Le niama-mail n’est pas assez gros !

| Ouvrage : Et maintenant une histoire II .

Temps de lec­ture : 6 minutes

Ascension

Bali dresse l’o­reille : un bruit connu l’a aler­té : le « nia­ma-mail » n’est pas loin…

Récit d'Afrique - pardon - Africain à la sagaieTapi dans les racines aériennes d’un palé­tu­vier, le souffle rete­nu, l’o­reille ten­due, l’œil fure­teur, le Noir guette…

« Ah !… Bali a vu nia­ma-mail ! Bali cou­rir appe­ler tous les hommes du vil­lage, et tous ensemble tue­ront le niama-mail »

Un der­nier regard à l’hip­po­po­tame qui s’é­bat dans le fleuve, incons­cient du dan­ger, et le grand noir s’en­fonce à souples fou­lées dans la forêt.

Mais, au fait, pour­quoi mobi­li­ser tout le vil­lage pour tuer le nia­ma-mail ?… Bali s’im­mo­bi­lise… touche son front… hésite… puis se redresse, et rit de toutes ses dents blanches.

« Bali, pas besoin des autres pour tuer nia­ma-mail. Bali prendre ses sagaies, et retour­ner au fleuve ; et ceux du vil­lage joue­ront du tam-tam pour Bali qui aura tué tout seul le nia­ma-mail ; et tous diront : Bali est plus grand chas­seur que Mako ».

Dix minutes plus tard, l’homme est à l’af­fût, le regard tour­né vers la masse grise de l’hip­po­po­tame qui se baigne et lance des fusées d’eau. Tout à l’heure, la bête vien­dra man­ger sur la rive ; Bali connaît ses mœurs. Patiem­ment, il l’attend…

Un des meilleurs chas­seurs indi­gènes, ce Bali. Son seul rival est Mako, aus­si habile que lui à lan­cer la sagaie. Mais Mako n’a jamais atta­qué seul un hip­po­po­tame. Tan­dis que lui, Bali, va tuer celui-ci…

Récit d'Afrique pour les ado - hippopotame sortant de l'eauIl assure une sagaie dans sa main, car le monstre se rap­proche ; on dis­tingue à pré­sent ses formes mas­sives : le mufle car­ré, les courtes oreilles… Il vient à la rive… L’ins­tant est tra­gique ; le cœur de Bali s’ar­rête qua­si de battre ; mais sa main, len­te­ment, silen­cieu­se­ment, pointe la sagaie vers l’é­norme bête qui émerge, ruis­se­lante, de l’eau glauque…

« Mako lui-même n’o­se­rait l’at­ta­quer seul. Mais Bali ose­ra, lui. Et la tri­bu sau­ra que Bali est le roi des chasseurs. »

Tran­quille, la bête prend pied.

Bali rampe dans les hautes herbes, sans un effleu­re­ment, sans même faire trem­bler une tige grêle.

Il n’a pas peur.

Il est sûr de lui.

À bonne dis­tance, il se redresse, souple et silen­cieux.Son bras, sou­dain, se détend ; un sif­fle­ment file dans l’air, auquel répond l’é­pou­van­table cri rauque de la bête blessée…

La pre­mière sagaie vibre encore, plan­tée dans la chair de l’a­ni­mal qui fuit vers l’eau ; Bali vise pour lan­cer la seconde, mais avant qu’elle soit par­tie une autre s’est fichée dans le cuir épais…

« Malé­dic­tion ! hurle Bali ; il y en a autre chas­seur ! »

La bête, sûre­ment, sera tuée, et il en aura sa part de gloire ; mais l’oc­ca­sion est per­due pour lui de sur­pas­ser Mako. Fou de rage, il grince des dents.

Catéchisme, l'Ascension - l'hippopotame mortDe chaque côté de l’hip­po­po­tame mort, Bali et Mako s’invectivent :

« Moi tué niama-mail !

— Non, moi !

— Voleur !

— Canaille !

— Toi par­tir, ou moi tuer toi comme niama-mail. »

Ils ont arra­ché les sagaies du corps mons­trueux et se défient… Tous deux avaient eu la même idée de l’at­ta­quer seul, pour éta­blir leur supé­rio­ri­té ; leur décep­tion souffle sur leur colère :

Récits missionnaires d'Afrique - chasse à la sagaie« Va-t’en !

— Toi, va-t’en ! »

Bali est accrou­pi der­rière la tête du pachy­derme, Mako der­rière sa croupe ; l’un guet­tant l’autre avec des regards furibonds.

« Ma sagaie lui a tou­ché le cœur !

— La mienne lui a tra­ver­sé le poumon !

— Tais-toi !

— Prends garde… »

Le ton monte, les sagaies fré­missent dans les mains excitées…

« Quoi ?… Une dispute ? »

À cette voix lourde de reproches, les deux hommes tres­saillent, mais ne se résignent pas à bou­ger. Un père blanc est entre eux, grave, triste…

« Père, c’est Bali qui…

— Père, c’est Mako… »

Le mis­sion­naire les fixe tour à tour. Les sagaies leur tombent des mains, mais la haine luit encore dans leurs yeux. Et le père prie la Vierge de lui ins­pi­rer les paroles qui désar­me­ront aus­si ces regards.

« Quoi ? dit-il solen­nel­le­ment. N’êtes-vous point deux chré­tiens ?… Deux frères ?… Tous deux appe­lés à rejoindre Jésus-Christ dans le ciel ? »

Mako baisse le nez, et Bali, de l’autre côté, fixe ses pieds d’é­bène. C’est pour­tant vrai, songe Mako : mon Père Dieu est aus­si le Père de Bali…

— Ma Mère Marie est la « Mamr­na » de Mako aus­si », mur­mure Bali.

Caté - le pardon - Missionnaire en AfriqueIls ont reçu le même bap­tême, com­mu­nié dimanche à la même Hos­tie, chan­té le même Cre­do… Ils sont frères en véri­té. Et pour­quoi se dis­pu­ter main­te­nant, puis­qu’ils iront tous les deux vivre avec Jésus-Christ dans le ciel où il n’y a plus de disputes ?…

Les regards glissent vers la bête qu’ils ont tuée à deux : va-t-elle sépa­rer deux frères ?…

Dans leur cœur droit, ils savent que ce n’est pas possible.

Alors, ils se tendent la main par-des­sus l’a­ni­mal. Mais celui-ci est si gros qu’ils doivent, pour se joindre, s’ac­cro­cher à ses flancs, se tendre, s’arc-bou­ter… Et lorsque, enfin, se joignent leurs deux mains qui se cherchent par-des­sus la bête, Mako donne joyeu­se­ment un grand coup de pied à celle-ci :

« Ti gros nia­ma-mail. Mais pas gros assez pour sépa­rer deux frères, va ! »

Deux frères qui veulent ensemble rejoindre Jésus dans le ciel…

Deux chré­tiens qui doivent vivre sur la terre comme ils vivront plus tard dans le ciel avec Jésus-Christ…

Rose Dar­dennes.

Histoire pour la Fête de l'Ascension - Giotto

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