∼∼ XVI ∼∼
— Maman, nous avons trouvé deux bicyclettes à louer. Pouvons-nous aller demain, Jean et moi, jusqu’à Tusculum ?
— Très bien, pourvu que ta tante soit de cet avis. Mais il faudra partir de bonne heure, avant la grosse chaleur, et ne pas rentrer trop tard. Jean est fragile, tu veilleras à ce qu’il ne se refroidisse pas, quand vous vous arrêterez. Avez-vous un petit guide de poche, car vous n’êtes pas sûrs de rencontrer des gens parlant français ?
— Oui, maman, tout est prévu. Ce que ça va être amusant !
Là-dessus Bernard court faire ses préparatifs, et, le lendemain, dès le matin, les deux cousins pédalent, joyeux, sur la route. Vers 8 heures, alors qu’il commence déjà à faire chaud, les deux garçons pénètrent dans la petite ville actuelle, et se dirigent, à pied cette fois et le guide à la main, vers le rocher que domine une croix.
Tusculum est d’une origine si ancienne, qu’elle se perd dans la légende. À la place de cette croix s’élevait, au moyen âge, un château-fort dominant le voisinage. Il n’en reste plus que les traces, à peine visibles, d’une enceinte et de deux portes, mais les vestiges des édifices romains demeurent considérables.
Après quelques allées et venues, au gré de leurs caprices, nos jeunes voyageurs s’installent tout au sommet, à l’ombre de deux grands arbres, pour se reposer et se restaurer un peu.
Quand les provisions enfouies par Marianick au fond de leurs musettes ont à peu près disparu, Bernard dit à son cousin :
— Cherchons dans ton guide le nom de cette autre ville qui se dessine là-bas, sur le ciel, avec un aspect de forteresse.
— Tiens, regarde. C’est Marino.
Jean est très admiratif.
— Que j’aurais donc aimé vivre au temps des ponts-levis et des tournois !
— Pas tant que moi. Au collège, nous avions un professeur qui nous a admirablement fait comprendre cette époque de la Féodalité. Je la connais à fond, j’en sais par cœur toutes les grandes lignes.
En réalité, vois-tu, l’insécurité générale, les invasions des Normands, puis des Sarrazins, obligeaient les peuples à recourir à une sorte de patronage, qui pouvait apporter son secours immédiat en cas de nécessité.
Les seigneurs, dans leurs châteaux fortifiés, dépendaient du roi, et avaient d’autre part droit de suzeraineté dans toute l’étendue de leur fief. Toute une hiérarchie du pouvoir s’est organisée ainsi. L’artisan, le cultivateur, le terrien, a un patron ou bien s’en choisit un, dont il devient l’homme-lige, le client. Il lui est dévoué comme à son suzerain, comme son suzerain l’est au seigneur, et le seigneur au roi. Le plus faible recourt au plus fort. C’est une armature d’autant plus puissante que les domaines des seigneurs sont héréditaires et que les charges se continuent.
L’Église favorise ce régime, parce qu’elle en comprend l’utilité. Mais, dès les temps Mérovingiens, les biens d’Église, c’est-à-dire les grandes propriétés des moines, des évêques, etc., relèvent seulement, la plupart du temps, de la suzeraineté du roi. Ces biens forment ce que l’histoire appelle les seigneuries ecclésiastiques.
— Tu parles comme un livre ! dit Jean rieur.
— Mais tu penses bien que ce régime féodal, comme tous les autres, était sujet à des abus.
— Lesquels ?
— D’abord, les seigneurs, dont bon nombre se ressentaient encore d’une origine barbare et que les nécessités de se défendre tiennent toujours en armes, sont terriblement remuants ; ils s’affranchissent de l’autorité royale, souvent faible, et cherchent noise à leurs voisins. Ce sont des guerres perpétuelles, qui causent aux vassaux de réels dommages et ne seront limitées que par la trêve de Dieu, quand l’Église l’aura introduite. Et puis, les grands biens ecclésiastiques nuisent à la ferveur du haut clergé et des moines, tandis que le clergé des campagnes manque trop souvent d’instruction et de ressources suffisantes.
— Alors, qu’est-ce qui arrive ?
— Dieu veille et vient toujours au secours de son Église. La Foi est vivante chez les rudes féodaux et elle fait germer des choses admirables, tu vas voir !
— Écoute, Bernard, tu sais joliment bien ton affaire, tu es épatant !
— Je t’ai déjà dit que les cours de l’abbé G… à ce sujet étaient passionnants. Il n’y a pas moyen de les oublier.
Tu penses si nous écoutions quand il nous parlait de la chevalerie ! Il nous disait d’une voix chaude, entraînante, comment, sous le souffle de l’esprit chrétien, ce qu’il y avait de plus noble, de plus généreux dans les familles se leva, s’organisa en une élite que l’Église bénit et dirige. Les Français sont naturellement droits, loyaux, enthousiastes, mais aussi querelleurs et légers. En exaltant leurs qualités, on remédiait à leurs défauts, et la chevalerie fut vraiment une école de loyauté, d’honneur, de courage chrétiens, mis au service de toute cause juste, prêts à la défense des faibles et des malheureux, comme de l’Église elle-même.
L’abbé nous faisait assister à la rude bataille où le petit page, à force de bravoure, gagnait ses éperons d’or. Il nous transportait avec lui en quelque vieille cathédrale, où, devant l’autel de la Vierge, le futur chevalier passait sa veillée d’armes. Nous le suivions au milieu des tournois, à l’heure encore où quelque héros du moyen âge l’armait chevalier, lui faisait prêter serment d’être loyal au service de la veuve et de l’orphelin. Et puis nous courions derrière lui à travers le monde, parfois jusqu’à Jérusalem, pour enfin le voir mourir, calme et fier, défiant l’ennemi de son pays, tendant les bras aux saints de France, qui l’attendaient là-haut.
Nous ne voulions pas que l’abbé nous parlât des chevaliers félons. Ceux-là, nous refusions de les connaître, mais nous rêvions d’honneur, de prouesses, de fidélité. Oh ! les belles classes que nous avions là !
Bernard est complètement emballé et Jean a quasi la larme à l’œil. Comme il n’en veut rien laisser voir, il se tait. Puis, au bout d’un moment, alors que leurs jeunes regards vont du vieux château fort au ciel bleu d’Italie, Jean dit à son cousin.
— Au fond, mon vieux Bernard, c’est aussi bien aujourd’hui. Rien ne nous empêche d’être chevaliers de la France et de Dieu ! La Croisade Eucharistique le demande même aux petits ; les Scouts catholiques et toutes nos associations de jeunes sont faits pour former des élites dans tous les milieux. Être fier, loyal, chrétien est difficile en tous les temps, donc c’est tout aussi chic au mois de mai de l’an 1934 et plus, qu’en l’an de grâce 1100 !
Sur ce, complète ta conférence : Dis-moi un peu comment cet esprit chevaleresque pénètre non seulement parmi les laïcs, mais sans doute aussi chez les prêtres, les moines, les gens d’Église, enfin.
— En suscitant un héroïsme d’un autre genre, mais plus beau encore, il faut bien l’avouer, héroïsme de pénitence, de sacrifice, d’apostolat dont certaines abbayes furent particulièrement le foyer.
Il faut citer entre toutes les autres celle de Cluny, délicieusement nichée dans un coin des collines du Mâconnais, chez nous, en France ; elle avait été fondée en 910, je crois, par un saint, et, sous cinq autres grands abbés, tous saints, elle eut un éclat incomparable. Ses grands moines devinrent l’appui des papes ; leur foyer de prière et de pénitence rayonna sur la France, l’Italie, l’Allemagne, etc., renouvelant partout la vie religieuse et sacerdotale. C’est encore aux moines de Cluny et à leurs disciples qu’on doit tant de savantes études et beaucoup de ces admirables églises romanes, qui surgissent alors un peu partout.
Crois-tu que mon cher abbé G… serait fier s’il m’entendait !
Et Bernard, d’un bond, rajuste sa musette sur son dos, entraînant Jean vers l’hôtel, où ils ont laissé leurs bicyclettes.
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