Celui dont il va être maintenant question n’est pas un saint. L’histoire l’a presque oublié ; rares sont les livres où les écoliers pourraient lire sa vie exemplaire. L’Église n’a pas considéré que ses vertus fussent suffisantes pour le placer sur les autels. Pourtant, par ses longues souffrances héroïquement supportées, par son énergie à remplir, malgré tout, ses devoirs, par sa tranquillité en face de la mort ne mériterait-il pas d’être placé, non loin de saint Louis, dans la belle galerie de ces princes du Moyen Age qui surent être de grands rois en demeurant de grands chrétiens ? Et quand vous aurez lu ce que fut sa brève existence tragique, sans doute penserez-vous que Celui qui connaît le plus profond des cœurs et pèse au juste poids les actions des hommes, l’aura accueilli dans son amour, au Paradis…
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Il se nommait Baudouin. Il avait treize ans lorsque son père mourut, le puissant Amaury, roi de Jérusalem, qui tant avait lutté vaillamment contre l’infidèle, et mené jusqu’en Égypte l’offensive des armées franques. C’était un bel enfant, remarquablement doué ; charmant de corps et de visage, prompt et ouvert, aussi habile aux exercices physiques qu’appliqué à ceux de l’intelligence. Son esprit était vif, sa mémoire excellente et, dès son plus jeune âge, il avait compris combien il est utile, pour un prince, d’être très cultivé. En même temps, cavalier émérite, aussi habile à monter, sans selle, un fougueux petit cheval arabe qu’à mener un lourd destrier de Boulogne, caparaçonné de fer, aussi expert en la chasse au faucon qu’à la nage dans les eaux du lac de Tibériade. Vraiment, un magnifique garçon.
Depuis son plus jeune âge, son précepteur, Messire Guillaume de Tyr, qui écrivait alors un énorme livre sur l’histoire des Croisades, lui en avait raconté tous les événements ; Baudouin n’ignorait rien de la gloire de ses ancêtres, ni des conditions où était né le royaume dont il hériterait un jour. Et l’enfant, quand il chevauchait à travers la campagne de la Terre Sainte aimait à évoquer l’épopée de ces hommes admirables qu’avaient été les premiers croisés.
Ce n’était pas à lui qu’il eût fallu apprendre comment, pour délivrer de l’occupation des Turcs musulmans le Saint-Sépulcre où dormit, après la crucifixion, le corps de Notre-Seigneur, le grand Pape Urbain II, en 1095, dans la cathédrale de Clermont-Ferrand en France, avait appelé le monde à la croisade et comment, aussitôt, des milliers d’assistants avaient fixé sur leur manteau une croix d’étoffe rouge en jurant de partir pour la Palestine ! Ce n’était pas à lui qu’il eût fallu apprendre les noms des glorieux chefs qui avaient mené à la victoire la première croisade ; Godefroy de Bouillon, le parfait chevalier du Christ ; Hugues de Vermandois, frère du roi de France ; Robert Courteheuse, duc de Normandie ; et les ducs de Sicile et les comtes de Toulouse, et les évêques, et les légats du Pape, tous également pieux, tous également croyants.
Il se répétait souvent les phrases que son maître Guillaume lui avait lues, où il racontait comment les croisés, exténués, décimés, presque à bout de courage, étaient arrivés en juin 1099 devant Jérusalem, la ville Sainte entre toutes.… « Lorsqu’ils entendirent que cette ville était Jérusalem, lors, ils commencèrent à pleurer d’émotion. Tous se mirent à genoux et rendirent grâces à Dieu, parce qu’ils touchaient au but de leur pèlerinage, et qu’ils allaient entrer dans cette ville que tant aima Notre-Seigneur durant qu’il vivait, homme, pour sauver les hommes. C’était grande émotion de voir et d’ouïr leurs larmes et leurs sanglots. Et lorsqu’ils furent approchés des murailles, en vue des tours de la cité, ils levèrent les mains au ciel dans une fervente prière, puis se mirent pieds nus, par humilité de cœur, et baisèrent la terre qu’avait foulée Jésus. »
C’était de leurs efforts, de leurs sacrifices, qu’était né ce royaume, le beau royaume chrétien de Palestine, dont Baudouin aurait la charge. Il pensait aux puissants châteaux, qu’on appelait les kraks, copiés des châteaux forts de France ou de Belgique, qui surveillaient tous les passages par où le Musulman aurait pu attaquer de nouveau. Il pensait aussi aux solides milices des Chevaliers moines, les Templiers, les Hospitaliers, qui consacraient toute leur existence à défendre la Terre Sainte contre les Turcs. Avec de tels hommes, avec de telles forteresses, qu’avait-on à craindre ? Et lui, Baudouin, devenu à la mort de son père Baudouin IV, il savait bien que, Dieu aidant, il combattrait de toutes ses forces pour la sauvegarde du Sépulcre, la défense de son royaume et la sûreté de tous les chrétiens en Orient. Fidèle ! Il serait fidèle ! Et il pensait qu’un magnifique avenir s’ouvrait devant lui.
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Il ne savait pas, le pauvre enfant…
Depuis plusieurs années, ses parents le faisaient soigner par beaucoup de médecins. Cela l’agaçait fort. Que lui voulaient-ils donc, ces « mires », avec leurs onguents et leurs drogues ? Fallait-il prendre tant garde à ces petits boutons purulents sur ses bras, à ces quelques plaques blanchâtres qu’on remarquait sur sa poitrine ? Cela ne lui faisait même pas mal et, à onze ou douze ans, un garçon n’aime pas beaucoup être soigné comme une fille douillette. Non, il ne savait pas…
Voici pourtant ce qui s’était passé, ce que son maître Guillaume de Tyr a rapporté dans son Histoire. Baudouin aimait à jouer à la balle avec ses camarades ; il advenait, bien entendu, que la balle tombât dans quelques-uns de ces fourrés de ronces, aux épines longues et très aiguës, comme on en voit beaucoup en Palestine. Lorsqu’il fallait aller la rechercher, « Aïe ! aïe ! » criaient les autres en s’égratignant les bras. Messire Guillaume observa que son élève Baudouin, lui, ne criait jamais quand il fallait glisser le bras dans les fourrés : « C’est bien, Baudouin, lui dit-il, d’être courageux devant la souffrance ! — Oh, Messire, répondit franchement le garçon, je ne souffre pas du tout. Mon bras droit et ma main ne sentent rien, et je puis m’égratigner, me pincer, me couper, cela m’est égal ! » Et de rire avec gaieté, le malheureux ! Guillaume de Tyr pâlit : il avait tout de suite compris.
Il faut vous dire que la plus terrible maladie du Moyen-Age, celle qu’on ne guérissait jamais alors (et que même aujourd’hui on n’est pas encore arrivé à vaincre complètement), la « lèpre », commence ainsi. De grandes parties de peau deviennent insensibles, comme si elles étaient mortes ; des plaques blanchâtres apparaissent, puis des sortes de boutons, des pustules. Lentement, très lentement même, car ce mal gagne sans hâte, mais sans se laisser arrêter, le corps entier est pris. Les chairs se boursouflent, bourgeonnent de façon horrible. Le visage, rongé par la lèpre, prend l’aspect épouvantable d’un muffle bestial. Très souvent les yeux se prennent et le malade devient aveugle. Enfin, quand le terrible mal atteint le cerveau, survient la mort…
C’était tout cela que Messire Guillaume avait aperçu en considérant le bras de Baudouin, un bras tout pâle, vaguement marbré de blanc, sur lequel on voyait bien les marques des déchirures faites par les épines, mais aucune trace de sang. La lèpre ! Il n’y avait aucun doute : le jeune Prince, l’héritier du royaume franc de Jérusalem, était atteint de la maladie la plus abominable du temps. Le Précepteur courut s’ouvrir de sa découverte au roi Amaury. Épouvanté, celui-ci convoqua tous les médecins de ses domaines et fit même venir d’Europe les plus réputés. En vain !
Et c’est ainsi que Baudouin IV, roi à treize ans, ne devait pas tarder à deviner qu’il était lépreux.
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Il savait quel sort l’attendait. Il savait qu’on ne guérissait pas de la lèpre. Il savait que sa jeune vie ne serait qu’une lente agonie, prolongée plus ou moins selon que le mal gagnerait plus ou moins vite, mais dont la seule fin serait une mort affreuse, les chairs décomposées tombant, vivantes, en pourriture, les yeux rongés par les pustules… Devant une telle perspective, combien d’hommes eussent été désespérés ? Mais c’est en de semblables circonstances que l’âme d’un vrai chrétien se révèle, et Baudouin IV était un vrai chrétien.
Le Seigneur lui imposait des souffrances terribles, mais lui-même, le Christ, n’a-t-il pas souffert, lui aussi, terriblement ? La mort était son seul avenir, à lui enfant des hommes, mais Jésus, fils de Dieu, n’était-il pas mort, lui innocent, pour racheter le monde de ses péchés ? À genoux devant le Saint-Sépulcre, bien souvent le petit roi lépreux méditait toutes ces choses et puisait dans l’amour du Christ, dans les promesses de salut éternel qu’il a faites, le courage de vivre en roi, en chrétien, malgré tout. La Sainte Providence l’avait placé à la tête du royaume de Palestine ; ne devait-il pas accomplir, jusqu’au bout, son métier de roi ? Ainsi sa vie serait-elle une agonie, mais une agonie casquée, une agonie à cheval, face à l’ennemi ! Lui vivant, l’Infidèle ne reprendrait pas Jérusalem ; le Musulman ne souillerait pas le Saint tombeau !
Et Dieu sait pourtant que la situation était difficile ! Un roi enfant, belle occasion pour tous les ambitieux d’essayer de se débarrasser de sa tutelle ! Les intrigues foisonnaient. Les grands barons rivaux complotaient les uns contre les autres. On combinait déjà de s’emparer du trône lorsque la lèpre aurait enfin mené Baudouin au tombeau. Les marchands italiens et maltais trafiquaient avec les infidèles et leur vendaient des armes. Des princesses, jalouses les unes des autres, poussaient leurs maris à s’entendre avec les Turcs.
Ce n’était cependant guère le moment, pour les chrétiens, de se laisser aller aux discordes ! Car, en face d’eux, au lieu d’une poussière de seigneuries musulmanes, venait de surgir un ennemi redoutable, le sultan Saladin ; maître de l’Égypte, menant ses troupes victorieuses de la Méditerranée à la Mésopotamie, il venait de faire l’unité du monde musulman et ne cachait pas son intention de compléter ses États en s’emparant de la Terre Sainte. Mais Baudouin, l’enfant lépreux, était un vrai descendant des Croisés, et Saladin ne lui faisait pas peur.
À l’automne de 1177, le sultan attaqua avec une rapidité terrible, dispersa les premières troupes franques qu’il rencontra, fit prisonnier tout le corps des réserves que les barons chrétiens venaient de lever et se mit à parcourir la Palestine comme s’il était chez lui. Avec tout ce qu’il put ramasser de gens, Baudouin s’enferma dans une place forte et se prépara à contre-attaquer. Et le 27 novembre, Saladin, qui était bien persuadé que le petit lépreux et sa poignée d’hommes seraient incapables de lui tenir tête, se trouva brusquement, dans un défilé que les Croisés appelaient Montgisard, en face d’une troupe résolue qu’il n’attendait pas.
Et quelle troupe ! Les chrétiens venaient de voir les musulmans ravager leurs champs, profaner leurs églises, massacrer femmes et enfants ; une sainte colère enflammait en eux l’âme des premiers croisés. À un contre dix, ils se lancèrent à l’attaque, portant au milieu d’eux, en guise d’étendard, la Vraie Croix, celle sur laquelle est mort Jésus. Et l’on devait raconter qu’au plus fort du combat, il leur sembla à tous que la Croix devenait immense, gigantesque, touchant le ciel, et même qu’à un instant difficile, un chevalier mystérieux était apparu au milieu des barons, revêtu d’une armure étincelante, devant qui les Sarrasins s’enfuyaient comme des vols de cailles, saint Georges lui-même, un des patrons du royaume de Palestine, descendu du ciel pour aider ses compagnons d’armes.
Ce fut une admirable victoire, une victoire qui mériterait d’être aussi célèbre que Bouvines… Au premier rang de ses cavaliers, Baudouin, le roi lépreux, avait mené lui-même charge sur charge. Il vit fuir devant lui Saladin en déroute. Il avait alors à peine dix-sept ans.
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Mais son mal empirait. Maintenant personne n’en pouvait plus douter et le monde chrétien entier connaissait la nouvelle : le roi Baudouin était lépreux et ne guérirait jamais. Bientôt ses pieds et ses mains commencèrent à se déformer, rongés, boursouflés. De partout la peau pourrie lui tombait et les abcès se multipliaient. Son beau visage se défigura, et un jour vint, — il avait alors dix-neuf ans, — où la lumière pour lui s’obscurcit, et il devint aveugle.
Même dans cet état épouvantable, l’enfant héroïque ne se laissa point abattre. De son lit, où, cadavre vivant, il grelottait souvent de fièvre, il ne cessait de commander à ses gens, de les interroger sur tout ce qui se passait dans son royaume, de dicter des instructions, que pour s’enfoncer dans des prières où il offrait au Christ ses souffrances, les unissant à celles de la croix. Personne ne l’approchait sans être bouleversé par sa grandeur d’âme. Un écrivain musulman lui-même, qui l’avait aperçu, en parlait dans son livre avec émotion et admiration.
La situation devenait de plus en plus critique. Les intrigues des seigneurs se faisaient plus acharnées parce qu’on savait que le petit roi allait mourir. Son propre beau-frère était en révolte contre son autorité. Et Saladin, ayant reconstitué ses armées, reprenait l’attaque.
Au mois d’août 1184, on apprit à Jérusalem que le sultan attaquait le krak du Moab, le château-fort chrétien qui défendait le passage de la Mer Morte. Croyant Baudouin à l’agonie, le Turc jugeait le moment favorable. C’était mal connaître le petit héros chrétien. Un ordre ! « Qu’on me place dans une litière, portée à deux chevaux ! Qu’on me guide au milieu de mes chevaliers ! Et nous irons, avec l’aide du Christ, délivrer le krak de l’attaque des infidèles ! » Et l’on vit arriver, en effet, sur le champ de bataille, gisant dans la litière, totalement aveugle, le petit roi sublime et l’on vit, une fois encore, Saladin décamper devant lui.
Ce fut le dernier exploit de Baudouin IV, le roi lépreux. Tout l’hiver, il souffrit affreusement, le mal gagnant la tête et lui occasionnant des migraines terribles. Parfois il délirait et on l’entendait mélanger des cris et des prières : « À moi, chevaliers, par saint Georges et pour Notre-Seigneur ! » et « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! » Dans les moments où sa maladie le laissait un peu en repos, il assemblait autour de sa couche ses meilleurs conseillers et décidait avec eux de sa propre succession. Après lui régnerait son neveu, le petit Baudouin V, « Baudouinet » comme on l’appelait, et un conseil de sages chevaliers et prélats gouverneraient en son nom.
Le 16 mars 1185, il mourut. On le mit en terre, près du sommet du Golgotha, pas loin du Saint Sépulcre,à l’endroit où était mort l’Homme de douleur, le Dieu vivant en qui il avait placé son espérance. Trois ans plus tard, Saladin s’emparait de Jérusalem, et bientôt la Terre Sainte entière serait perdue pour les chrétiens.
L’auteur devrait lire le livre de Amin Maalouf : les croisades vues par les arabes, avant de glorifier les croisades ou leurs auteurs…
C’est un excellent article, le livre de Amin Maalouf est une source. Il en existe plusieurs sur la période des Croisades. Baudouin IV était unanimement reconnu, aussi bien par les siens que par ses adversaires. Tout comme Saladin à l’âme chevaleresque, Baudouin a fait preuve d’un héroïsme hors du commun. J’aimerais bien vous y voir, un corps qui ne plus qu’une plaie, en train de donner des ordres et se porter sur les champs de bataille. Autant de bravoure, pour ma part, me laisse sans voix.
Je suis de tout cœur avec vous ♥️