Confession de Noël

Auteur : la Brière, L. de | Ouvrage : Lectures Catholiques .

Temps de lec­ture : 9 minutes

Il y a dix-sept ans de cela. 

La neige, à la même date, éten­dait au loin son morne lin­ceul, par­se­mé de taches écar­lates, et le canon ton­nait son glas funèbre ; qui rem­pla­çait dans les cam­pagnes nor­mandes le joyeux carillon de .

Les Prus­siens sont à Rouen, et, sur les pla­teaux qui bordent la val­lée de la Seine, les popu­la­tion anxieuses attendent, la rage au cœur, l’in­va­sion tout prochaine . 

La nuit tombe, elle enve­loppe le bourg de B… , qui confine à la forêt de La Londe, et qu’on ne dis­tingue plus, sous son blanc man­teau de fri­mas. Les lumières brillent bien encore à toutes les fenêtres, mais ce n’est pas pour éclai­rer le réveillon tra­di­tion­nel ; et l’oie grasse ne se dore pas au tour­ne­broche oublié. Dans chaque mai­son, un groupe de jeunes sol­dats, hâves et fati­gués, se chauffe à la flamme hos­pi­ta­lière. On n’ose se repo­ser, par crainte d’une sur­prise. Quel est leur régi­ment ? On le démê­le­rait avec peine, car leurs vête­ments déchi­que­tés ont per­du forme et cou­leur, leurs savates trouées s’at­tachent avec des ficelles, et plu­sieurs se sont fabri­qué des pan­ta­lons dans un mor­ceau de cou­ver­ture. Ces enfants, impro­vi­sés sol­dats, qu’une rude et rapide expé­rience, la misère et la bataille, les nuits gla­cées et les jours sans pain, ont bron­zé pré­ma­tu­ré­ment, ce sont des mobiles, que l’es­poir a aban­don­nés, mais non pas le sen­ti­ment du devoir à rem­plir et de l’hon­neur à sauver. 

Leurs offi­ciers veillent comme eux, avec le pres­sen­ti­ment d’une lutte nou­velle. La cui­sine du pres­by­tère les abrite. Ils s’en­tre­tiennent, des com­bats de la veille, de ceux qui vont suivre. Les sou­ve­nirs de la famille absente se mêlent aux images du pré­sent, s’é­changent fami­liers et sou­riants, devant la mort qu’on sent, planer. 

Sou­dain, on frappe à la porte. 

— Entrez ! crie le capitaine. 

Un mobile se pré­sente. Sur son col­let se dis­tingue encore un galon qua­drillé : c’est le clai­ron, un petit brave, intel­li­gent et délu­ré, qui a trou­vé, dans la bagarre, le moyen de s’as­ti­quer à peu près convenablement. 

— Vous m’a­vez fait deman­der, mon capitaine ? 

— Oui. Tu m’é­tonnes, mon gar­çon. Com­ment, tu désertes, à l’heure où nous sommes visi­ble­ment mena­cés ? Tu as accep­té, ce matin, sans me consul­ter, je ne sais quel emploi de copiste, dans un sem­blant de bureau, à l’é­tat-major ! J’at­ten­dais mieux de toi ! 

— Mon capi­taine, je n’ai fait qu’o­béir. On a su que j’é­tais, avant la ,élève de l’É­cole des Arts et Métiers. Vous avez tou­jours par­lé favo­ra­ble­ment de moi. On a cru que je serais utile… pour les plans. 

Les offi­ciers se déri­dèrent irré­vé­ren­cieu­se­ment, en appre­nant qu’il exis­tait des plans de bataille. Le clai­ron décon­te­nan­cé tour­nait dans ses mains son reste de képi. 

— Vous me connais­sez, mon capi­taine, et vous savez bien que la chose ne me va guère. J’ai­me­rais bien mieux tra­vailler avec les cama­rades de la compagnie !

— C’est vrai, tu es un gar­çon de cœur ! Au fond, je ne peux t’en vou­loir ! Seule­ment, puisque tu quittes la com­pa­gnie, et que nous ne savons pas si nous nous rever­rons, j’ai vou­lu te dire adieu. Bon­soir. Va copier tes plans de vic­toires. Tu auras plus chaud devant ta table que nous dans les bois !

— Oh ! pour cela non, mon capi­taine. Nous n’a­vons pas de feu au bureau, et j’y gèle !

— Achète une cein­ture de fla­nelle et un gilet de tri­cot : il y en a encore chez l’épicier.

— Ache­ter, mon capi­taine, c’est impos­sible. J’a­vais une petite somme, au départ : je n’ai plus un sou. 

— Tiens, voi­là un louis ; cours chez l’é­pi­cier ; on n’y dort pro­ba­ble­ment guère. Adieu, je te regrette ! 

Le clai­ron hési­ta quelques ins­tants, puis empo­cha l’argent. 

— Mer­ci de cette avance, mon capitaine. 

Il ser­ra la main qu’on lui ten­dait, salua, et sortit. 

Aux pre­mières lueurs de Noël, le cré­pi­te­ment de la mitraille réveille sou­dain ceux qui s’é­taient assou­pis sur leur chaise. Les Prus­siens débou­chaient en masse, par toutes les routes de la forêt. Les grand’­gardes se repliaient en fai­sant le coup de feu. 

En un clin d’œil, la com­pa­gnie est grou­pée sur la place du vil­lage, autour du capi­taine. Un cava­lier blanc d’é­cume le rejoint et lui remet un ordre, écrit sur la page déchi­rée d’un carnet : 

« Nos forces sont insuf­fi­santes ici. Les troupes se
« refor­me­ront à deux lieues en arrière. Vous, sou­te­nez
« le pre­mier effort de l’as­saillant : tenez aus­si long-
« temps que pos­sible à B… pour cou­vrir la retraite. » 

Aus­si­tôt, la com­pa­gnie s’é­ta­blit autour de l’é­glise. On lui dis­tri­bue les car­touches sup­plé­men­taires. Elle n’at­tend pas long­temps. Les Prus­siens, pous­sant de for­mi­dables hur­rahs, se pré­ci­pitent sur le vil­lage : un feu de pelo­ton les accueille. Ils reculent un ins­tant, puis reprennent leur élan. Une seconde décharge les arrête, mais ils ripostent avec éner­gie. Plu­sieurs hommes tombent. Le capi­taine commande :

— Allons, mes enfants, feu à volon­té ! Ména­gez les car­touches ! Ne visez qu’à coup sûr. 

Alors com­mence un com­bat homé­rique, où les adver­saires ne sont sépa­rés que par une tren­taine de mètres, où les déto­na­tions se suc­cèdent rapides et cal­cu­lées, ren­ver­sant cha­cune un com­bat­tant. On s’in­ter­pelle comme dans l’Iliade, et les deux langues se croisent en inter­pel­la­tions pittoresques :

— Ah ! c’est toi, grand esco­griffe, qui m’as visé ! Tiens ! voi­là ton affaire ! Paf !

L'aumônier accompagne le soldat mourant.
Vous me recon­nais­sez, mon ami ?

— À toi, le petit gros du coin ! Tiens ! tu ne crie­ras plus comme un âne ! Paf !

Les offi­ciers dirigent le tir, appe­lant nomi­na­ti­ve­ment leurs hommes. 

— Visez à droite ! 

— Visez plus bas. 

— Visez donc ce bar­bu qui tire si bien ! 

— À celui de gauche, maintenant !

Les vides se mul­ti­plient des deux côtés. L’i­vresse de la poudre gagne tous les sur­vi­vants. Le lieu­te­nant supplie : 

— Mon capi­taine, vous savez comme je tire ! Per­met­tez-moi de ramas­ser un fusil. J’ai des car­touches dans ma poche !

— Allez !

Du geste, les deux sous-lieu­te­nants demandent à l’imiter. 

— Allez !

Sou­dain, le capi­taine remarque la son­ne­rie qui fai­sait rage à ses côtés, et qui ne contri­buait pas médio­cre­ment à ani­mer ses hommes.

— Tiens ! mon clai­ron ! Ah ! te voi­là reve­nu ! Tu as donc lâché tes plans ? 

— Dame ! mon capi­taine ! du moment qu’on se cognait. 

— C’est bien, ce que tu as fait là. 

— Mon capi­taine, lais­sez-moi faire comme les officiers ! 

— Oui. On meurt trop. J’ai besoin de tous mes fusils. Tire. 

Et le clai­ron joyeux lâche son ins­tru­ment, sai­sit une arme par terre. Cha­cun de ses coups, métho­diques et adroits, pro­voque un cri de dou­leur, une excla­ma­tion de colère. 

Mais, au bout de quelques minutes, le brave gar­çon s’af­faisse : les Alle­mands exas­pé­rés l’ont choi­si pour cible spé­ciale. Une balle l’a atteint à la poi­trine, en bri­sant sa montre d’argent. Le capi­taine se penche une seconde, lui serre la main de, toute son âme, sai­sit la montre fra­cas­sée du mou­rant et la met dans sa poche, comme un sou­ve­nir qui sera cher un jour à la famille incon­nue ; puis il appelle : 

— Eh ! là-bas, l’au­mô­nier. En voi­là encore un qui a besoin de vous ! 

Un jeune abbé, fort crâne, qui rem­plis­sait ces fonc­tions, et qu’a depuis récom­pen­sé le ruban rouge, accourt sans hési­ter, s’a­ge­nouille sous une vraie grêle de pro­jec­tiles, approche des lèvres bleuies un cor­dial qui ranime le mourant : 

— Vous me recon­nais­sez, mon ami ?

— Oui, mur­mure le clairon. 

— Si Dieu vous appelle, vou­lez-vous paraître absous, devant lui ? 

Le bles­sé répond par un signe. 

L’ab­bé élève la main et pro­nonce sur sa tête la for­mule sacrée. Puis il fait un mou­ve­ment, pour cou­rir à d’autres. 

Mais le clai­ron sup­pliant le retient par une suprême étreinte. 

— Mon cher enfant, le méde­cin va venir ! 

Le mou­rant lui serre de nou­veau la main : c’est de l’au­mô­nier qu’il a encore besoin.

— Vous pen­sez à vos parents, n’est-ce pas ? Je leur por­te­rai votre adieu. 

Le clai­ron esquisse un sou­rire ; mais il retient le prêtre. 

— Est-ce que vous avez une inquié­tude de conscience ? 

— Oui.

— Vos regrets sont sin­cères ; ils suf­fisent, pour le moment. Remet­tez-vous en à la bon­té de Dieu ! 

La visible angoisse du mou­rant se mani­feste davantage. 

— Voyons, mon cher enfant, n’es­sayez pas de par­ler. Répon­dez-moi par signes. Y a‑t-il dans votre vie une indé­li­ca­tesse com­mise, une répa­ra­tion à opérer ? 

Le jeune homme fit un signe négatif. 

Le capi­taine était tout proche, ani­mant de son com­man­de­ment sa com­pa­gnie déci­mée, debout au milieu de ses tireurs qui tom­baient un à un. Il enten­dait invo­lon­tai­re­ment cette suprême.

— Est-ce qu’il s’a­git d’un meurtre ? 

Le mou­rant tour­na fai­ble­ment la tête. 

— Vous son­gez peut-être à quelque désordre moral aux suites d’une faute ? 

Encore un non, jaillis­sant avec un flot de sang. 

L’au­mô­nier reprit : 

— Quoi que ce puisse être, mon ami, Dieu vous par­donne, puisque vous le lui demandez. 

Mais la téna­ci­té du mou­rant ne se las­sait pas. Il recueillit ses der­nières forces, et jeta, dans un effort, cet aveu, qui, par un étrange mirage, occu­pait sa pen­sée défaillante. 

— Je… Je dois… Je dois vingt francs à mon capitaine ! 

Et le clai­ron, comme déchar­gé d’un poids insup­por­table, exha­la un sou­pir satis­fait… Ce fut le dernier. 

L’ab­bé cou­rut à d’autres. Mais il revint peu après à la même place. Car le capi­taine tom­bait à son tour sur la neige, au milieu des cadavres. 

Celui-ci en est reve­nu. Et quand Noël lui ramène la date anni­ver­saire de cette héca­tombe oubliée, le sou­ve­nir de son pauvre clai­ron se trouve, avant les autres, sous sa plume et dans son cœur.

L. de la Brière.

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