Ascension
Bali dresse l’oreille : un bruit connu l’a alerté : le « niama-mail » n’est pas loin…
Tapi dans les racines aériennes d’un palétuvier, le souffle retenu, l’oreille tendue, l’œil fureteur, le Noir guette…
« Ah !… Bali a vu niama-mail ! Bali courir appeler tous les hommes du village, et tous ensemble tueront le niama-mail »
Un dernier regard à l’hippopotame qui s’ébat dans le fleuve, inconscient du danger, et le grand noir s’enfonce à souples foulées dans la forêt.
Mais, au fait, pourquoi mobiliser tout le village pour tuer le niama-mail ?… Bali s’immobilise… touche son front… hésite… puis se redresse, et rit de toutes ses dents blanches.
« Bali, pas besoin des autres pour tuer niama-mail. Bali prendre ses sagaies, et retourner au fleuve ; et ceux du village joueront du tam-tam pour Bali qui aura tué tout seul le niama-mail ; et tous diront : Bali est plus grand chasseur que Mako ».
Dix minutes plus tard, l’homme est à l’affût, le regard tourné vers la masse grise de l’hippopotame qui se baigne et lance des fusées d’eau. Tout à l’heure, la bête viendra manger sur la rive ; Bali connaît ses mœurs. Patiemment, il l’attend…
Un des meilleurs chasseurs indigènes, ce Bali. Son seul rival est Mako, aussi habile que lui à lancer la sagaie. Mais Mako n’a jamais attaqué seul un hippopotame. Tandis que lui, Bali, va tuer celui-ci…
Il assure une sagaie dans sa main, car le monstre se rapproche ; on distingue à présent ses formes massives : le mufle carré, les courtes oreilles… Il vient à la rive… L’instant est tragique ; le cœur de Bali s’arrête quasi de battre ; mais sa main, lentement, silencieusement, pointe la sagaie vers l’énorme bête qui émerge, ruisselante, de l’eau glauque…
« Mako lui-même n’oserait l’attaquer seul. Mais Bali osera, lui. Et la tribu saura que Bali est le roi des chasseurs. »
Tranquille, la bête prend pied.
Bali rampe dans les hautes herbes, sans un effleurement, sans même faire trembler une tige grêle.
Il n’a pas peur.
Il est sûr de lui.
À bonne distance, il se redresse, souple et silencieux.Son bras, soudain, se détend ; un sifflement file dans l’air, auquel répond l’épouvantable cri rauque de la bête blessée…
La première sagaie vibre encore, plantée dans la chair de l’animal qui fuit vers l’eau ; Bali vise pour lancer la seconde, mais avant qu’elle soit partie une autre s’est fichée dans le cuir épais…
« Malédiction ! hurle Bali ; il y en a autre chasseur ! »
La bête, sûrement, sera tuée, et il en aura sa part de gloire ; mais l’occasion est perdue pour lui de surpasser Mako. Fou de rage, il grince des dents.
De chaque côté de l’hippopotame mort, Bali et Mako s’invectivent :
« Moi tué niama-mail !
— Non, moi !
— Voleur !
— Canaille !
— Toi partir, ou moi tuer toi comme niama-mail. »
Ils ont arraché les sagaies du corps monstrueux et se défient… Tous deux avaient eu la même idée de l’attaquer seul, pour établir leur supériorité ; leur déception souffle sur leur colère :
« Va-t’en !
— Toi, va-t’en ! »
Bali est accroupi derrière la tête du pachyderme, Mako derrière sa croupe ; l’un guettant l’autre avec des regards furibonds.
« Ma sagaie lui a touché le cœur !
— La mienne lui a traversé le poumon !
— Tais-toi !
— Prends garde… »
Le ton monte, les sagaies frémissent dans les mains excitées…
« Quoi ?… Une dispute ? »
À cette voix lourde de reproches, les deux hommes tressaillent, mais ne se résignent pas à bouger. Un père blanc est entre eux, grave, triste…
« Père, c’est Bali qui…
— Père, c’est Mako… »
Le missionnaire les fixe tour à tour. Les sagaies leur tombent des mains, mais la haine luit encore dans leurs yeux. Et le père prie la Vierge de lui inspirer les paroles qui désarmeront aussi ces regards.
« Quoi ? dit-il solennellement. N’êtes-vous point deux chrétiens ?… Deux frères ?… Tous deux appelés à rejoindre Jésus-Christ dans le ciel ? »
Mako baisse le nez, et Bali, de l’autre côté, fixe ses pieds d’ébène. C’est pourtant vrai, songe Mako : mon Père Dieu est aussi le Père de Bali…
— Ma Mère Marie est la « Mamrna » de Mako aussi », murmure Bali.
Ils ont reçu le même baptême, communié dimanche à la même Hostie, chanté le même Credo… Ils sont frères en vérité. Et pourquoi se disputer maintenant, puisqu’ils iront tous les deux vivre avec Jésus-Christ dans le ciel où il n’y a plus de disputes ?…
Les regards glissent vers la bête qu’ils ont tuée à deux : va-t-elle séparer deux frères ?…
Dans leur cœur droit, ils savent que ce n’est pas possible.
Alors, ils se tendent la main par-dessus l’animal. Mais celui-ci est si gros qu’ils doivent, pour se joindre, s’accrocher à ses flancs, se tendre, s’arc-bouter… Et lorsque, enfin, se joignent leurs deux mains qui se cherchent par-dessus la bête, Mako donne joyeusement un grand coup de pied à celle-ci :
« Ti gros niama-mail. Mais pas gros assez pour séparer deux frères, va ! »
Deux frères qui veulent ensemble rejoindre Jésus dans le ciel…
Deux chrétiens qui doivent vivre sur la terre comme ils vivront plus tard dans le ciel avec Jésus-Christ…
Rose Dardennes.
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