à genoux, les bras éten­dus vers l’Orient. 

La céré­mo­nie com­men­ça. La solen­ni­té du sacri­fice avait redou­blé la pompe du culte habi­tuel, et cha­cun mon­trait, par son res­pect et son silence, l’im­por­tance de cette fête. 

Aus­si, lorsque Poly­eucte et Néarque se mirent à rire hau­te­ment des rites consa­crés, des mys­tères, des dieux, y eut-il chez tous les assis­tants un moment de stu­peur inouïe et telle, que ni Félix, ni ses gardes n’eurent la pen­sée de s’emparer des blasphémateurs. 

Ils redou­blèrent leurs sar­casmes et Poly­eucte, dres­sé de toute sa taille, cria à la foule d’une voix éclatante : 

— Mal­heu­reux insen­sés, pou­vez-vous ado­rer ces débris de pierre et de bois, ces dieux mons­trueux que vous enfer­mez dans un Olympe bor­né et à qui vous prê­tez tous les défauts et les lai­deurs de vos âmes ? II n’est qu’un Dieu sur la terre et dans le ciel : celui que les chré­tiens adorent, le Dieu de Poly­eucte et de Néarque ! C’est à lui qu’ap­par­tient l’u­ni­vers ! C’est lui qui créa les choses et les coeurs. Il en est le prin­cipe éter­nel, il en est la sou­ve­raine fin, et la nature entière ne res­pire que par lui ! Ado­rez-le ! Il est votre maître et votre père ! Aucune main, aucune colère ne peuvent l’at­teindre, tan­dis que vos faux dieux vont bri­ser sur le sol leurs foudres impuissants ! 

En pro­non­çant ces der­niers mots, Poly­eucte bon­dit vers la sta­tue de Jupi­ter et d’une pous­sée robuste, il l’en­voya rou­ler à terre, tan­dis que Néarque pié­ti­nait les vases de vin et d’encens. 

Une cla­meur épou­van­tée reten­tit ; le peuple se ruait sur les portes du temple, s’at­ten­dant à voir s’en­trou­vrir le ciel et crou­ler les murs. Félix, cloué au sol, de colère et de stu­peur, ne pro­non­çait pas un mot, et les deux chré­tiens auraient pu cent fois s’é­chap­per. Mais ils n’y son­geaient pas : appuyés l’un à l’autre, ils glo­ri­fiaient l’É­ter­nel et, d’a­vance, sou­riaient au mar­tyre. Enfin, Félix put arra­cher de sa gorge quelques mots entre­cou­pés, les sol­dats entou­rèrent Poly­eucte et son ami qui ten­daient leurs mains aux chaînes, avec, au fond des yeux, une immense allé­gresse. Et le peuple, hur­lant tou­jours, sem­blait autour des pri­son­niers les flots désor­don­nés d’une mer orageuse. 

Stra­to­nice avait fui l’une des pre­mières, à demi morte de frayeur. Elle cou­rut jus­qu’au palais du gou­ver­neur, et, quand elle appa­rut devant Pau­line, les yeux hagards et la poi­trine hale­tante, la jeune femme eut un cri de désespoir. 

— C’est fini ! dit-elle. 

À voix hachée, Stra­to­nice lui contait la scène, les blas­phèmes, les colères, la sta­tue du divin Jupi­ter bri­sée sur le sol et Poly­eucte char­gé de liens et souriant. 

— Dieux ! fit Pau­line, les chré­tiens de mon songe ! Et tous, tous, et Sévère et mon père s’u­nis­sant contre lui ! Fatale erreur de l’es­prit de Poly­eucte qui se laisse abu­ser par les chi­mères gros­sières de cette secte, qui peut-être va payer de sa mort sa trop confiante ami­tié ! Voi­là donc où, ce matin, le condui­sait Néarque ! Au bap­tême ! Mais mon père, que dit-il ? 

— Le voici ! 

(à suivre)

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