Ce dimanche-là, le petit Jean avait fini, plus tôt que de coutume, de vendre le paquet de journaux, dont il avait la charge.
Il compta, dans sa poche, les quelques sous qu’il venait de gagner, et se dirigea, vers la sombre maison, où vivait la vieille femme qui le gardait. Quand il arriva, elle était en conversation, avec la femme du charbonnier, et comme d’habitude, fit semblant de trouver insuffisant, le gain du petit Jean :
— Si ce n’est pas malheureux, dit-elle à sa voisine, être obligée de loger, de nourrir et d’habiller ce grand garçon, avec ces quelques sous.
La mère Mathieu exagérait : d’abord, l’Assistance Publique la payait pour entretenir l’enfant. De plus, elle le logeait dans un grenier, où une caisse pleine de paille lui servait de lit, et le nourrissait de pain sec et de châtaignes bouillies. Quant à ses vêtements, il valait mieux n’en pas parler : le pauvre petit avait une culotte rapiécée que recouvrait, entièrement, une veste si longue et si large, qu’on aurait pu y tailler un costume complet. Dépourvu de bas et de chaussettes, il portait, été comme hiver, de lourdes galoches, et ses cheveux ébouriffés s’échappaient d’une casquette, que la pluie et le soleil avaient fanée, tour à tour.
Depuis combien de temps Jean était-il tombé, entre les mains avares de la vieille femme ? L’enfant n’en savait rien ; pourtant, il lui semblait, en fouillant, tout au fond de sa mémoire, retrouver le souvenir d’un temps, où une voix très douce l’appelait « Jeannot », et où il avait, aux pieds de tout petits souliers de cuir rouge. Les autres détails de son costume, il ne s’en souvenait pas, mais ces souliers, ils étaient demeurés, dans sa mémoire. Il les voyait, trottinant dans une chambre, où, dans un grand lit, un homme était couché. Quelqu’un avait pris le bébé, dans ses bras, et on lui avait ordonné de dire : « Bonjour, papa… »
Jean voyait encore les mêmes souliers, posés côte à côte, dans une cheminée et débordants de jouets et de bonbons.
— Remercie le petit Jésus qui t’a apporté tout cela, avait-on dit à Jean. Mais, quels que fussent les efforts de l’enfant, il ne pouvait revoir le visage de ceux qui lui parlaient alors, ni retrouver le souvenir des lieux où il vivait. Il savait, seulement, qu’à certains jours, on lui frottait si vigoureusement la tête que, toute la journée, il embaumait l’eau de Cologne et qu’à d’autres jours, on l’emmitouflait dans des manteaux et des fichus pour l’emmener voir « Grand’mère ». De cette grand’mère, il ne se souvenait pas non plus : Jean, en effet, n’avait que deux ans quand ses parents étaient morts dans un accident de chemin de fer. Un an après, la grand’mère était morte aussi, et l’enfant, seul et pauvre, avait été mis à l’Assistance Publique.
Confié, d’abord, à un orphelinat, le petit Jean, naguère si choyé, avait été placé ensuite chez la mère Mathieu, une vieille femme paresseuse et malpropre, incapable d’élever un enfant.
Parfois, lorsqu’on craignait la visite de l’Inspecteur de l’Assistance, on envoyait Jean à l’école. C’étaient vraiment les plus beaux jours de sa vie que ceux où, dans la classe tiède, sous l’œil bienveillant du maître, il essayait de répéter, après les autres, les syllabes écrites au tableau.
Frappé de sa douceur et de sa timidité, le maître, chaque fois, lui faisait promettre de revenir le lendemain, et Jean promettait du fond du cœur, mais hélas ! le lendemain, si l’Inspecteur de l’Assistance s’était éloigné, la mère Mathieu ordonnait à l’enfant d’aller vendre des journaux et c’est pourquoi, à huit ans, Jean connaissait à peine ses lettres.
Ce matin-là, ayant remis à sa gardienne le produit de sa vente, il flânait, le long de l’Esplanade, dont les marronniers se couvraient, déjà, de feuilles minuscules. Fatigué, il s’assit près de la grande fontaine où des femmes de marbre vident, sans cesse, une eau limpide. Il s’amusa, d’abord, à lancer, dans le bassin, de petits cailloux, mais le garde s’approchant, il mit ses mains dans ses poches et regarda devant lui d’un air distrait.
Ce qu’il vit l’étonna tellement qu’il demeura quelques instants la bouche entr’ouverte et les yeux fixes. À deux pas de lui, marchait une jeune femme, vêtue d’un manteau garni de fourrure blanche. Elle tenait par la main un petit garçon, tout habillé de rouge et aux pieds duquel Jean découvrit, avec ravissement, des souliers de cuir rouge, presque semblables à ceux qu’avait portés l’ancien petit Jeannot.
Si le costume de l’enfant intéressa le pauvre Jean, que dire de l’objet qu’il portait à la main ? Cet objet, c’était une espèce de petit arbre, mais un arbre merveilleux, car la tige en était d’argent et les feuilles, également d’argent.
Au sommet, une orange confite était fixée par un ruban bleu et aux branches pendaient des friandises variées : poissons de sucre ou de chocolat, bananes glacées, morceaux d’angélique, pâtes de coing. Mêlés à toutes ces douceurs, des fils d’argent, que l’on nomme cheveux d’ange, des boules et des étoiles brillantes faisaient du rameau que portait l’enfant une de ces merveilles scintillantes que l’on voit seulement dans les rêves et dans les contes… Car cela s’appelait un « rameau », le bébé en informa Jean quand, passant devant lui, il lui dit avec fierté : « Il est beau, mon rameau, hein ? »
— Oh ! oui, répondit le gamin et son ton fut si admiratif que la mère le regarda, sourit et lui tendit une pièce de cinquante centimes, qu’il mit dans sa poche après avoir remercié.
Cependant, la mère et l’enfant, sortant de l’Esplanade, gravissaient les degrés de l’église Sainte-Perpétue et, après les avoir suivis un instant des yeux, Jean songea à dépenser ses dix sous.
— Si j’achetais un rameau, se dit-il, j’irais, moi aussi, à l’église. Et, se dirigeant vers le pâtissier le plus proche, il entra et commanda fièrement :
— Un rameau, un grand !
La pâtissière lui jeta un coup d’œil étonné :
— C’est pour toi ? dit-elle, combien as-tu d’argent ?
— Dix sous ! Et l’enfant montra, au bout de ses doigts, la pièce de la dame.
La marchande ne sourit pas, elle eut plutôt l’air attristé :
— Il te faudrait beaucoup de pièces comme cela pour avoir le plus petit de mes rameaux, dit-elle, mais est-ce que c’est pour aller à l’église ?
— Oui, avoua Jean, tout le monde y va, je veux y aller aussi.
— C’est facile, dit la femme, en mettant dans la main de Jean, une orange confite, prends toujours cela, je te le donne et puis, avec cinq sous, achète devant l’église, un rameau de laurier ou d’olivier, il te restera encore cinq sous.
Déçu, mais content, Jean mit son orange dans sa poche, et, la pièce de monnaie à la main, se dirigea vers l’église. Assise sur les marches, se tenait une petite fille que Jean reconnut pour avoir, parfois, vendu des journaux auprès de l’endroit où elle vendait des jujubes et des cacahuètes.
— Pourquoi n’es-tu pas venu, ce matin, dans la garrigue[1] ? dit-elle à l’enfant, on y était dès six heures du matin, aussi regarde ce qu’on a rapporté. Elle désignait du doigt un amoncellement de buis, de laurier et d’olivier, et entr’ouvrant la main, montra fièrement à son camarade, une poignée de menue monnaie.
Sans répondre, Jean cassa une branche d’olivier, encore humide de la rosée du matin, et demanda gravement :
— Combien ?
— Tu veux rire, dit la fillette moqueuse, prends tout ce que tu veux, mais tu vas donc à la messe, maintenant ?
— Oui, fit seulement l’enfant, et son brin d’olivier à la main, il pénétra, timidement, dans la grande église lumineuse.
- [1] N. B. Les garrigues sont, en Languedoc, des collines pierreuses, où croissent, à profusion, les arbustes toujours verts et les plantes odoriférantes.↩
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