Franz Stock (1904 – 1948)
Par M‑M T‑D
« La captivité est une phase douloureuse dans une vie d’homme. Mais, aux prises avec la souffrance, l’homme reconnaît sa vraie destinée quand, arrivé à la limite de ses forces physiques, il lève les mains et les yeux vers le Ciel. Cela le libère. Et tel est bien le sens profond de la liberté humaine : se libérer du terrestre et s’en remettre à celui qui est toute Grandeur ».
Franz Stock est né le 21 septembre 1904 à Neheim en Westphalie, belle région d’Allemagne couverte de forêts et de rivières, fils aîné de neuf enfants dont trois moururent très jeunes. Son père travaille comme ouvrier dans une usine d’accessoires de chaussures ; sa mère, active et dynamique, mène la maisonnée avec entrain et bonne humeur.
La famille, se trouvant trop à l’étroit, vient à peine de s’installer dans une maison plus grande quand la guerre éclate en 1914. Mobilisé, M. Stock part à la guerre et Mme Stock a bien du mal à faire face à toutes les dépenses. Franz et son frère Jean tressent des paniers en osier, qu’ils vont ensuite vendre dans les villages ou qu’ils échangent contre des provisions.
À onze ans, Franz fait sa première communion à la paroisse Saint-Jean-Baptiste où il est enfant de chœur ; déjà, il se sent appelé au sacerdoce.
Devenu adolescent, il est confié au Quickborn (« source vive »), un mouvement de jeunes, où il développe son attrait pour le chant, la nature et la marche à pied.
Ce mouvement œuvre également pour la réconciliation de l’Allemagne et de la France sur la base de l’héritage chrétien qui leur est commun. Franz lit l’encyclique de Benoît XV sur la paix (Pacem Dei, 1920) et il veut la vivre ; ce qui signifie, pour lui, non seulement de ne pas détester les ennemis, mais aussi de leur faire du bien. Toute sa vie, son désir le plus cher, sera de réconcilier son pays natal, l’Allemagne, avec celui vers lequel il se sent irrésistiblement attiré, la France.
Juste après l’obtention de son baccalauréat en 1926, Franz entre au séminaire de Paderborn. Après deux séjours d’été, en 1926 et 1927, dans une famille à Tulle, en Corrèze, et plusieurs escapades en Bretagne, près de Pont-Aven dont il aime l’école de peinture, le jeune Allemand demande à poursuivre ses études de théologie pendant trois semestres au séminaire des Carmes de Paris que dirige le futur cardinal Verdier. Un choix rare pour un allemand en cette période d’entre-deux-guerres. Il est le premier étudiant allemand au séminaire des Carmes depuis la guerre. La vie de Franz Stock est désormais indissolublement liée à son pays d’adoption.
Il reçoit le sous-diaconat le 15 mars 1931. Avant sa retraite de préparation, il écrit à ses parents : […] Ces jours-ci, je fais le pas décisif vers le sacerdoce. Je suis conscient de toute ma faiblesse et pourtant j’ai grande confiance en Celui qui nous fortifie et autant que je pourrai, je me montrerai digne de Lui. Car tout au long de ma formation, à n’en pas douter, la Providence de Dieu m’a conduit, depuis le jour où pour la première fois, j’ai songé à devenir prêtre, jusqu’aujourd’hui.
Le 12 mars 1932, Franz Stock est ordonné prêtre en la Cathédrale de Paderborn et le lundi de Pâques, il célèbre sa première messe en l’église Saint-Jean-Baptiste de Neheim, église de son baptême et de sa première communion. Sur les images de sa première messe, Franz Stock fait imprimer un extrait de la Première lettre de saint Pierre : Obéissant à la vérité, sanctifiez vos âmes, pour vous aimer sincèrement comme des frères. D’un cœur pur, aimez-vous les uns les autres sans défaillance, engendrés de nouveau d’un germe, non point corruptible, mais incorruptible, la Parole du Dieu vivant et éternel.
Vicaire dans la Ruhr minière, il apprend le polonais pour être plus proche des ouvriers émigrés de ce pays. Mais arrive un grand changement qui va conditionner le reste de sa vie. L’abbé Stock est nommé recteur de la paroisse allemande de Paris, Saint-Boniface, et s’installe, en septembre 1934, au 21 – 23 de la rue Lhomond (5e arrondissement), avec sa sœur Franziska. Si sa joie est grande de pouvoir ainsi contribuer à rapprocher ces deux pays qu’il aime, les difficultés qu’il aura à affronter seront considérables. Comme il l’écrit à sa famille dans sa première lettre : Ce ne sera pas très facile, mais nous allons commencer en mettant notre confiance en Dieu. Saint-Boniface compte environ cinq cents paroissiens dont beaucoup de jeunes. L’abbé Stock, qui dessine, peint, chante, joue de la guitare, s’occupe de tout ce petit monde. Il aime les lettres françaises, connaît Francis Jammes (1868 – 1938), poète français dont, chers croisés, vous connaissez certainement ces vers :
J’aime l’âne si doux
marchant le long des houx.
Il prend garde aux abeilles
et bouge ses oreilles ;
et le fait connaître à ses compatriotes, comme il leur fait connaître la France en organisant des excursions : Chartres, Versailles et tout Paris. Mais les Français se méfient : qu’y a‑t-il derrière cet Allemand un peu trop curieux de la France ? Parce qu’il fait aimer la France à ses paroissiens, d’autres le croient tiède patriote.
À la déclaration de guerre entre la France et l’Allemagne en 1939, il doit rentrer dans son pays mais, très vite, il se porte volontaire pour repartir en France et participer à l’assistance des prisonniers de guerre, ce qui sera possible dès octobre 1940. Depuis Berlin, son ami Reinhol Schneider lui écrit : Je ne puis encore renoncer à l’espoir de voir se rétablir l’Europe véritable… c’est une consolation de savoir que vous restez fidèle à votre belle tâche de rapprochement.
À partir de 1941, Franz Stock reprend de visiter sans relâche les détenus des prisons parisiennes, dont beaucoup sont retenus en captivité pour des faits résistance. Pour eux, voir arriver dans leur cellule un aumônier allemand est, de prime abord, une nouvelle décevante. Pourtant, comme le dira prêtre français : lorsque nous autres Français ne pouvions pas pénétrer dans les prisons, l’abbé Stock fut en quelque sorte notre messager et celui des familles. Dès le début, il accomplit cette tâche avec une conscience et une délicatesse extraordinaires.
En allant à la rencontre de ces prisonniers, il est convaincu de visiter le Christ lui-même. Et, au péril de sa vie, il apporte des nouvelles des détenus à leurs familles, qu’il reçoit à l’aumônerie, le soir, au retour de ses visites. L’un de ces prisonniers, Edmond Michelet, a écrit dans ses mémoires que le jeune prêtre avait accompli son ministère avec cette discrétion qui donnait tant de prix aux innombrables services qu’il nous a rendus, au péril de sa vie, pour nous permettre souvent de sauver la nôtre.
À la veille de Noël 1940, il prépare un jeune prisonnier à son exécution ; il sera le premier de plusieurs centaines que l’abbé Stock accompagnera jusqu’au bout.
C’est de la prison de Fresnes que partent les camions emmenant les Français condamnés à mort, assis sur leurs cercueils de bois, au Mont Valérien, une colline près de Paris. L’abbé Stock les assiste jusqu’à leur dernier soupir, les consolant et recueillant leur confession. Dans un journal, il a consigné avec précision la chronologie des exécutions et les numéros de tombes des fusillés qui étaient enterrés dans différents cimetières autour de Paris.
Ce journal témoigne d’une souffrance inouïe, inexprimable.
Dans sa dernière lettre à ses enfants, un autre de ces prisonniers condamnés à mort écrit : Quand vous serez grands, ne gardez de rancune envers personne. C’est là toute la mission à laquelle Franz Stock se consacre : faire tout son possible pour que ces hommes meurent en chrétiens et dans la paix. Constamment, il visite, console, assiste, convertit, et cela sans relâche, pendant ces longues années de la guerre. Au milieu de l’enfer des tortures, des exécutions, du désespoir, il incarne l’espérance ultime, la possibilité de croire à la puissance de Dieu.
Deux jours avant la libération de Paris, Franz Stock décide de rester, alors qu’il aurait pu rentrer en Allemagne ; il passe à l’hôpital de La Pitié où il se met à la disposition d’un seul médecin allemands et deux infirmières pour soigner environ six cents soldats allemands et deux cents Anglais et Français blessés. C’est là qu’il est fait prisonnier par les Américains qui prennent en charge l’hôpital.
La France décide alors de regrouper tous les séminaristes allemands prisonniers dans un même lieu pour fonder un « séminaire des barbelés ». Franz Stock semble l’homme providentiel pour en devenir le supérieur : c’est à la fois un ami de la France et un patriote allemand sans être suspect d’aucune complaisance passée avec l’idéologie nazie. Après bien des hésitations, il accepte et s’adapte de nouveau à une mission pour laquelle il ne se sent pas préparé. D’août 1945 jusqu’à la Pentecôte 1947, mille jeunes environ passeront par le « séminaire des barbelés » d’abord à Orléans, puis dans un vaste camp de prisonniers de guerre près de Chartres, au Coudray. L’enseignement est assuré par des prêtres prisonniers, mais aussi par des universitaires qui acceptent de quitter leur chaire en Allemagne pour se constituer prisonniers. L’abbé Stock remplit sa mission dans des conditions d’autant plus difficiles qu’il est de plus en plus marqué par la fatigue. Dès 1946, il connaît des déficiences cardiaques, mais il va de l’avant, sans savoir ce que deviendra son œuvre, car dès novembre 1946, le Gouvernement envisage de libérer, par catégories, les prisonniers. Le 1er mai, le séminaire est dissous, le 5 juin, le camp est évacué. Que va devenir l’abbé ? Il est toujours juridiquement prisonnier de guerre, et requis de rester en France à la disposition des Allemands travailleurs libres. Il retourne rue Lhomond, à Paris, dans une modeste petite chambre sous la direction de l’abbé Brass, aumônier officiel des derniers prisonniers.
Noël 1947 arrive et l’abbé Stock se sent bien seul. Pour la première fois, en écrivant aux siens, il laisse échapper une plainte : N’avoir aucun être aimé auprès de soi, est tout de même une trop grande solitude. Mais bien vite, il réagit. Le 11 février, à sa sœur Franziska qui lui a envoyé une grande lettre d’encouragement, il répond : Tu as raison, faisons notre devoir et remettons-nous en Dieu. Après Pâques, j’irai vous revoir ; c’est tout au moins mon projet, mais je ne suis pas sûr qu’il réussisse…
Madame Stock attend son fils dont elle a reçu une longue et tendre lettre : sans une bonne maman comme toi, je ne serais pas devenu ce que je suis aujourd’hui. Toutes ces années, Dieu m’a si merveilleusement conduit : j’étais en sécurité entre ses mains… Oui, bien sûr, j’aimerais me laisser un peu choyer un peu par ma mère ! Cela ferait du bien au grand garçon que je suis…Mais ce bon temps reviendra. Vivons dans cet espoir !
Mais quelques jours plus tard, Madame Stock reçoit un télégramme lui annonçant la mort subite de son fils, le 24 février. Une longue lettre du P. Brass apporte à la famille tous les détails sur la maladie et la fin brutale de Franz : […] Depuis quatre mois, il suivait un traitement. Voici que dimanche il fut pris d’étouffement. Le médecin constata un œdème du poumon et le fit transporter d’urgence à l’hôpital Cochin… « Je suis bien soigné ici, et j’espère pouvoir guérir » disait-il. Et quand je parlai de vous avertir, il refusa : « Non, dans quelques jours, je serai guéri ; pourquoi les inquiéter inutilement ? »
[..] Le mardi, je passai voir Franz et le trouvai plus mal. Quand je le quittai, il me sourit et me dit au revoir, heureux de votre lettre que je lui avais apportée. Comme j’étais inquiet, je voulus prévenir l’aumônier, mais je n’eus pas le temps : un coup de téléphone m’avertit à mon arrivée que l’état de Franz s’était brusquement aggravé. Je passai en hâte prendre l’aumônier … mais quand nous arrivâmes, Franz venait de mourir subitement… Je partage votre grande douleur…
Lui qui a assisté tant de mourants, est parti seul, dans l’abandon et l’oubli apparents de tous… Sa messe de Requiem est chantée à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, en présence du nonce Mgr Roncalli, futur pape Jean XXIII. Comme il est toujours prisonnier de guerre, l’abbé Stock est enterré dans le carré des soldats allemands du cimetière de Thiais, cimetière où, tant de fois, il est venu accompagner les corps des suppliciés du Mont Valérien. En novembre 1948, sa dépouille est exhumée et inhumée dans l’église Saint-Jean-Baptiste de Rechèvres, à Chartres.
Le 3 juillet 1949, le P. Jean Pihan, ancien prisonnier de Fresnes, dans un hommage public à Franz Stock, au cours d’une messe célébrée en l’église Saint-Louis des Invalides, résume merveilleusement sa mission : Mes camarades, mes frères, quelle leçon tirerons-nous de la vie trop courte et du sacrifice de notre frère Franz Stock ? Une seule, me semble-t-il, une seule qui résume tout : comme nous pouvons nous sentir fiers d’être chrétiens ! Nous pouvons être fiers à la pensée qu’au milieu des atrocités de cette guerre, le christianisme a permis ce miracle permanent qu’ était la présence bienfaisante d’un abbé Stock.
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