∼∼ XXII ∼∼
La famille, de nouveau, boucle les valises. Tout le monde sait que les garçons n’ont aucune disposition pour les opérations de ce genre. Mais Bernard et Jean sont du moins très capables de se débrouiller pour l’affaire du billet collectif à la gare, tandis que papa va s’occuper du visa des passeports. Et vite, nos deux inséparables ont joint la via Nazionale, ayant la permission, une fois leur mission remplie, de profiter encore un peu des inépuisables trésors de Rome.
En effet, non loin de la gare, les Thermes de Dioclétien les attirent ; l’église de Sainte-Marie des Anges en occupe une partie ; l’autre, qui avait été transformée en couvent des Chartreux, est maintenant un musée. Le cloître s’ouvre sur un délicieux jardin, tout encombré de débris antiques.
Et voici les deux cousins, assis à l’ombre pour se reposer, qui se remettent à philosopher, car décidément ils y ont pris goût.
Devant ces restes d’un lointain passé, Jean s’étonne des folies du paganisme ; mais Bernard fait remarquer :
— Dans tout ce qui nous a frappés en ces dernières semaines, je trouve surtout étonnant que des hommes vivant depuis la venue de Notre-Seigneur dans la lumière de l’Évangile aient pu s’en détourner au point de sombrer dans l’erreur. Comme le disait ton père, l’autre jour, l’aveuglement de la passion, l’obstination, l’orgueil surtout peuvent seuls expliquer ce qui, pour moi, demeure un phénomène.
— À qui penses-tu en me disant cela ?
— À Luther, à Calvin, à tant de gens endiablés, c’est le mot, qui ont mis l’Église à feu et à sang. Mon cher professeur, l’abbé G…, était pourtant bien clair quand il résumait l’hérésie protestante ; cependant, cette révolte reste toujours comme une chose inouïe dans mon esprit.
— Je ne puis pas en dire autant, mon vieux Bernard, pour une bonne raison, c’est que mon esprit, à moi, n’en a jamais été fort occupé. Que racontait donc ton abbé G…?
— Qu’au XVIe siècle, les faiblesses de plusieurs rendaient nécessaires certaines réformes dans l’Église. Il expliquait les choses à peu près dans ce sens : deux sortes d’esprits désiraient une réforme : les vrais enfants de l’Église, qui l’attendent humblement, comprenant qu’ils doivent commencer par se réformer eux-mêmes ; et puis, les esprits pleins d’orgueil, qui s’imaginent être chargés de régenter le monde à leur guise, au lieu de croire aux promesses faites par Notre-Seigneur à son Église. Tel Luther, ce moine orgueilleux, tenace, qui allait faire de si affreux ravages. Il commence par susciter une querelle au sujet des indulgences.
— Comment ne l’a-t-on pas arrêté dès le début ?
— Va donc arrêter ce diable d’homme ! On a tout essayé. Le Pape Léon X lui envoie des cardinaux pour tenter de l’éclairer. Il répond à tout par des grossièretés et des injures, qu’il sème ensuite dans l’Allemagne entière. Il se dit chargé d’une prétendue réforme de l’Église, et le Saint-Père patiente, attend pendant trois ans avant de condamner ses erreurs. La bulle (autrement dit l’écrit qui les condamne enfin) est brûlée publiquement par Luther et ses partisans ! As-tu idée de cela ?
Désormais, vois-tu, c’est fini, Luther nie tout ce qui le gêne, traîne une vie lamentable, se marie. C’est une abomination !
— Mais enfin, comment l’a-t-on suivi ?
— C’est cela que j’ai peine à comprendre. Que veux-tu, la vie était facile avec sa religion nouvelle. Pourvu qu’on croie, on est sauvé, et d’ailleurs on croit ce qu’on veut, car chacun peut expliquer la Bible à sa façon. Il n’y a d’autres Sacrements que le Baptême et la Cène, donc plus de confession, c’est si gênant ! plus de purgatoire, plus de culte de la Sainte Vierge ni des Saints.
— Alors, qu’est-ce qui reste ?
— Le droit de vivre à sa guise, et c’est joliment commode ! Les États du nord de l’Allemagne embrassent d’un seul coup cette prétendue réforme. Cependant, en Angleterre, le roi Henri VIII proteste énergiquement contre les folies de Luther, et le Pape Léon X lui donne le titre glorieux de défenseur de la Foi.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Mais c’est Henri VIII qui a entraîné l’Angleterre dans l’hérésie.
— Parfaitement, les deux choses sont vraies. Henri VIII, d’abord excellent, a voulu ensuite obtenir du Pape la permission de rompre son mariage avec Catherine d’Aragon, pour épouser Anne de Boleyn. Le Saint-Père a refusé, comme c’était son devoir. Alors, Henri VIII a trouvé plus commode de passer à l’hérésie, de se déclarer chef suprême de l’Église d’Angleterre, et d’épouser, renvoyer, supprimer, sept ou huit femmes, les unes après les autres !
— Écoute, c’est abominable !
— Bien sûr, c’est abominable ! Tu t’imagines la douleur des Papes qui voient se détourner de l’Église des peuples entiers. Heureusement que la France tient bon.
— Pourquoi ?
— Ça ! Jean, c’est notre gloire. Nous sommes pétris de christianisme. Il est en nous comme le levain dans la pâte.
Les princes, l’Université et tout le bon peuple de France ont résisté. La famille française était trop attachée à la Foi des aïeux. Il y eut des défections, c’est évident. Un Français exilé, Calvin, disciple de Luther, enseignait à Genève. De là, il faisait l’impossible pour introduire l’hérésie en France. Il a fallu traverser des heures dures, surtout pendant les guerres de Religion ; mais on a tenu, comme on tiendra plus tard, malgré les échafauds de la Révolution.
— Pauvre Angleterre ! dit Jean, d’un ton réfléchi. Comment n’en a‑t-elle pas fait autant ?
— Elle a eu des martyrs admirables, tu sais, et des catholiques fidèles, dont les biens ont été confisqués, qui se sont vu retirer toutes leurs charges, et qui ont vécu dans la misère, persécutés, honnis, mais fidèles et fiers.
La reine Élisabeth a été peut-être plus cruelle et plus odieuse encore qu’Henri VIII. On n’imagine pas tous ceux qu’elle a fait emprisonner, ruiner, massacrer. Te souviens-tu du chancelier d’Angleterre, Thomas Morus ?
— Vaguement.
— C’est un de mes héros préférés. Il a donné sa démission pour ne pas s’associer à la politique d’Henri VIII, qui entraînait l’Angleterre à sa perte.
Ne pouvant le gagner, le roi le fait enfermer dans un cachot, dans la Tour de Londres. Ses biens confisqués, sa femme et ses filles réduites à la misère, rien ne le fait fléchir. Interrogé, pressé de toutes parts (par l’évêque prévaricateur), il répond : « Pour un évêque de votre opinion, j’ai une centaine de saints de la mienne ; pour votre parlement, j’ai tous les conciles ; pour un royaume, j’ai la France et tous les royaumes catholiques ! »
Condamné à mort, il va au supplice le front serein. Comme il sent l’échafaud branler sous ses pieds, il dit au lieutenant : « Aidez-moi à monter sain et sauf, je vous en prie ; pour la descente, je m’en tirerai tout seul. »
Après avoir renouvelé sa profession de Foi catholique, il embrasse le bourreau et met lui-même sa tête sur le billot, non sans avoir soigneusement rangé sa barbe pour que la hache la tranchât bien. Il avait 57 ans.
— Splendide ! déclare Jean. Et bien anglais aussi, avec cet humour.
Ah ! si l’abbé G… était là, quelle peinture il nous ferait de cette prétendue réforme, qui, venue d’un moine apostat, a arraché à Dieu des milliers d’âmes !
— Oui, interrompt Jean, mais je songe, tu viens de le dire, qu’elle a donné aussi à l’Église des martyrs. Nous l’avons bien vu ici, aux Catacombes et ailleurs, le sang des martyrs n’est jamais perdu.
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