« Père, ne permettez pas qu’il meure ! »
Félix s’avançait en effet, tremblant encore d’indignation ; ses mains, dans un mouvement machinal, froissaient sa toge. Pauline se jeta à ses pieds.
— Mon père, cria-t-elle, pitié ! Ne permettez pas qu’il meure !
— Sous ses yeux, j’ai fait exécuter Néarque, répondit Félix d’une voix sombre. J’espère que le supplice de cet ami le rendra à la raison. Je le souhaite.
— Ah ! mon père, fit Pauline en sanglotant, vous savez combien les chrétiens sont fidèles à leur erreur. Jamais un reniement devant les tourments les plus affreux. Vous connaissez l’âme de Polyeucte : elle est incapable d’une lâcheté. S’il est venu au temple, s’il a blasphémé, brisé les dieux, ce n’est pas pour changer de croyance en une seconde. Mon père, je vous demande sa grâce. Intercédez pour lui auprès de Decius !…
— Tais-toi, ma fille, tu ne sais ce que tu me demandes. Decius hait les chrétiens. Ses ordres à leur sujet sont impitoyables. Ce sont des rebelles impies qu’il faut détruire. Et je me nuirais, et je me rendrais suspect aux yeux de l’empereur, si je prenais sur moi de pardonner un semblable crime. Tout ce que j’ai pu faire, je l’ai fait : Néarque a été supplicié. Quel exemple ! Albin, comment est mort l’impie ?
— Avec courage, Seigneur. Jusqu’au dernier moment, il a glorifié son Dieu et blasphémé les nôtres.
— Et Polyeucte ?
À ce nom, Pauline, qui sanglotait, embrassa de nouveau les genoux de son père.
— Polyeucte ? fit le soldat. Hélas ! on a dû l’arracher de l’échafaud et l’empêcher de se précipiter sous le glaive. Sa force tenait du miracle.
— Mon père, dit Pauline d’une voix brisée, vous ne pourrez lui faire sitôt reconnaître son erreur. Dans cette âme exaltée par ces terribles moments, quelle parole de raison pourrait jeter sa semence ? Je vous en conjure, au nom de ma soumission parfaite envers vous, par tout ce que j’ai souffert pour vous obéir et sacrifier à mon devoir de fille l’attachement que j’avais pour Sévère, laissez-moi l’époux que vous m’avez donné ! Je l’ai payé si cher !
— Que veux-tu que je fasse ? C’est sur lui, c’est sur son cœur opiniâtre qu’il te faut essayer tes supplications et tes larmes. On va l’amener ici, car le peuple est dans un tel tumulte que j’ai craint de lui voir forcer la prison. Moi-mème, je vais essayer d’agir sur Polyeucte par la crainte ; toi, Pauline, trouve dans son amour le levier de sa raison. Va !
Et pendant que Pauline s’éloignait, soutenue par Stratonice, Félix, sombre, les yeux au sol, écoutait les pensées contradictoires qui se partageaient son esprit : sa pitié, sa tendresse pour sa fille, sa colère d’avoir été ainsi bafoué aux regards de tous, sa crainte que Sévère, comme envoyé de Rome, ne fit sur son compte un rapport défavorable, un reste d’attachement pour son gendre venaient tour à tour le pousser vers l’indulgence ou la rigueur. Et parfois se faisait jour dans l’orage de cette âme une pensée que Félix cherchait en vain à étouffer : Polyeucte mort, Sévère ne pourrait-il pas épouser Pauline ? Que d’appuis alors, que de faveurs pour le gouverneur de l’Arménie