L’histoire du petit berger de moutons

Auteur : Pourrat, Henri .

Temps de lec­ture : 13 minutes

LE CONTE DU JEUDI D’HENRI POURRAT

Il y avait une fois un petit qui s’est trou­vé tout seul au monde. Aus­si seul qu’on peut l’être. C’é­tait la guerre qui avait pas­sé ou bien la peste autour de lui, plus per­sonne. Le vil­lage net­toyé. Il est par­ti devant soi à l’a­ven­ture, sur les champs, sur le causse le pays sans che­min, où il n’y a pas un arbre, pas une ombre, pas une âme.

Un vieil homme le ren­con­tra au soir du troi­sième jour, le regar­da, le ques­tion­na, haus­sa l’é­paule, et l’emmena chez lui pour gar­der les moutons.

Chez lui ! Ce n’é­tait pas un châ­teau, ce chez lui : au milieu de la pier­raille une cahute de pierres, voû­tée comme la ber­ge­rie atte­nante, cou­verte aus­si de pierres. Le pain noir qu’en y man­geait, avec de fois à autre quelque écuel­lée de fèves ou de len­tilles, était dur comme le caillou. — Plus il est ras­sis, moins on mange. Et le vieux n’a­vait garde d’ou­blier le proverbe :

Ne ras­sa­sie pas de pain ton valet :
Du beurre il te demanderait.

Le petit était d’une famille rus­tique, mais d’une de ces familles de cam­pagne où l’on sait se faire hon­neur. Sa mère l’a­vait voué à la Sainte-Vierge. — Cela va jus­qu’à la pre­mière com­mu­nion : ce jour-là, ces enfants déposent leur vœu : désor­mais ce n’est plus de bleu qu’on les habille.

Mais les habits bleus du petit sous les pluies, la pous­sière, sont deve­nus cou­leur des choses ; et pas ques­tion de pre­mière com­mu­nion. Il vivait chez ce vieux comme il eût pu faire chez le blai­reau. Jamais un mot pour rire, ou un mot d’a­mi­tié, ou un mot pour se sou­ve­nir de Dieu. En fait de béné­di­ci­té, le vieux n’au­rait réci­té que celui du meu­nier de Pomponne :

Béné­di­ci­té,
La soupe est trempée !
Mon Dieu nous sommes assez.
Lais­sez les autres passer.

Cabane en pierre de berger

Ne pleu­vaient que les injures, ne grê­laient que les tor­gnoles. Le vieux tenait qu’il fal­lait mener ain­si le petit s’il vou­lait en être servi.

Mais l’en­fant était de cœur si bon qu’il n’en prit aucune méchan­ce­té. Inno­cent comme la fleur de fraise : elle fleu­rit entre les pierres à ras de terre, fou­lée du cra­paud, de la vipère, sans qu’il lui en reste jamais aucun venin.

Il a mar­ché sept ans déchaux, hâve, déchar­né, gar­dant les mou­tons de son maître, sans voir âme qui vive, sans savoir ce qu’est le monde, le monde des humains et le monde de Dieu.

Nour­ri de rudesses et de pain noir, n’ayant que l’a­mi­tié des buis­sons et des roches. Dans l’en­nui, dans l’en­nui, se dou­tant à peine que c’é­tait de l’en­nui. Gar­dant cepen­dant quelque sou­ve­nir de son vil­lage, au temps qu’il vivait au milieu de tous les siens, le temps de sa pauvre bonne mère. Et il se disait, les soirs, qu’il devait y avoir un pays autre que celui de sen vieux maître.

Un jour, dans ces déserts, il a vu venir deux dames. Elles allaient à petits pas, cher­chant la soli­tude, s’en­tre­te­nant toutes deux. Et lui, il s’est blot­ti entre les buis ; il est demeu­ré là en pied comme un saint de pierre. Elles ne l’ont pas vu. Elles sem­blaient ne rien voir. Elles par­laient de leurs peines. — Il y en a tou­jours en toute vie ceux, celles qui n’en ont pas, ils peuvent les attendre.

L’une pleu­rait.

« Mon Dieu, c’est trop ; je n’ai plus de courage. »
Et lui, du milieu de ces buis, il se sen­tait le cœur étreint comme si lui fai­sait mal à lui la peine de cette femme qu’il ne connais­sait pas.

« Ma sœur, ma sœur, tu le sais, disait l’autre : faut pas­ser par le che­min des épines pour arri­ver au . Mais là, plus de larmes, plus de mal­heurs. Au para­dis, c’est là qu’on com­mence de vivre, au paradis ! »

Elles ont pas­sé ; elles sont par­ties. Mais leur dire n’est point par­ti. En grande rêve­rie d’es­prit est entré le petit pâtre. Sans cesse il reve­nait à ce para­dis, où l’on ne connaît plus les peines. Et quand il rame­nait ses mou­tons à la lune levante, res­pi­rant ce goût d’herbe neuve d’arbre en fleur, et regar­dant ce bleu de l’air, là-bas, au bout du monde, il se sen­tait tiré vers il ne savait quoi.

« Si je pou­vais trou­ver ce che­min des épines, si je savais où le prendre ! »

Au matin de la Tri­ni­té, à ce qu’on dit, on voit se lever trois soleils sur les mon­tagnes du levant. Il n’y avait pas de Tri­ni­té ni de dimanche pour le petit des mou­tons. Mais ce jour-là, le vent le lui a dit à l’o­reille ; ou lui ont par­lé ces fonds du ciel plus clairs que tout. Il n’au­rait pu dire ce qui l’a pris. Comme s’il allait faire de l’o­rage, il a rame­né ses mou­tons, les a fait ren­trer au ber­cail, sans que le maître s’en avisât.

Chemin de ronces, chemin de paradis

Il est par­ti devant soi, à val le vent. Il a mar­ché, il a mar­ché : d’un lieu de pier­raille et de buis à un lieu de folles avoines et de terre rouge, d’un petit bois de chênes noirs à un trou­peau de roches grises pareilles à des bêtes. Il a vu chan­ger la lumière, sen­ti chan­ger le goût du vent. Il a mon­té, il a mon­té. Il s’est vu dans une cam­pagne plus en ver­dure ; il a trou­vé de l’eau, il a bu. Puis en grands ronds, des mous­se­rons qu’il a cueillis, qu’il a man­gés. Et c’est alors, et là, qu’il a vu le che­min : celui que les dames avaient dit, le che­min des épines.

Le cœur lui a bon­di d’un coup, comme une chèvre.

« Le che­min du para­dis ! Le che­min du paradis ! »

Il a pris ce sen­tier, le ber­ger des moutons.

Petit Jean de Paris
Prête-moi tes sou­liers gris,
Pour aller en paradis…

Ses sou­liers gris, c’é­taient la pous­sière qui cou­vrait les pieds, qui s’y col­lait au sang cou­lant sous les épines. Il a sui­vi la sente qui mon­tait en lacet à l’é­chine du mont. De coude en coude, la vue se fai­sait plus longue. Il ne savait pas ce qui lui enle­vait le cœur. Peut-être la cloche qui l’ap­pe­lait de là-haut. — Les cloches sont bap­ti­sées, elles écartent la grêle et font tom­ber du haut des airs les sor­ciers qui volent au sab­bat. — Il n’a­vait jamais ouï pareils tin­te­ments de cloches. Peut-être l’air qui s’al­lé­geait à mesure qu’il mon­tait, plus clair qu’une eau de roche, tout de fraî­cheur et de faim et d’espace.

Si bien que du milieu de sa grande fatigue, il ne sen­tait plus la fatigue.

Le para­dis est si beau !
Il y a trois petits agneaux.

Chapelle de la colline

Il est arri­vé sur le mont ; et là il a trou­vé une petite mai­son proche d’une fontaine.

La porte était ouverte toute grande. C’é­tait une cha­pelle. Mais le ber­ger des mou­tons igno­rait ce qu’est une chapelle.

Il est entré. Il a regar­dé ces murs peints, ces vitraux avec un grand sai­sis­se­ment. Et il s’est assis là, à terre, près de la porte.

Le soir tom­bait. La nuit venait. Un Père capu­cin est arri­vé pour fer­mer la cha­pelle — elle dépen­dait d’un couvent au revers de la mon­tagne. Il a vu assis sur la porte ce petit guenilleux.

« Eh bien, mon petit ! je vais fer­mer la cha­pelle, c’est l’heure de sortir.

— Ho, sor­tir, je ne veux pas sor­tir, main­te­nant que je suis dans le paradis. »

Bien sur­pris, le père capu­cin lui a par­lé, l’a pris par l’é­paule. Mais com­ment faire vio­lence à ce pauvre ber­ge­rot sau­vage qui sem­blait quelque ange des peintures ?

Ce reli­gieux est allé trou­ver le Père supérieur.

« Cet enfant est étrange, et son par­ler aus­si. Peut-être un inno­cent, et non pas cepen­dant : il a des yeux si clairs, lui­sants comme des flambeaux.

— Bon, retour­nez vers lui ; cette fois il vous enten­dra… Dites-lui qu’il vous suive au couvent, que veut lui par­ler le Supérieur. »

Comme d’a­vance l’a­vait dit la Supé­rieur, le petit pâtre, qui ne savait ce qu’é­taient Supé­rieur et couvent, s’est levé : il a sui­vi le Père.

« Je vous suis, si vous me pro­met­tez de me lais­ser reve­nir demain. »

Le Supé­rieur lui a mis une main sur la tête, dou­ce­ment il l’a fait par­ler. Com­ment il gar­dait ses mou­tons, et qu’il les aimait bien ; et com­ment il vivait, les coups et les criaille­ries du vieil homme ; enfin qu’un jour, menant ses bêtes dans les buis, il avait enten­dit deux femmes…

« Mon enfant, vous pas­se­rez la nuit dans cette mai­son. Et demain vous retour­ne­rez dans ce que vous nom­mez le paradis. »

L’heure était venue d’al­ler au réfec­toire. Avec eux, donc, les Pères l’ont fait souper.

Le soir, ils ne man­geaient qu’un mor­ceau de pain et du beurre. Le petit pâtre a eu lui aus­si du beurre, du pain.

Puis on l’a mené cou­cher dans une chambre blanche. Là, se voyait à la muraille un très grand , comme il en est dans les couvents.

De tous ses yeux l’en­fant l’a regar­dé… « O pauvre homme, pauvre homme comme vous devez pâtir… Vos mains, vos pieds, on les a per­cés de clous, on vous a cloué à ces bois… Mon vieux maître m’en­fer­mait ou me jetait dehors. mais il ne m’au­rait pas fait ce mal… »

Dou­ce­ment, dou­ce­ment, il tou­chait le côté, les pieds, les mains du cru­ci­fix. Ces plaies frap­paient si fort sa vue qu’il n’é­tait plus que trem­ble­ment de compassion.

Crucifix de la cellule du moine

« Pauvre homme, si je pou­vais faire que vous ayez moins mal… On m’a don­né pour mettre sur mon pain cette chose qui est toute de dou­ceur. Si j’a­vais su gar­der ce beurre pour en oindre vos plaies… »

Au matin, le petit pâtre a deman­dé à retour­ner au para­dis. Le Père de la veille l’a donc conduit à la cha­pelle. Et le petit y a fait sa jour­née. Dans l’air de la mon­tagne, un air de dimanche et d’es­pé­rance. Il n’au­rait pas pu dire ce qui lui venait dans l’âme, mais il était là — sous le rayon.

Au soir, le Père est venu le cher­cher. Les capu­cins l’ont fait sou­per au milieu d’eux. Ils lui ont don­né leur ordi­naire : le chan­teau de pain et le coin de beurre. Lui, sans faire sem­blant de rien, a enve­lop­pé ce beurre d’une feuille de chou d’âne qu’il avait eu soin d’ap­por­ter, l’a glis­sé dans sa poche.

Le Père sacris­tain s’en est bien avi­sé. Sa cel­lule joi­gnait celle où l’on fai­sait cou­cher l’en­fant. Il l’a­vait enten­du par­ler la veille au soir, sans pou­voir com­prendre son dire. Mais il voyait dans le regard du ber­ge­rot une espèce de hâte : un tel secret d’at­tente, de com­pas­sion et d’a­mi­tié qu’il en était sai­si. Les Pères, comme lui, ont déci­dé de guet­ter et d’é­cou­ter cet étrange petit lors­qu’il serait dans la cellule.

Sitôt seul dans cette cel­lule, le ber­ger des mou­tons s’est appro­ché du cru­ci­fix. D’une main rete­nue, dou­ce­ment, dou­ce­ment, il a mis sur les plaies le beurre qu’il avait gar­dé dans la feuille verte.

« Ha ! pauvre homme, je vou­drais tant que vous ayez moins a pâtir de votre mal… »

Il par­lait à ce cru­ci­fix comme à une per­sonne, comme d’un homme vivant.

Et le Bon Dieu lui a répon­du. Il lui a dit : « Mon enfant, mon enfant, oui, tu m’aides de ton amour. Ce que tu fais tourne en sou­la­ge­ment à mes dou­leurs. Tu as renon­cé pour moi à ce qui était ton sou­per ; moi, en retour, je t’in­vite à mon festin. »

Les Pères ont enten­du cela. Et le len­de­main matin, le ber­ger des mou­tons est venu par­ler au Père supérieur.

« L’homme qui est dans la chambre blanche, celui qu’on a atta­ché à ces pièces de bois, m’a dit : « Je t’in­vite à mon festin ».

— Enfant de Dieu, petit enfant de Dieu, ce soir, dis-lui qu’à son fes­tin, moi aus­si je vou­drais venir. »

Et ce soir-là, tout est allé comme la veille. Du beurre de son sou­per le pâtre a tâché d’oindre les plaies du crucifié.

« Le maître de cette mai­son, a‑t-il dit au Bon Dieu, m’a com­man­dé de vous dire qu’il vou­drait lui aus­si venir à votre festin.

— Mon enfant, a répon­du le Bon Dieu, dis-lui qu’il vien­dra dans huit jours. Toi, tu vien­dras dans six. »

Le petit pâtre est mort au bout de ces six jours ; le Supé­rieur au bout des huit. Ils ont quit­té la mai­son de la mon­tagne pour trou­ver la mai­son de Dieu. Nous ne sommes pas de ce monde.

Coloriage pour les enfants : Sauver par la Croix du Christ

Source du texte : https://www.bibliotheques-clermontmetropole.eu/overnia//media-dam/CLERCO/henripou/PDF/Archives_Pourrat_HP87_005_0093.pdf

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