La plus belle coutume

Auteur : Lauriot-Prévost, Suzanne | Ouvrage : Et maintenant une histoire II .

Temps de lec­ture : 8 minutes

C’en aurait fait, vrai­ment, une fameuse veillée, si seule­ment le vieux Feine avait été là !

Depuis des années et des années que le ber­ger ser­vait dans la famille, c’é­tait la pre­mière fois qu’il man­quait, et c’est cela qui était grave… Tout le monde y pen­sait : les parents, les voi­sins, les amis réunis chez Jean-Mathias Cabaïre ; et, dans la salle bien chaude et bien éclai­rée, on sen­tait une espèce de gêne. On avait beau rire et par­ler plus fort pour écar­ter cette gêne, mal­gré tout, elle res­tait la maîtresse.

Papa, maman, racontez-moi une histoire - bergerieEt tout cela, pour­quoi, mon Dieu, pour­quoi ? Pour une bêtise : un dia­logue un peu vif. Jean-Mathias, le Maître, et Feine, le vieux ber­ger, n’é­taient pas d’ac­cord sur une répa­ra­tion à faire à la ber­ge­rie. Ils avaient dis­cu­té en s’échauffant.

« Dans les temps d’au­tre­fois, s’en­tê­tait Feine, c’est comme ça qu’on fai­sait et c’é­tait la bonne manière.

– On fait mieux à pré­sent, ripos­tait Jean-Mathias, et c’est le progrès.

– Que tu dis, avait répon­du le ber­ger avec un peu d’ai­greur. Ton père, qui s’y connais­sait, n’au­rait jamais agi comme ça… »

Alors, Jean-Mathias s’é­tait emporté :

« Mon père était de son temps, c’est-à-dire du tien. Main­te­nant, c’est moi le Maître. Et j’en­tends faire à mon idée. Tu me brouilles l’es­prit avec tes his­toires d’au­tre­fois. Tiens, va-t’en… »

Deve­nu très rouge, le vieux Feine s’é­tait levé :

« Je m’en vas, avait-il dit d’une voix étran­glée, je m’en vas et je ne revien­drai plus. »

***

On avait pris ça pour des mots. Mais Feine n’é­tait plus reve­nu. On ne le voyait plus, tra­ver­sant les pâtu­rages, sa grande houp­pe­lande volant au vent. Il ne sor­tait plus guère de sa petite chau­mine, en bas du vil­lage, toute seule et iso­lée dans la campagne.

Et, bien que la vieille mère l’eût sup­plié, bien que sa femme l’eût gour­man­dé, bien que les enfants eussent pleu­ré après le ber­ger et ses his­toires, Jean-Mathias n’a­vait pas vou­lu faire le pre­mier pas :

« Je veux bien qu’il revienne, oui, bien sûr, et je ne lui dirai rien, mais je n’i­rai pas le chercher… »

***

Contre tous les espoirs, était arri­vé sans ame­ner de détente. Ce soir, pour la pre­mière fois depuis tou­jours, le vieux Feine ferait soli­taire sa veillée de Noël, et ce n’est pas lui qui pré­sen­te­rait à la Messe de Minuit l’a­gne­let der­nier-né, si soi­gneu­se­ment nour­ri par Maî­tresse Cabaïre, si ten­dre­ment cares­sé par les enfants… Ce soir, pour la pre­mière fois depuis des Noëls et des Noëls, qui remon­taient bien avant la mort du grand-père, la place du vieux Feine demeu­rait vide au coin du feu. Per­sonne n’a­vait vou­lu la prendre.

Tout à l’heure, avant le repas, sui­vant l’u­sage de Pro­vence, on avait mis dans l’âtre le « Cari­guié », ce beau tronc d’o­li­vier que le ber­ger avait lui-même choi­si et mis à sécher, il y a de longs mois… Mireille, la plus petite, dès que la bûche avait com­men­cé à pétiller, l’a­vait arro­sée trois fois avec un verre de vin, pen­dant que la grand-mère disait de sa voix chevrotante :

« Réjouis­sons-nous, que Dieu nous donne la joie ! Avec la Noël, que nous arrivent tous les biens. Que Dieu nous fasse la grâce de voir l’an­née qui va venir. Et, si l’an pro­chain nous ne sommes pas plus, que nous ne soyons pas moins ! »

Et sur ces der­nières paroles, la voix de la grand-mère avait che­vro­té davantage.

Pécaïre ! Tout le monde le savait bien qu’on était un de moins que l’an der­nier !… Quand c’est de par la volon­té de Dieu, on s’y résout, parce qu’on sait bien au bout du compte que c’est tou­jours une volon­té d’a­mour. Mais là…

***

Quand même, la veillée s’a­van­çait. Et voi­là qu’à pré­sent cha­cun racon­tait les cou­tumes qu’il connais­sait par vu ou par ouï-dire dans diverses régions de France :

Histoire et récit en ligne - creche de Noël« Sur les bords de la Loire, dit l’un, la nuit de Noël les enfants portent des lan­ternes et s’en vont de par les rues en chan­tant ; et les gens, par la fenêtre, leur jettent des bon­bons et des noix…

– Dans les villes de Bour­gogne, dit un autre, durant l’Avent, les enfants confec­tionnent de petits sacs de papier dans les­quels ils enferment des pié­cettes. Durant la veillée de Noël, ils jettent ces sacs par la fenêtre dans la rue après en avoir enflam­mé le coin. Et les pauvres, gui­dés par la flamme, accourent vers le cadeau qui leur est offert…

– Il ne faut pas oublier les pauvres, dit une voi­sine. En Gas­cogne, au sou­per, une place est tou­jours réser­vée à l’un d’eux…

– En Cham­pagne, conta le meu­nier, où j’a­vais un parent, tous les pay­sans étei­gnaient leurs foyers à la nuit tom­bante ; puis ils allu­maient leurs bran­dons à la lampe de l’é­glise et, après les avoir fait bénir par le cler­gé, ils les pro­me­naient par les champs. On appe­lait cela la fête des « flambants »…

– Oh ! bien, dit le maré­chal-fer­rant, dans l’Est, c’est avec une sau­cisse géante que les char­cu­tiers font procession… »

À ce moment, quel­qu’un tous­so­ta ; puis une douce voix che­vro­tante dit timidement :

« À Mar­seille, à Noël, tout le monde se récon­ci­lie. L’of­fen­seur s’en va chez l’of­fen­sé avec tous ses amis. On s’embrasse et on réveillonne gaie­ment ensemble après la Messe !… »

***

C’é­tait la grand-mère Cabaïre qui avait par­lé. Elle se tut dans un silence… Depuis qu’on avait com­men­cé à racon­ter les veillées, elle vou­lait dire cela ; elle n’a­vait pas osé : le fils allait peut-être se fâcher. C’é­tait un gars rude… et violent. Pour­tant, il avait bien fal­lu qu’elle le dise. C’é­tait la der­nière chance. Elle avait de l’a­mi­tié pour le vieux Feine que son homme avait tou­jours connu et aimé…

C’é­tait la der­nière chance. Et elle réus­sit. Car il se pas­sa une drôle de chose : comme si la vieille femme avait fait une trouée, comme si cha­cun n’at­ten­dait que cela pour dire son mot, tout le monde se mit à par­ler à la fois :

« Ça, c’est une bonne coutume…

– De vrai, Pécaïre, c’est la meilleure…

– Ça met le monde tout à l’aise, quand on s’est remis en accord…

– Après ça, on peut entendre la Messe d’un cœur content et réveillon­ner d’un esto­mac satisfait…

– Allez, Jean-Mathias, qu’est-ce que t’attends ?…

– Alors, on y va ?… »

Jean-Mathias n’a­vait pas dit oui. Mais il n’a­vait pas dit non… Et moi­tié grom­me­lant, moi­tié riant, le fait est qu’il se lais­sait entraî­ner. Tout le monde sor­tit et des­cen­dit en cohue, d’un pas allègre, vers la chau­mine. Pous­sé, Jean-Mathias entra le premier.

***

Histoire de Noël pour le caté - Berger à l'église à NoelLe ber­ger, qui fumait, seul près d’un tout petit feu de sar­ments, rele­va la tête, sur­pris. Jean-Mathias, qui pen­sait s’en tirer par une plai­san­te­rie, sen­tit les mots s’é­tran­gler dans sa gorge. Le ber­ger, à n’en pas dou­ter, avait pleuré.

Alors, Cabaïre dit simplement :

« Par­donne-moi, ber­ger, j’ai été injuste et bru­tal. Au nom de l’a­mi­tié que tu avais pour mon père, reviens prendre ta place chez nous. Tu com­prends bien que, tant que Dieu te prê­te­ra vie, per­sonne d’autre que toi ne peut offrir à la crèche le petit agneau né dans nos étables… »

Puis il pas­sa son bras solide sous celui du ber­ger. Quel­qu’un jeta sur les épaules du vieux sa houp­pe­lande et, à tra­vers la nuit froide, tous s’en furent chan­tant à pleine voix, à plein cœur, la bien­ve­nue à l’En­fant de Noël qui était venu sur cette terre de pau­vre­té et de misère pour ras­sem­bler ce qui était dés­uni et faire fleu­rir un mer­veilleux amour.

Suzanne Lau­riot-Pré­vost

Histoire d'une réconciliation la nuit de Noël - La Sainte Nuit - François Boucher
La Sainte Nuit – Fran­çois Bou­cher, fin 18e siècle

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