Le roi de France, Louis le neuvième, qui fut plus tard canonisé, faisait un jour une promenade à cheval avec le sire de Joinville et quelques seigneurs. Il arriva au village de Charenton par un pont à péage. Il paya scrupuleusement pour lui, pour sa suite et pour les chevaux, bien qu’on lui eût offert le passage gratuit. De l’autre côté du pont, il tomba sur des paysans réunis en cercle autour d’un jeune homme. Celui-ci, agile comme un singe, les pieds en l’air et la tête en bas,courait sur les mains avec vélocité. Les spectateurs qui applaudissaient se tinrent cois, par respect, à la venue du cortège. L’homme se replaça sur ses pieds et s’approcha sur un signe de Louis. Il retira son bonnet, râpé et troué, d’où pendait, à moitié brisée, une plume de coq, et, immobile, attendit qu’on l’interrogeât. Il était de piètre mine, maigre, accoutré d’habits rapiécés dont les teintes, jadis vives, étaient décolorées ; mais son attitude était gracieuse et ses mouvements aisés. Ses joues étaient creuses, mais son regard était clair et sa lèvre spirituelle.
— Qui es-tu ? dit le roi.
— Un homme, répondit l’autre.
— D’où viens-tu ?
— De là-bas.
— Où vas-tu ?
— À côté de mon ombre.
— De quel pays es-tu ?
— De notre ville.
— Où est ta ville ?
— Sur une rivière.
— Qu’est-ce que cette rivière ?
— De l’eau.
— Comment appelle-t-on cette eau ?
— On ne l’appelle pas, trop curieux seigneur : elle vient toute seule.
Sur ce, l’homme éclata de rire, comme un enfant taquin qui s’amuse, et jeta en l’air, joyeusement, son vieux bonnet. Joinville fronça le sourcil. Mais le bon roi sourit.
— Tu me trouves indiscret, mauvais garçon, et tu railles. Mais je sais à qui j’ai affaire. Tu es mal vêtu ; à te voir, on devine que tu es mal nourri ; tu distrais les badauds avec des cabrioles et tu t’égayes au nez des puissants ; tu es sans feu ni lieu et insouciant comme un moineau. Sûrement tu es poète.
— Bien deviné ! Je compose des chansons si langoureuses que les dames en pleurent, des chansons guerrières qui donnent du cœur au plus couard, des chansons plaisantes qui épanouissent après boire les figures les plus moroses. Je sais les exploits de Charlemagne, les malheurs de Roland à Roncevaux, l’histoire de Rome la grande, et mille autres merveilles. Et je sais aussi faire danser les ours, dresser les chiens, marcher sur les mains, jouer de la viole et grimacer mieux que les gargouilles des cathédrales.
— Voilà beaucoup de talents. Dommage est qu’ils soient d’un médiocre rapport.
— Jusqu’à présent, oui. Mais ma fortune sera bientôt faite, car je vais à Paris où les amateurs ne manquent pas. Ce n’est pas comme dans ce village, où les gens sont des brutes. Ils ont bâillé à mes meilleurs vers. Les singeries seules leur plaisent.
— En effet, ils t’applaudissaient.
— Ils applaudissent, mais ce sont des avares. J’ai quêté après une chanson : pas un liard ; après un fabliau : pas davantage ; après des contorsions et des calembredaines : rien encore. Si je quête maintenant, ils ne donneront pas plus. Que la peste les emporte !
— Et sur les grands chemins, n’as-tu point peur ?
— Quand des brigands paraissent, je chante à tue-tête. Les plus farouches s’en retournent alors. Ils savent qu’avec mes pareils ils perdraient leur temps et que les faiseurs de vers n’ont de richesse que dans leurs rimes. Bien mieux, la semaine dernière, une bande m’a invité à dîner : ce fut très cordial. Quel festin ! quel vin ! quels aimables convives !
— Tu as de belles fréquentations !
— Que le roi m’invite, il aura la préférence.
Louis IX s’amusait extrêmement. Derrière lui son escorte le jugeait un peu trop familier avec ce va-nu-pieds et le blâmait discrètement. Mais il n’en avait cure.
— Eh bien ! quand tu seras à Paris, présente-toi au Louvre. On t’y recevra, je te le promets.
— Je m’y présenterai, beau sire. Si l’on me chasse, vous en aurez le remords… Mais je ne sais guère quand ce sera.
— Qui t’empêche de continuer ta route ?
— Ce pont, ce pont à péage. Dans ma bourse il n’y a que du vent. Je comptais sur la quête pour payer le passage. Mais ces vilains, que le diable puisse étrangler, ont les poches cousues. Si je ne rencontre pas un passant généreux, je risque de demeurer ici jusqu’au jugement dernier.
Le roi se retourna vers ses compagnons :
— Joinville, je veux que désormais tous les ponts du royaume soient libres pour les poètes, jongleurs et trouvères. Qu’ils disent au gardien un couplet : cela suffira… de par le roi. Et toi, gentil chanteur, viens demain dîner au palais. Tu y auras, j’espère, chère aussi bonne que chez tes brigands. Suis ton chemin, et que Dieu te conserve ta gaieté !
Là-dessus, les cavaliers piquèrent des deux et s’éloignèrent. Le jeune homme resta, son bonnet à la main, émerveillé et heureux.
Depuis, trouvères, jongleurs, poètes, joueurs de viole et de cornemuse, diseurs de contes ou de graves récits, amuseurs des petits et des grands, allèrent répandre partout fabliaux, épopées et chansonnettes, fleurs et fleurettes du vieux sol gaulois. Et ils circulèrent en franchise sur tous les ponts de France.
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