Paul était un pauvre Cafre chrétien de la Mission des Pères de Marianhill, au Natal. Son grand désir eût été de devenir prêtre un jour, mais Paul ne possédait pas les soixante livres sterling requises à Marianhill pour payer ses trois ans de séminaire.
Il se mit au travail. Il fut d’abord berger, mais son gain suffisait à peine à son entretien.
Au soir d’une pénible journée, il était assis à l’ombre, lorsqu’il aperçut une antilope assoiffée se dirigeant vers son arbre. A la vue d’un homme, le pauvre animal s’arrêta. Paul en eut pitié et lui céda la place.
L’antilope parut comprendre ce geste de bonté. Elle se traîna jusqu’au pied de l’arbre et s’y coucha pour attendre la pluie… ou la mort.
Paul ne dormit pas cette nuit-là.
Il lui semblait toujours voir l’antilope altérée et pantelante se traînant en chancelant vers son arbre et s’affaissant comme une masse.
« N’est-ce pas là, se disait-il, l’image du genre humain, qui, n’en pouvant plus de soif et de faim, court vers l’Arbre de vie pour trouver enfin le repos à l’ombre de son feuillage ? »
Ah ! si seulement il pouvait vite devenir prêtre ! Quel bonheur il aurait de planter parmi les siens, chez son peuple à lui – troupeau errant et altéré – la croix, arbre du salut !
Être prêtre ! Combien de temps encore aura-t-il à peiner pour amasser tout l’argent nécessaire ?
La nuit entière, Paul se berça de son beau rêve ; et quand, vers l’aurore, ses paupières fatiguées se fermèrent pour dormir enfin quelques instants, sa résolution était prise.
Il irait à Johannesburg, aux mines d’or, où tant d’autres trouvent de l’argent pour la ruine de leur âme. Il y épargnerait penny par penny, pour avoir un jour la joie d’être prêtre !
***
Depuis trois ans déjà, Paul peinait dans les mines de Johannesburg. A présent que son contrat prenait fin, il voulut jeter un regard en arrière sur la vie qu’il avait menée dans ces souterrains infernaux : ses cheveux se dressèrent sur sa tête au souvenir de tout ce qu’il avait eu à souffrir, à combattre, pour triompher des écueils qui le menaçaient.
C’étaient la chaleur torride, l’atmosphère pesante des puits où les poumons, à force de haleter, devenaient comme cuits.
C’étaient l’humidité pénétrante, les murailles visqueuses, le poids de la lourde et insinuante vapeur d’eau.
C’était la cruelle besogne à l’aide de la perforatrice pour préparer dans le sein des roches les trous à dynamite ; mais, par-dessus tout, c’étaient les mauvais traitements infligés par les chefs à ces pauvres mineurs noirs, comme s’ils n’étaient pas des êtres humains.
C’était aussi le milieu empesté où les mineurs, à bout de forces, apprêtaient leurs misérables repas, nettoyaient leurs habits salis, cherchaient à se récréer lorsque la fatigue ne les avait pas totalement abrutis, et finalement s’abandonnaient au sommeil.
C’étaient les tentations si fréquentes, l’exemple de ses compagnons, qui n’hésitaient pas à échanger plusieurs pièces l’argent, si difficilement gagnées, contre un loisir, une boisson, un plaisir. Il les comprenait sans les approuver, parce qu’il les voyait chercher dans ces pauvres délassements l’oubli des misères de la mine.
Mais maintenant que tout était fini, Paul pouvait se réjouir d’avoir atteint le but de tant d’efforts. Il se sentait vainqueur et regardait avec joie les soixante livres sterling, fruit de son dur travail et promesse de son bel avenir.
Il se rendit donc à Marianhill et se présenta au parloir :
« Père, je désire devenir prêtre. J’ai appris que les études et la pension coûtaient soixante livres ; les voici, Père. Pendant des années, j’ai sué, peiné et souffert pour les gagner ; j’ai travaillé comme un forçat ; j’ai eu faim ; j’ai cédé parfois à l’impatience ; mais enfin les voici. Je suis heureux. »
Le Père regardait avec émotion au fond des yeux innocents du jeune homme, et se sentait le cœur gonflé d’une grande joie. Mais, en même temps, il restait frappé du teint maladif, de la respiration courte et difficile.
Il faudra consulter le médecin, pensait-il.
Le docteur confirma les soupçons du prêtre : ce n’était pas impunément que le vigoureux jeune homme avait affronté l’enfer de la mine ; son âme en était sortie saine et pure, mais ses poumons avaient subi d’irréparables ravages. Le mal était incurable : la phtisie des mineurs était installée dans sa poitrine et rongeait lentement sa pauvre chair.
« Non, dit l’homme de la science ; non, Père, c’est inutile : ce jeune homme ne peut vivre que quelques années à peine. »
Ce fut un dur moment pour le prêtre quand il dut annoncer au pauvre enfant ce terrible verdict.
Tout son corps se mit à trembler ; il porta sa main fermée à sa bouche pour étouffer un long sanglot.
Il reprit vite son sang-froid. Rivant alors ses yeux sur ceux du Père, il lui dit :
« J’avais redouté cela, Père. Depuis quelque temps déjà, la toux m’épuise. Et ces transpirations nocturnes… Oui, j’avais craint tout cela, mais je n’avais pas perdu l’espoir.
- Paul ! mon fils, répondit le prêtre, nul ne peut connaître à l’avance ce que Dieu lui a préparé. Conserve ton argent. Tiens ! ne désirerais-tu pas acquérir un lopin de terre à proximité de la Mission ? Tu y bâtirais une maisonnette pour toi, et tu resterais ainsi dans nos parages ; ta vie serait calme et heureuse…
- Non, Père. Je vous remercie de votre bienveillante proposition, mais ce n’est pas pour cela que j’ai travaillé trois ans dans les mines. Je désirais devenir prêtre. Mes soixante livres étaient destinées à ce but de toute ma vie. Ah ! si j’avais eu cette somme il y a trois ans, j’y serais arrivé ! Mais la difficulté était là : je ne les avais pas. D’autres ne pourraient-ils pas se trouver dans le même embarras ? Malheur ! s’ils allaient eux aussi, comme moi, s’enfoncer dans les mines et courir au même échec ! Non, mon Père, prenez mon argent, je n’en ai pas besoin. Prenez-le : vous connaissez peut-être, vous, un jeune homme auquel cette somme permettra de devenir prêtre. Il le sera pour moi, à ma place. Moi, je vais retourner aux mines. Il importe peu que je meure ici ou là, et si je puis tenir encore quelques années, je comblerai mes vœux les plus chers : au lieu de faire de moi un seul prêtre, voyez-vous, mon Père, Dieu en fera deux en me donnant la faveur de les aider à réussir. »
Et Paul retourna dans les mines de Johannesburg…
***
Des mois et des années se sont écoulés. Le visage de Paul est de plus en plus émacié, sa respiration est de plus en plus courte. Il sent la maladie s’attaquer à ce qui lui reste de forces.
« O mon Dieu, demande-t-il avec ferveur, donnez-moi le temps de gagner encore cinq livres ! Pendant quelques mois encore, éloignez un peu l’ange de la mort, Seigneur ! Encore cinq livres… et j’aurai mon deuxième prêtre. »
P.-H. SMITH.
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