Ce qu’était un diseur de contes

Auteur : Jasinski, Max | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 6 minutes

Le roi de France, Louis le neu­vième, qui fut plus tard cano­ni­sé, fai­sait un jour une pro­me­nade à che­val avec le sire de Join­ville et quelques sei­gneurs. Il arri­va au vil­lage de Cha­ren­ton par un pont à péage. Il paya scru­pu­leu­se­ment pour lui, pour sa suite et pour les che­vaux, bien qu’on lui eût offert le pas­sage gra­tuit. De l’autre côté du pont, il tom­ba sur des pay­sans réunis en cercle autour d’un jeune homme. Celui-ci, agile comme un singe, les pieds en l’air et la tête en bas,courait sur les mains avec vélo­ci­té. Les spec­ta­teurs qui applau­dis­saient se tinrent cois, par res­pect, à la venue du cor­tège. L’homme se repla­ça sur ses pieds et s’ap­pro­cha sur un signe de Louis. Il reti­ra son bon­net, râpé et troué, d’où pen­dait, à moi­tié bri­sée, une plume de coq, et, immo­bile, atten­dit qu’on l’in­ter­ro­geât. Il était de piètre mine, maigre, accou­tré d’ha­bits rapié­cés dont les teintes, jadis vives, étaient déco­lo­rées ; mais son atti­tude était gra­cieuse et ses mou­ve­ments aisés. Ses joues étaient creuses, mais son regard était clair et sa lèvre spirituelle.

— Qui es-tu ? dit le roi.

— Un homme, répon­dit l’autre.

— D’où viens-tu ?

— De là-bas.

Troubadour musicien

— Où vas-tu ?

— À côté de mon ombre.

— De quel pays es-tu ?

— De notre ville.

— Où est ta ville ?

— Sur une rivière.

— Qu’est-ce que cette rivière ?

— De l’eau.

— Com­ment appelle-t-on cette eau ?

— On ne l’ap­pelle pas, trop curieux sei­gneur : elle vient toute seule.

Sur ce, l’homme écla­ta de rire, comme un enfant taquin qui s’a­muse, et jeta en l’air, joyeu­se­ment, son vieux bon­net. Join­ville fron­ça le sour­cil. Mais le bon roi sourit.

— Tu me trouves indis­cret, mau­vais gar­çon, et tu railles. Mais je sais à qui j’ai affaire. Tu es mal vêtu ; à te voir, on devine que tu es mal nour­ri ; tu dis­trais les badauds avec des cabrioles et tu t’é­gayes au nez des puis­sants ; tu es sans feu ni lieu et insou­ciant comme un moi­neau. Sûre­ment tu es .

— Bien devi­né ! Je com­pose des chan­sons si lan­gou­reuses que les dames en pleurent, des chan­sons guer­rières qui donnent du cœur au plus couard, des chan­sons plai­santes qui épa­nouissent après boire les figures les plus moroses. Je sais les exploits de Char­le­magne, les mal­heurs de Roland à Ron­ce­vaux, l’his­toire de Rome la grande, et mille autres mer­veilles. Et je sais aus­si faire dan­ser les ours, dres­ser les chiens, mar­cher sur les mains, jouer de la viole et gri­ma­cer mieux que les gar­gouilles des cathédrales.

— Voi­là beau­coup de talents. Dom­mage est qu’ils soient d’un médiocre rapport.

— Jus­qu’à pré­sent, oui. Mais ma for­tune sera bien­tôt faite, car je vais à Paris où les ama­teurs ne manquent pas. Ce n’est pas comme dans ce vil­lage, où les gens sont des brutes. Ils ont bâillé à mes meilleurs vers. Les sin­ge­ries seules leur plaisent.

— En effet, ils t’applaudissaient.

Moyen Age - trouvère poète et spectateurs

— Ils applau­dissent, mais ce sont des avares. J’ai quê­té après une chan­son : pas un liard ; après un fabliau : pas davan­tage ; après des contor­sions et des calem­bre­daines : rien encore. Si je quête main­te­nant, ils ne don­ne­ront pas plus. Que la peste les emporte !

— Et sur les grands che­mins, n’as-tu point peur ?

— Quand des bri­gands paraissent, je chante à tue-tête. Les plus farouches s’en retournent alors. Ils savent qu’a­vec mes pareils ils per­draient leur temps et que les fai­seurs de vers n’ont de richesse que dans leurs rimes. Bien mieux, la semaine der­nière, une bande m’a invi­té à dîner : ce fut très cor­dial. Quel fes­tin ! quel vin ! quels aimables convives !

— Tu as de belles fréquentations !

— Que le roi m’in­vite, il aura la préférence.

Louis IX s’a­mu­sait extrê­me­ment. Der­rière lui son escorte le jugeait un peu trop fami­lier avec ce va-nu-pieds et le blâ­mait dis­crè­te­ment. Mais il n’en avait cure.

— Eh bien ! quand tu seras à Paris, pré­sente-toi au Louvre. On t’y rece­vra, je te le promets.

— Je m’y pré­sen­te­rai, beau sire. Si l’on me chasse, vous en aurez le remords… Mais je ne sais guère quand ce sera.

— Qui t’empêche de conti­nuer ta route ?

— Ce pont, ce pont à péage. Dans ma bourse il n’y a que du vent. Je comp­tais sur la quête pour payer le pas­sage. Mais ces vilains, que le diable puisse étran­gler, ont les poches cou­sues. Si je ne ren­contre pas un pas­sant géné­reux, je risque de demeu­rer ici jus­qu’au juge­ment dernier.

Le roi se retour­na vers ses compagnons :

payer en monnaie de singe

— Join­ville, je veux que désor­mais tous les ponts du royaume soient libres pour les poètes, jon­gleurs et trou­vères. Qu’ils disent au gar­dien un cou­plet : cela suf­fi­ra… de par le roi. Et toi, gen­til chan­teur, viens demain dîner au palais. Tu y auras, j’es­père, chère aus­si bonne que chez tes bri­gands. Suis ton che­min, et que Dieu te conserve ta gaieté !

Là-des­sus, les cava­liers piquèrent des deux et s’é­loi­gnèrent. Le jeune homme res­ta, son bon­net à la main, émer­veillé et heureux.

Depuis, trou­vères, jon­gleurs, poètes, joueurs de viole et de cor­ne­muse, diseurs de contes ou de graves récits, amu­seurs des petits et des grands, allèrent répandre par­tout fabliaux, épo­pées et chan­son­nettes, fleurs et fleu­rettes du vieux sol gau­lois. Et ils cir­cu­lèrent en fran­chise sur tous les ponts de France.

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