D’un petit garçon qui ne connaissait ni fêtes ni dimanches

Auteur : Latzarus, Marie-Thérèse | Ouvrage : Pâques .

Temps de lec­ture : 8 minutes

Ce dimanche-là, le petit Jean avait fini, plus tôt que de cou­tume, de vendre le paquet de jour­naux, dont il avait la charge. 

Il comp­ta, dans sa poche, les quelques sous qu’il venait de gagner, et se diri­gea, vers la sombre mai­son, où vivait la vieille femme qui le gar­dait. Quand il arri­va, elle était en conver­sa­tion, avec la femme du char­bon­nier, et comme d’ha­bi­tude, fit sem­blant de trou­ver insuf­fi­sant, le gain du petit Jean :

— Si ce n’est pas mal­heu­reux, dit-elle à sa voi­sine, être obli­gée de loger, de nour­rir et d’ha­biller ce grand gar­çon, avec ces quelques sous. 

Elle fit sem­blant de trou­ver insuf­fi­sant le gain du petit Jean.

La mère Mathieu exa­gé­rait : d’a­bord, l’As­sis­tance Publique la payait pour entre­te­nir l’. De plus, elle le logeait dans un gre­nier, où une caisse pleine de paille lui ser­vait de lit, et le nour­ris­sait de pain sec et de châ­taignes bouillies. Quant à ses vête­ments, il valait mieux n’en pas par­ler : le petit avait une culotte rapié­cée que recou­vrait, entiè­re­ment, une veste si longue et si large, qu’on aurait pu y tailler un cos­tume com­plet. Dépour­vu de bas et de chaus­settes, il por­tait, été comme hiver, de lourdes galoches, et ses che­veux ébou­rif­fés s’é­chap­paient d’une cas­quette, que la pluie et le soleil avaient fanée, tour à tour. 

Depuis com­bien de temps Jean était-il tom­bé, entre les mains avares de la vieille femme ? L’en­fant n’en savait rien ; pour­tant, il lui sem­blait, en fouillant, tout au fond de sa mémoire, retrou­ver le sou­ve­nir d’un temps, où une voix très douce l’ap­pe­lait « Jean­not », et où il avait, aux pieds de tout petits sou­liers de cuir rouge. Les autres détails de son cos­tume, il ne s’en sou­ve­nait pas, mais ces sou­liers, ils étaient demeu­rés, dans sa mémoire. Il les voyait, trot­ti­nant dans une chambre, où, dans un grand lit, un homme était cou­ché. Quel­qu’un avait pris le bébé, dans ses bras, et on lui avait ordon­né de dire : « Bon­jour, papa… »

Jean voyait encore les mêmes sou­liers, posés côte à côte, dans une che­mi­née et débor­dants de jouets et de bonbons. 

— Remer­cie le petit Jésus qui t’a appor­té tout cela, avait-on dit à Jean. Mais, quels que fussent les efforts de l’en­fant, il ne pou­vait revoir le visage de ceux qui lui par­laient alors, ni retrou­ver le sou­ve­nir des lieux où il vivait. Il savait, seule­ment, qu’à cer­tains jours, on lui frot­tait si vigou­reu­se­ment la tête que, toute la jour­née, il embau­mait l’eau de Cologne et qu’à d’autres jours, on l’emmitouflait dans des man­teaux et des fichus pour l’emmener voir « Grand’­mère ». De cette grand’­mère, il ne se sou­ve­nait pas non plus : Jean, en effet, n’a­vait que deux ans quand ses parents étaient morts dans un acci­dent de che­min de fer. Un an après, la grand’­mère était morte aus­si, et l’en­fant, seul et pauvre, avait été mis à l’As­sis­tance Publique. 

Confié, d’a­bord, à un orphe­li­nat, le petit Jean, naguère si choyé, avait été pla­cé ensuite chez la mère Mathieu, une vieille femme pares­seuse et mal­propre, inca­pable d’é­le­ver un enfant. 

Par­fois, lors­qu’on crai­gnait la visite de l’Ins­pec­teur de l’As­sis­tance, on envoyait Jean à l’é­cole. C’é­taient vrai­ment les plus beaux jours de sa vie que ceux où, dans la classe tiède, sous l’œil bien­veillant du maître, il essayait de répé­ter, après les autres, les syl­labes écrites au tableau. 

Frap­pé de sa dou­ceur et de sa timi­di­té, le maître, chaque fois, lui fai­sait pro­mettre de reve­nir le len­de­main, et Jean pro­met­tait du fond du cœur, mais hélas ! le len­de­main, si l’Ins­pec­teur de l’As­sis­tance s’é­tait éloi­gné, la mère Mathieu ordon­nait à l’en­fant d’al­ler vendre des jour­naux et c’est pour­quoi, à huit ans, Jean connais­sait à peine ses lettres. 

Ce matin-là, ayant remis à sa gar­dienne le pro­duit de sa vente, il flâ­nait, le long de l’Es­pla­nade, dont les mar­ron­niers se cou­vraient, déjà, de feuilles minus­cules. Fati­gué, il s’as­sit près de la grande fon­taine où des femmes de marbre vident, sans cesse, une eau lim­pide. Il s’a­mu­sa, d’a­bord, à lan­cer, dans le bas­sin, de petits cailloux, mais le garde s’ap­pro­chant, il mit ses mains dans ses poches et regar­da devant lui d’un air distrait. 

Ce qu’il vit l’é­ton­na tel­le­ment qu’il demeu­ra quelques ins­tants la bouche entr’ou­verte et les yeux fixes. À deux pas de lui, mar­chait une jeune femme, vêtue d’un man­teau gar­ni de four­rure blanche. Elle tenait par la main un petit gar­çon, tout habillé de rouge et aux pieds duquel Jean décou­vrit, avec ravis­se­ment, des sou­liers de cuir rouge, presque sem­blables à ceux qu’a­vait por­tés l’an­cien petit Jeannot. 

Si le cos­tume de l’en­fant inté­res­sa le pauvre Jean, que dire de l’ob­jet qu’il por­tait à la main ? Cet objet, c’é­tait une espèce de petit arbre, mais un arbre mer­veilleux, car la tige en était d’argent et les feuilles, éga­le­ment d’argent. 

Au som­met, une orange confite était fixée par un ruban bleu et aux branches pen­daient des frian­dises variées : pois­sons de sucre ou de cho­co­lat, bananes gla­cées, mor­ceaux d’an­gé­lique, pâtes de coing. Mêlés à toutes ces dou­ceurs, des fils d’argent, que l’on nomme che­veux d’ange, des boules et des étoiles brillantes fai­saient du que por­tait l’en­fant une de ces mer­veilles scin­tillantes que l’on voit seule­ment dans les rêves et dans les contes… Car cela s’ap­pe­lait un « rameau », le bébé en infor­ma Jean quand, pas­sant devant lui, il lui dit avec fier­té : « Il est beau, mon rameau, hein ? » 

— Oh ! oui, répon­dit le gamin et son ton fut si admi­ra­tif que la mère le regar­da, sou­rit et lui ten­dit une pièce de cin­quante cen­times, qu’il mit dans sa poche après avoir remercié. 

Cepen­dant, la mère et l’en­fant, sor­tant de l’Es­pla­nade, gra­vis­saient les degrés de l’é­glise Sainte-Per­pé­tue et, après les avoir sui­vis un ins­tant des yeux, Jean son­gea à dépen­ser ses dix sous. 

— Si j’a­che­tais un rameau, se dit-il, j’i­rais, moi aus­si, à l’é­glise. Et, se diri­geant vers le pâtis­sier le plus proche, il entra et com­man­da fièrement : 

— Un rameau, un grand !

La pâtis­sière lui jeta un coup d’œil étonné : 

— C’est pour toi ? dit-elle, com­bien as-tu d’argent ? 

— Dix sous ! Et l’en­fant mon­tra, au bout de ses doigts, la pièce de la dame. 

La mar­chande ne sou­rit pas, elle eut plu­tôt l’air attristé : 

— Il te fau­drait beau­coup de pièces comme cela pour avoir le plus petit de mes rameaux, dit-elle, mais est-ce que c’est pour aller à l’église ? 

— Oui, avoua Jean, tout le monde y va, je veux y aller aussi. 

— C’est facile, dit la femme, en met­tant dans la main de Jean, une orange confite, prends tou­jours cela, je te le donne et puis, avec cinq sous, achète devant l’é­glise, un rameau de lau­rier ou d’o­li­vier, il te res­te­ra encore cinq sous. 

Déçu, mais content, Jean mit son orange dans sa poche, et, la pièce de mon­naie à la main, se diri­gea vers l’é­glise. Assise sur les marches, se tenait une petite fille que Jean recon­nut pour avoir, par­fois, ven­du des jour­naux auprès de l’en­droit où elle ven­dait des jujubes et des cacahuètes. 

Enfant allant à la messe des Rameaux
Tu vas donc à la Messe maintenant ?

— Pour­quoi n’es-tu pas venu, ce matin, dans la gar­rigue[1] ? dit-elle à l’en­fant, on y était dès six heures du matin, aus­si regarde ce qu’on a rap­por­té. Elle dési­gnait du doigt un amon­cel­le­ment de buis, de lau­rier et d’o­li­vier, et entr’ou­vrant la main, mon­tra fiè­re­ment à son cama­rade, une poi­gnée de menue monnaie. 

Sans répondre, Jean cas­sa une branche d’o­li­vier, encore humide de la rosée du matin, et deman­da gravement : 

— Com­bien ?

— Tu veux rire, dit la fillette moqueuse, prends tout ce que tu veux, mais tu vas donc à la messe, maintenant ? 

— Oui, fit seule­ment l’en­fant, et son brin d’o­li­vier à la main, il péné­tra, timi­de­ment, dans la grande église lumineuse.


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Com­ment le petit Jean vit des choses qu’il n’a­vait jamais vues et enten­dit des choses qu’il n’a­vait jamais entendues »
  1. [1] N. B. Les gar­rigues sont, en Lan­gue­doc, des col­lines pier­reuses, où croissent, à pro­fu­sion, les arbustes tou­jours verts et les plantes odo­ri­fé­rantes.

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