Comment elles meurent

Auteur : Piacentini, René | Ouvrage : Le panier de cerises .

Temps de lec­ture : 13 minutes

Tu te sou­viens, ma cou­sine, de cette soi­rée d’é­té où tu nous racon­tas les der­niers moments de ta com­pagne ? Je tâche­rai seule­ment de me rap­pe­ler tes paroles et de ne pas te tra­hir en les rapportant.

Aus­si bien est-ce une his­toire bien simple que je vais vous racon­ter et vous racon­ter sim­ple­ment. À quoi bon faire des phrases pour dire des choses qui furent aus­si claires que le jour, aus­si lim­pides que l’air ? La recherche est bonne pour ceux qui fabriquent les âmes des héros et des héroïnes de romans. Les enfants de lumière vivent dans la pure véri­té de Dieu. Il suf­fit de par­ler comme ils ont vécu.

Elle nous était venue bien malade, notre pauvre sœur Marthe ; bien malade, et, du pre­mier coup d’œil, nous nous étions dit : « elle est per­due ». Mais sait-on jamais avec les êtres jeunes ? Il y a en eux de telles réserves, de telles res­sources, de telles envies de vivre aus­si, qu’ils se rac­crochent à l’exis­tence et conti­nuent d’une façon incroyable d’en por­ter les far­deaux et la joie, comme ces arbres atteints par la foudre qui rever­dissent au prin­temps, mal­gré leurs troncs muti­lée. Elle ne se croyait pas tel­le­ment atteinte. Dans son cou­rage et son désir d’être utile, elle par­lait fré­quem­ment de son tra­vail qu’elle allait reprendre, quand sa « bron­chite » serait guérie.

On nous l’a­vait envoyée pour la soi­gner et la gué­rir et certes tout ce qui dépen­dait de nous pour cela, nous l’a­vons fait en conscience et avec le plus grand plaisir.

Il y a des âmes qui appellent la sym­pa­thie, dès l’a­bord. Elle était de celles-là.

Soeur cuisinière qui se dévoue aux autres

Si on avait vou­lu la défi­nir d’un mot et mettre un titre à sa vie, on n’en aurait pas trou­vé de plus juste que celui-ci : une âme simple. Une âme simple qui n’é­tait pour­tant pas une âme naïve. Elle était plus réflé­chie, la plus sérieuse et, en même temps, la plus rieuse et la plus ave­nante des créa­tures. Grande et forte et joyeuse donc, par nature, elle aimait la vie et tout ce que la vie peut don­ner de bon, sans arrière pen­sée, sans scru­pule, dans toute la sim­pli­ci­té d’un esprit droit et d’un cœur chré­tien. Mais, pré­ci­sé­ment, à cause de son cœur chré­tien, elle avait eu le cou­rage de quit­ter, elle aus­si, ses parents si chers et son beau pays de Ven­dée parce que Dieu lui avait par­lé. Dieu lui avait par­lé et elle avait enten­du, com­pris, aimé cette parole de toutes ses forces, de toute la géné­ro­si­té de son cœur de vingt ans. Sim­ple­ment elle s’é­tait don­née à Dieu, comme l’oi­seau chante dans l’air, comme la lumière ou la nuit nous envi­ronnent, comme on vit.

Oh ! la bonne fille ! La voyant si forte d’âme et de corps si robuste, son temps de pro­ba­tion ache­vé, à Paris, elle fut envoyée en pro­vince par ses supé­rieures, dans une grande mai­son qui exige un très nom­breux per­son­nel. Elle fut mise à la cui­sine. Ne croyez pas que tout le monde puisse y être employé. Il faut, à ce ser­vice, une grande résis­tance phy­sique, un dévoue­ment total, un oubli par­fait de soi-même et ce sont là des dons plus rares qu’on ne croit et que tous ne pos­sèdent point. Soit dit sans offen­ser per­sonne, on trouve plus aisé­ment une Supé­rieure qu’une Sœur de cui­sine, à condi­tion tou­te­fois que la dite Sœur de cui­sine soit une vraie sœur Marthe. Plu­sieurs années elle s’y dépen­sa dans un com­plet oubli d’elle-même. Ni son enfance, ni sa jeu­nesse ne l’a­vaient habi­tuée à se tour­ner les pouces. Elle avait vécu la vie saine et labo­rieuse de la cam­pagne ; si elle n’a­vait pas tenu le man­che­ron de la char­rue, elle avait fané bien sûr et mois­son­né aus­si ; rien des tra­vaux du ménage ne lui était étran­ger, si elle avait du rose sur les joues, elle ne le devait qu’à son sang pur et géné­reux. Aus­si, , elle n’a­vait pas eu d’ap­pren­tis­sage à faire, pour son tra­vail de cui­sine s’entend.

Elle y avait appor­té son entrain joyeux, et, bien­tôt, son habi­tude de l’ef­fort, son habi­le­té natu­relle aus­si bien que sa doci­li­té à se lais­ser « mon­trer », eurent fait d’elle un cor­don bleu émérite.

Hélas ! un soir, la cui­si­nière émé­rite, la sœur Marthe que l’on croyait, et qui était en réa­li­té si forte, si forte, dut s’a­li­ter, avec une très grosse fièvre. Un chaud et froid que, sans savoir com­ment, elle avait pris, l’ar­rê­tait, et pour long­temps, avec une mau­vaise pleu­ré­sie. Le mal céda enfin, mais le doc­teur, pré­voyant une inter­mi­nable conva­les­cence, avait ordon­né non la haute alti­tude que le cœur fati­gué de la malade n’au­rait pu sup­por­ter mais l’air très doux et très pur des col­lines du Lot-et-Garonne. C’est ain­si qu’elle nous était venue à Monclar-d’Agenais.

Petit village - Soin des religieuses

Ce lui fut dur de quit­ter sa com­mu­nau­té où, pen­dant plus de dix ans, elle avait tant tra­vaillé, ses com­pagnes qui lui étaient deve­nues comme une seconde famille et qu’elle aimait bien. « Elles ne m’ont pas gar­dée », disait-elle par­fois avec mélan­co­lie… elle s’ar­rê­tait un peu et, cha­ri­ta­ble­ment : « Elles ne pou­vaient pas me gar­der, on ne peut pas soi­gner les malades comme moi dans ces grandes maisons.

— Oui, ajou­tions-nous, et le doc­teur avait décla­ré que l’air de la mer vous était nui­sible, qu’il vous fal­lait l’air de la campagne.

— Vous me gar­de­rez, n’est-ce pas, vous… »

Et il y avait dans ses grands yeux noire fié­vreux une sup­pli­ca­tion qui fai­sait pitié.

— Mais bien sûr que nous vous gar­de­rons. N’êtes-vous pas bien ici. Tenez ! regar­dez la plaine comme elle est large et belle !

C’est dans la cour de l’hô­pi­tal que nous ins­tal­lions sa chaise longue, sous les tilleuls, aux beaux jours de l’é­té. Elle s’oc­cu­pait à la lec­ture par­fois, par­fois aux mailles de son tri­cot, mais, fati­guée le plus sou­vent, elle lais­sait tom­ber sa tête sur l’o­reiller et son regard avait devant lui toute l’im­mense plaine du Lot. Spec­tacle magni­fique et tou­jours renou­ve­lé par les mille jeux de la lumière et de l’ombre ; fée­rie des nuages qui voguaient par­fois à des allures folles, se croi­sant, se chas­sant, se péné­trant, avec des éclairs sui­vis de gron­de­ments loin­tains ; de la plaine, dont les prés et les champs tout proches, mêlant leurs damiers verts et bruns, allaient se mêler et se perdre, là-bas, et se confondre dans les brumes bleues de l’ho­ri­zon, du côté d’Ai­guillon, où les eaux claires du Lot se mêlent au limon de la Garonne.

Mais sœur Marthe ne voyait pas cela sou­vent ou, du moins, tout en le voyant elle ne le voyait pas, comme on dit aux vêpres, car ses yeux n’é­taient point faits pour s’ar­rê­ter à l’as­pect pas­sa­ger des choses.

Elle voyait mieux que cela.

Sœur Marthe était une âme simple qui ne se fixait que sur Dieu.

Religieuse malade - Pieuse mort
…Tout en le voyant, elle ne le voyait pas

La mala­die fai­sait des pro­grès déso­lants. Le mal était pro­fond et bien­tôt il ne nous res­ta plus aucun espoir de la remettre sur pied.

— Je suis per­due, n’est-ce pas ?

À quoi bon lui men­tir et lui cacher son état. On ne trompe les malades que s’ils veulent se lais­ser trom­per. Nous lui répon­dions les bana­li­tés usuelles :

— Mais non, sœur Marthe, tant qu’il y a de la vie il y a de l’es­poir… vous êtes jeune…

— Ce n’est pas la peine de me cacher les choses ; je suis per­due, allez, je le sens bien… Ce qui m’en­nuie, ce n’est pas moi, c’est eux… ils vont avoir bien de la peine…

« Eux » c’é­tait les siens, sa mère, son père surtout.

« Mieux vaut qu’ils sachent ! » et, après un moment de réflexion : « Je leur écri­rai, demain. »

Elle leur écri­vit, de fait.

Une lettre admi­rable qu’on ne pou­vait pas lire sans pleu­rer, et que j’hé­si­tai à lais­ser par­tir, son­geant à la dou­leur de ceux qui la liraient. Mais, après tout, ses parents, elles les connais­sait mieux que nous et, mieux que nous, elle savait de quel chris­tia­nisme pro­fond ils étaient nourris.

La lettre par­tit et la réponse ne tar­da pas. Sœur Marthe me la fit lire : « Voyez, ils ont compris… »

Et je lisais : « Nous sommes bien affli­gés, chère enfant, de ce que tu nous dis. Mais si c’est comme cela, et s’il n’y a plus d’es­poir de te gué­rir, nous avons pen­sé à une chose, que nous ne ferons pas sans ta per­mis­sion, mais que nous te deman­dons de ne pas nous refu­ser. C’est de t’a­voir près de nous. Nous irons te chercher…»

Ne pen­sez pas qu’il se soit agi de la voir par­tir, notre pauvre sœur Marthe, pour qu’elle puise mou­rir dans sa famille. Oh ! pas du tout. La lettre pré­ci­sait, et avec une extrême sim­pli­ci­té : « Quand tu seras morte, nous irons te prendre et nous te ramènerons… »

Ce mot et cette idée de la mort, si ter­ribles pour d’autres, comme ils n’ef­frayaient pas notre pauvre petite sœur ! C’est bien pour elle que « mou­rir » était un acte essen­tiel de la vie, et si natu­rel qu’il n’y avait pas lieu de s’en effrayer.

« Eh bien ! Ce sera comme ils vou­dront… Qu’est-ce que cela peut bien me faire après tout ? J’au­rai deux enter­re­ments, un ici, l’autre là-bas. Beau­coup de prières, car toute la paroisse sera là et c’est du monde bien chré­tien. Et puis, ce sera quand même une conso­la­tion pour mes parents. De chez nous, on voit le cime­tière qui est proche de l’é­glise et l’on voit très bien le caveau de notre famille. Le der­nier, dans le haut, à droite, près du mur… Au delà, c’est la mer…

— Ne par­lez pas trop, sœur Marthe, vous vous fatiguez.

— Qu’est-ce que cela peut faire ! J’ai hâte de par­tir, de Le voir ! »

LE, vous le devi­nez, c’est le Sei­gneur Jésus. Elle n’a­vait vécu, tra­vaillé, souf­fert, que pour son invi­sible et éter­nel Amour… Elle ne pen­sait qu’à sa ren­contre… Elle y pen­sait tel­le­ment et si bien que le Sei­gneur vou­lut lui mon­trer, très gen­ti­ment, que sa hâte était partagée.

Sainte Face - Saint Suaire de Turin

Un soir, c’é­tait quelques jours avant sa mort, j’en­trais dans sa chambre. Le nuit allait venir, une nuit d’é­té sans lune. Je pré­cise à des­sein. Dans la chambre, aucune, aucune lumière.

— Venez, ma Sœur, me dit notre malade, venez. Regardez !

— Où cela ?

— Là, sur mon drap… Vous ne voyez pas ?

Sœur Marthe regar­dait, contem­plait avec des yeux extasiés.

— Vous ne voyez pas ?

— Mais si. Je vois.

Sans aucune cause natu­relle pos­sible, sans que ce puisse être le jeu du hasard, d’une lumière quel­conque, elle voyait et, comme elle, je voyais ; nous admi­rions toutes deux, pro­je­tée devant elle, sur le drap du lit de la mou­rante, l’i­mage de la Sainte-Face, telle que l’a fait paraître le de Turin. Res­tant debout pour mieux jouir de la très belle vision, tan­dis que sœur Marthe la contem­plait, ravie, je réci­tai la prière de Sainte Thé­rèse de l’Enfant-Jésus :

« O Jésus dont le visage est la seule beau­té qui ravit mon cœur, j’ac­cepte de ne pas voir ici-bas la dou­ceur de votre regard, de ne pas sen­tir l’i­nex­pri­mable bai­ser de votre bouche ; mais je vous sup­plie d’im­pri­mer en moi votre divine res­sem­blance, de m’embraser de votre amour, afin qu’il me consume rapi­de­ment, et que j’ar­rive bien­tôt à voir votre glo­rieux visage dans le ciel. »

Un long moment, nous pûmes contem­pler en silence.

Puis, la porte s’ou­vrit, et une Sœur entra. C’é­tait sœur Élisabeth.

Sœur Marthe lui demanda :

— Vous ne voyez pas ?

Sœur Éli­sa­beth ne vit rien. Et nous, non plus, nous ne voyions plus rien. L’i­mage avait disparu.

Sœur Éli­sa­beth lui deman­da ce que nous avions vu, mais nous n’eûmes pas le cou­rage de lui répondre.

Après la chute des feuilles arri­vèrent les der­niers jours de notre chère malade. Comme pour tous ceux qu’emporte la tuber­cu­lose, son ago­nie fut lente et pénible. Sœur Marthe fut vaillante. La Sainte Eucha­ris­tie qu’elle rece­vait sou­vent la for­ti­fiait. Un jour vint où, par pru­dence, M. le Curé n’o­sa pas la lui don­ner. Elle en parut contris­tée d’a­bord. Puis, pre­nant tout à coup un air déga­gé, très sérieu­se­ment elle dit : « Après tout, ça m’est égal, je com­mu­nie­rai au ciel demain ! »

Le len­de­main elle était morte.

Il y a quelque temps, à Paris, un être, on dit que c’est une femme, et on la nomme la Pas­sio­na­ria, a pro­non­cé ce blas­phème : « Plu­tôt mou­rir debout que de pas­ser sa vie à genoux. »

Que Dieu fasse la grâce à cette pauvre misé­rable d’ex­pier ses crimes avant de mou­rir. Mais pour­quoi tant de haine, contre celles qui vivent à genoux, comme sœur Marthe, et qui meurent comme elle ?

Intercession des saints dans le ciel et à la messe

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