Il y a dix-sept ans de cela.
La neige, à la même date, étendait au loin son morne linceul, parsemé de taches écarlates, et le canon tonnait son glas funèbre ; qui remplaçait dans les campagnes normandes le joyeux carillon de Noël.
Les Prussiens sont à Rouen, et, sur les plateaux qui bordent la vallée de la Seine, les population anxieuses attendent, la rage au cœur, l’invasion tout prochaine .
La nuit tombe, elle enveloppe le bourg de B… , qui confine à la forêt de La Londe, et qu’on ne distingue plus, sous son blanc manteau de frimas. Les lumières brillent bien encore à toutes les fenêtres, mais ce n’est pas pour éclairer le réveillon traditionnel ; et l’oie grasse ne se dore pas au tournebroche oublié. Dans chaque maison, un groupe de jeunes soldats, hâves et fatigués, se chauffe à la flamme hospitalière. On n’ose se reposer, par crainte d’une surprise. Quel est leur régiment ? On le démêlerait avec peine, car leurs vêtements déchiquetés ont perdu forme et couleur, leurs savates trouées s’attachent avec des ficelles, et plusieurs se sont fabriqué des pantalons dans un morceau de couverture. Ces enfants, improvisés soldats, qu’une rude et rapide expérience, la misère et la bataille, les nuits glacées et les jours sans pain, ont bronzé prématurément, ce sont des mobiles, que l’espoir a abandonnés, mais non pas le sentiment du devoir à remplir et de l’honneur à sauver.
Leurs officiers veillent comme eux, avec le pressentiment d’une lutte nouvelle. La cuisine du presbytère les abrite. Ils s’entretiennent, des combats de la veille, de ceux qui vont suivre. Les souvenirs de la famille absente se mêlent aux images du présent, s’échangent familiers et souriants, devant la mort qu’on sent, planer.
Soudain, on frappe à la porte.
— Entrez ! crie le capitaine.
Un mobile se présente. Sur son collet se distingue encore un galon quadrillé : c’est le clairon, un petit brave, intelligent et déluré, qui a trouvé, dans la bagarre, le moyen de s’astiquer à peu près convenablement.
— Vous m’avez fait demander, mon capitaine ?
— Oui. Tu m’étonnes, mon garçon. Comment, tu désertes, à l’heure où nous sommes visiblement menacés ? Tu as accepté, ce matin, sans me consulter, je ne sais quel emploi de copiste, dans un semblant de bureau, à l’état-major ! J’attendais mieux de toi !
— Mon capitaine, je n’ai fait qu’obéir. On a su que j’étais, avant la guerre,élève de l’École des Arts et Métiers. Vous avez toujours parlé favorablement de moi. On a cru que je serais utile… pour les plans.
Les officiers se déridèrent irrévérencieusement, en apprenant qu’il existait des plans de bataille. Le clairon décontenancé tournait dans ses mains son reste de képi.
— Vous me connaissez, mon capitaine, et vous savez bien que la chose ne me va guère. J’aimerais bien mieux travailler avec les camarades de la compagnie !
— C’est vrai, tu es un garçon de cœur ! Au fond, je ne peux t’en vouloir ! Seulement, puisque tu quittes la compagnie, et que nous ne savons pas si nous nous reverrons, j’ai voulu te dire adieu. Bonsoir. Va copier tes plans de victoires. Tu auras plus chaud devant ta table que nous dans les bois !
— Oh ! pour cela non, mon capitaine. Nous n’avons pas de feu au bureau, et j’y gèle !
— Achète une ceinture de flanelle et un gilet de tricot : il y en a encore chez l’épicier.
— Acheter, mon capitaine, c’est impossible. J’avais une petite somme, au départ : je n’ai plus un sou.
— Tiens, voilà un louis ; cours chez l’épicier ; on n’y dort probablement guère. Adieu, je te regrette !
Le clairon hésita quelques instants, puis empocha l’argent.
— Merci de cette avance, mon capitaine.
Il serra la main qu’on lui tendait, salua, et sortit.
Aux premières lueurs de Noël, le crépitement de la mitraille réveille soudain ceux qui s’étaient assoupis sur leur chaise. Les Prussiens débouchaient en masse, par toutes les routes de la forêt. Les grand’gardes se repliaient en faisant le coup de feu.
En un clin d’œil, la compagnie est groupée sur la place du village, autour du capitaine. Un cavalier blanc d’écume le rejoint et lui remet un ordre, écrit sur la page déchirée d’un carnet :
« Nos forces sont insuffisantes ici. Les troupes se
« reformeront à deux lieues en arrière. Vous, soutenez
« le premier effort de l’assaillant : tenez aussi long-
« temps que possible à B… pour couvrir la retraite. »
Aussitôt, la compagnie s’établit autour de l’église. On lui distribue les cartouches supplémentaires. Elle n’attend pas longtemps. Les Prussiens, poussant de formidables hurrahs, se précipitent sur le village : un feu de peloton les accueille. Ils reculent un instant, puis reprennent leur élan. Une seconde décharge les arrête, mais ils ripostent avec énergie. Plusieurs hommes tombent. Le capitaine commande :
— Allons, mes enfants, feu à volonté ! Ménagez les cartouches ! Ne visez qu’à coup sûr.
Alors commence un combat homérique, où les adversaires ne sont séparés que par une trentaine de mètres, où les détonations se succèdent rapides et calculées, renversant chacune un combattant. On s’interpelle comme dans l’Iliade, et les deux langues se croisent en interpellations pittoresques :
— Ah ! c’est toi, grand escogriffe, qui m’as visé ! Tiens ! voilà ton affaire ! Paf !
— À toi, le petit gros du coin ! Tiens ! tu ne crieras plus comme un âne ! Paf !
Les officiers dirigent le tir, appelant nominativement leurs hommes.
— Visez à droite !
— Visez plus bas.
— Visez donc ce barbu qui tire si bien !
— À celui de gauche, maintenant !
Les vides se multiplient des deux côtés. L’ivresse de la poudre gagne tous les survivants. Le lieutenant supplie :
— Mon capitaine, vous savez comme je tire ! Permettez-moi de ramasser un fusil. J’ai des cartouches dans ma poche !
— Allez !
Du geste, les deux sous-lieutenants demandent à l’imiter.
— Allez !
Soudain, le capitaine remarque la sonnerie qui faisait rage à ses côtés, et qui ne contribuait pas médiocrement à animer ses hommes.
— Tiens ! mon clairon ! Ah ! te voilà revenu ! Tu as donc lâché tes plans ?
— Dame ! mon capitaine ! du moment qu’on se cognait.
— C’est bien, ce que tu as fait là.
— Mon capitaine, laissez-moi faire comme les officiers !
— Oui. On meurt trop. J’ai besoin de tous mes fusils. Tire.
Et le clairon joyeux lâche son instrument, saisit une arme par terre. Chacun de ses coups, méthodiques et adroits, provoque un cri de douleur, une exclamation de colère.
Mais, au bout de quelques minutes, le brave garçon s’affaisse : les Allemands exaspérés l’ont choisi pour cible spéciale. Une balle l’a atteint à la poitrine, en brisant sa montre d’argent. Le capitaine se penche une seconde, lui serre la main de, toute son âme, saisit la montre fracassée du mourant et la met dans sa poche, comme un souvenir qui sera cher un jour à la famille inconnue ; puis il appelle :
— Eh ! là-bas, l’aumônier. En voilà encore un qui a besoin de vous !
Un jeune abbé, fort crâne, qui remplissait ces fonctions, et qu’a depuis récompensé le ruban rouge, accourt sans hésiter, s’agenouille sous une vraie grêle de projectiles, approche des lèvres bleuies un cordial qui ranime le mourant :
— Vous me reconnaissez, mon ami ?
— Oui, murmure le clairon.
— Si Dieu vous appelle, voulez-vous paraître absous, devant lui ?
Le blessé répond par un signe.
L’abbé élève la main et prononce sur sa tête la formule sacrée. Puis il fait un mouvement, pour courir à d’autres.
Mais le clairon suppliant le retient par une suprême étreinte.
— Mon cher enfant, le médecin va venir !
Le mourant lui serre de nouveau la main : c’est de l’aumônier qu’il a encore besoin.
— Vous pensez à vos parents, n’est-ce pas ? Je leur porterai votre adieu.
Le clairon esquisse un sourire ; mais il retient le prêtre.
— Est-ce que vous avez une inquiétude de conscience ?
— Oui.
— Vos regrets sont sincères ; ils suffisent, pour le moment. Remettez-vous en à la bonté de Dieu !
La visible angoisse du mourant se manifeste davantage.
— Voyons, mon cher enfant, n’essayez pas de parler. Répondez-moi par signes. Y a‑t-il dans votre vie une indélicatesse commise, une réparation à opérer ?
Le jeune homme fit un signe négatif.
Le capitaine était tout proche, animant de son commandement sa compagnie décimée, debout au milieu de ses tireurs qui tombaient un à un. Il entendait involontairement cette confession suprême.
— Est-ce qu’il s’agit d’un meurtre ?
Le mourant tourna faiblement la tête.
— Vous songez peut-être à quelque désordre moral aux suites d’une faute ?
Encore un non, jaillissant avec un flot de sang.
L’aumônier reprit :
— Quoi que ce puisse être, mon ami, Dieu vous pardonne, puisque vous le lui demandez.
Mais la ténacité du mourant ne se lassait pas. Il recueillit ses dernières forces, et jeta, dans un effort, cet aveu, qui, par un étrange mirage, occupait sa pensée défaillante.
— Je… Je dois… Je dois vingt francs à mon capitaine !
Et le clairon, comme déchargé d’un poids insupportable, exhala un soupir satisfait… Ce fut le dernier.
L’abbé courut à d’autres. Mais il revint peu après à la même place. Car le capitaine tombait à son tour sur la neige, au milieu des cadavres.
Celui-ci en est revenu. Et quand Noël lui ramène la date anniversaire de cette hécatombe oubliée, le souvenir de son pauvre clairon se trouve, avant les autres, sous sa plume et dans son cœur.
L. de la Brière.
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