Dernier coup de canon…

Auteur : L'Ermite, Pierre | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 7 minutes

Après avoir été, à Mont­martre, le curé du Mou­lin-Rouge, je suis deve­nu, à Saint-Fran­çois-de-Sales, le curé de l’Hos­pi­ta­li­té de Nuit.

C’est là, dans cette mai­son, née du cœur des catho­liques, que chaque soir, len­te­ment, tris­te­ment, pas à pas, arrivent les vain­cus de la vie, pour trou­ver un mate­las, du pain, et un peu d’oubli…

C’est pour­quoi, après les qua­torze retraites parois­siales, j’ai vou­lu que les « clo­chards » de chez moi aient, eux aus­si, leur retraite à eux, où ils enten­draient le lan­gage qu’ils com­prennent, et des paroles qui leur feraient du bien. 

Ce sera mon der­nier coup de canon. 

J’ai pré­ci­sé­ment, dans mon cler­gé, un brave prêtre savoi­sien qui a beau­coup voya­gé en Terre Sainte, et qui avec son cœur et une barbe magni­fique, est tout à fait l’homme de la situation. 

Le direc­teur de l’Hos­pi­ta­li­té semble un peu inquiet, car, avec les évé­ne­ments, il y a pas mal de « fortes têtes », ce soir-là, dans la maison. 

Mon vicaire le rassure. 

— Tout ira bien… Je vais leur prê­cher la Passion. 

— La Pas­sion… ? Vous n’y pen­sez pas !…

— Mais oui… la Passion… 

Et il pousse la porte. 

Vision unique d’humanité. 

Je vou­drais que tous les pro­vin­ciaux, qui rêvent des grandes villes, puissent voir ici un des envers du décor. 

Grande salle rec­tan­gu­laire. Relents d’ha­bits miteux, de sueur, de tabac — et quel tabac ! — de vinasse et d’alcool… 

Là, sur des bancs très bas, sont assis des cen­taines d’hommes de tout âge, de toute pro­fes­sion, de toute langue…. 

Ex omni natione quae sub cælo est…

Tignasses mal pei­gnées… barbes hir­sutes, vête­ments en lam­beaux… Tout cela plus ou moins habité… 

Le pre­mier que j’a­per­çois, c’est mon ancien gar­dien du chan­tier de Sainte-Odile… brave homme dont j’ai dû me sépa­rer, parce qu’il ne gar­dait rien du tout.

L’un montre ses semelles per­cées et il dit sen­ten­cieu­se­ment : « Je marche sur mes tiges !… » mais une bou­teille de « rouge » sort, à moi­tié, de sa poche.

L’autre, avec des épingles anglaises rouillées, cherche à dimi­nuer les trous de son pantalon. 

Un troi­sième a tiré son « eus­tache » et il coupe méti­cu­leu­se­ment, dans son cha­peau, les bouts de cigare récu­pé­rés sur le trottoir…

Un repris de jus­tice enfonce sa cas­quette sur ses yeux pour qu’une « mouche », tou­jours pos­sible, ne le recon­naisse pas.

Et, comme contraste émou­vant, par-ci, par là, émergent des têtes dou­lou­reuses d’ar­tistes, d’in­tel­lec­tuels, d’employés, de poi­tri­naires, que la dure­té de la vie cita­dine a accu­lés à cette extré­mi­té d’être obli­gés de venir ici pour man­ger une soupe chaude et dormir. 

Le prêtre parle à tous… 

Ils sont fiers qu’on leur parle.

Et tous l’écoutent.

Et ils écoutent comme des affa­més qui retrouvent le pain blanc d’autrefois.

Mon vicaire a com­men­cé par un signe de croix que beau­coup ont répé­té sur eux-mêmes. 

Il faut avoir vu ces cous ten­dus… ces yeux fixés… ces mous­taches en avant… ces coups de poing d’ap­pro­ba­tion sur les genoux. 

L’ab­bé fait appel à leurs sou­ve­nirs d’en­fance… à ce caté­chisme qu’ils ont sui­vi jadis dans une église de vil­lage… à leur pre­mière Com­mu­nion faite, de la main d’un loin­tain rec­teur, aujourd’­hui devant Dieu. 

Il parle ensuite à leur cœur d’hommes… à ce qui reste en eux de bon, de loyal, de profond.

Il évoque la mémoire des parents res­tés fidèles à la terre… Pauvres vieux ?… auraient-ils jamais sup­po­sé que ce fils tant aimé, par­ti à Paris avec de tels rêves, vien­drait échouer ici, en cette der­nière misère…

Et des larmes perlent en quelques yeux… 

Le prêtre alors entre dans le vif de son sujet. 

… Ils ne doivent pas se décou­ra­ger, car il leur reste le plus grand de tous les amis… le Christ, qui a dit : « Venez à moi, vous tous qui souf­frez… et je vous ferai revivre à l’espérance…

Il n’a pas seule­ment par­lé… il a agi, et il est mort pour eux. 

Et de quelle mort ! 

Le récit de la Pas­sion com­mence. Et alors cela devient d’une vie extraordinaire. 

L’as­sis­tance réagit en dehors de toutes les conven­tions mondaines.

Judas est copieu­se­ment conspué… trai­té de « ven­du » et de « fripouille ». 

Pour­tant Pilate « prend » encore plus que lui. 

— Ce qu’il se « dégonfle »… ce coco-là !… 

Mais ce qui excite le plus les « clo­chards », ce sont les princes des prêtres.

— Tar­tufes !… clame un plom­bier dans le fond de la salle. 

Un gros bon­homme, à cein­ture rouge, donne un coup de coude à son voi­sin, un ter­ras­sier en large culotte de velours mastic : 

— Hein, mon « pote » ce qu’on leur aurait cas­sé la g… à tous ces « béni-bouffes » si on avait été là !… 

C’é­tait à peu près ce qu’a­vait dit Clo­vis, il y a quelque quinze cents ans. 

Déci­dé­ment, le Fran­çais, au fond, reste tou­jours le sol­dat de Dieu.

Seule­ment, un vieux bar­bon proteste !… 

Il n’ad­met pas que le Christ par­donne à tout ce monde… 

Le bon lar­ron… ça va !… Mais à ces bon­dieu­sards d’Anne et Caïphe, jamais !… 

Et quand mon vicaire, très ému lui-même, décrit la mort du Christ, un « dur à cuire » sou­pire tristement :

— Pauvre bougre !… 

La finale de cette Pas­sion obtint la par­ti­cu­lière appro­ba­tion des « clochards ». 

… Le Christ, res­sus­ci­té, atti­rant tout à Lui et réa­li­sant ce qu’il avait solen­nel­le­ment affir­mé : Bien­heu­reux, les pauvres !… Bien­heu­reux, ceux qui souffrent !… Bien­heu­reux, ceux qui pleurent !… 

Donc, eux, les pauvres types, ils ont la parole de Dieu. 

S’ils acceptent de suivre cou­ra­geu­se­ment le Christ, ils res­sus­ci­te­ront de leur gangue de misère, et ils trou­ve­ront, dans la com­pré­hen­sion et l’ac­cep­ta­tion de leur sort d’i­ci-bas, un titre excep­tion­nel au bon­heur du paradis. 

Alors, c’est le filon ! 

Jamais mon vicaire n’a­vait eu un audi­toire plus attentif. 

Quand, enthou­sias­mé, il sor­tit, de rudes mains se ten­dirent vers lui, et elles ser­rèrent les siennes jus­qu’à lui faire mal. 

Il y eut mieux. 

Plu­sieurs vou­lurent se confesser. 

D’autres hési­tèrent : « On a encore trois semaines… On ver­ra !… C’est tel­le­ment encrassé !… » 

Quelques-uns par­tirent, fer­més, presque farouches, sans rien dire, dont plu­sieurs Espagnols. 

Mais, à peu près tous ont enten­du, au fond de leur déca­dence, les sou­ve­nirs appe­ler les souvenirs… 

Et, der­rière toutes ces pages qui se tournent, il y a le Dieu de leur enfance. 

… ce Dieu qui attend, son heure… 

… ce Dieu lui ne met pas le pied sur la mèche qui fume, encore… et qui n’a­chève pas le roseau déjà brisé…

Pierre L’ERMITE.

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