Tu te souviens, ma cousine, de cette soirée d’été où tu nous racontas les derniers moments de ta compagne ? Je tâcherai seulement de me rappeler tes paroles et de ne pas te trahir en les rapportant.
Aussi bien est-ce une histoire bien simple que je vais vous raconter et vous raconter simplement. À quoi bon faire des phrases pour dire des choses qui furent aussi claires que le jour, aussi limpides que l’air ? La recherche est bonne pour ceux qui fabriquent les âmes des héros et des héroïnes de romans. Les enfants de lumière vivent dans la pure vérité de Dieu. Il suffit de parler comme ils ont vécu.
Elle nous était venue bien malade, notre pauvre sœur Marthe ; bien malade, et, du premier coup d’œil, nous nous étions dit : « elle est perdue ». Mais sait-on jamais avec les êtres jeunes ? Il y a en eux de telles réserves, de telles ressources, de telles envies de vivre aussi, qu’ils se raccrochent à l’existence et continuent d’une façon incroyable d’en porter les fardeaux et la joie, comme ces arbres atteints par la foudre qui reverdissent au printemps, malgré leurs troncs mutilée. Elle ne se croyait pas tellement atteinte. Dans son courage et son désir d’être utile, elle parlait fréquemment de son travail qu’elle allait reprendre, quand sa « bronchite » serait guérie.
On nous l’avait envoyée pour la soigner et la guérir et certes tout ce qui dépendait de nous pour cela, nous l’avons fait en conscience et avec le plus grand plaisir.
Il y a des âmes qui appellent la sympathie, dès l’abord. Elle était de celles-là.
Si on avait voulu la définir d’un mot et mettre un titre à sa vie, on n’en aurait pas trouvé de plus juste que celui-ci : une âme simple. Une âme simple qui n’était pourtant pas une âme naïve. Elle était plus réfléchie, la plus sérieuse et, en même temps, la plus rieuse et la plus avenante des créatures. Grande et forte et joyeuse donc, par nature, elle aimait la vie et tout ce que la vie peut donner de bon, sans arrière pensée, sans scrupule, dans toute la simplicité d’un esprit droit et d’un cœur chrétien. Mais, précisément, à cause de son cœur chrétien, elle avait eu le courage de quitter, elle aussi, ses parents si chers et son beau pays de Vendée parce que Dieu lui avait parlé. Dieu lui avait parlé et elle avait entendu, compris, aimé cette parole de toutes ses forces, de toute la générosité de son cœur de vingt ans. Simplement elle s’était donnée à Dieu, comme l’oiseau chante dans l’air, comme la lumière ou la nuit nous environnent, comme on vit.
Oh ! la bonne fille ! La voyant si forte d’âme et de corps si robuste, son temps de probation achevé, à Paris, elle fut envoyée en province par ses supérieures, dans une grande maison qui exige un très nombreux personnel. Elle fut mise à la cuisine. Ne croyez pas que tout le monde puisse y être employé. Il faut, à ce service, une grande résistance physique, un dévouement total, un oubli parfait de soi-même et ce sont là des dons plus rares qu’on ne croit et que tous ne possèdent point. Soit dit sans offenser personne, on trouve plus aisément une Supérieure qu’une Sœur de cuisine, à condition toutefois que la dite Sœur de cuisine soit une vraie sœur Marthe. Plusieurs années elle s’y dépensa dans un complet oubli d’elle-même. Ni son enfance, ni sa jeunesse ne l’avaient habituée à se tourner les pouces. Elle avait vécu la vie saine et laborieuse de la campagne ; si elle n’avait pas tenu le mancheron de la charrue, elle avait fané bien sûr et moissonné aussi ; rien des travaux du ménage ne lui était étranger, si elle avait du rose sur les joues, elle ne le devait qu’à son sang pur et généreux. Aussi, religieuse, elle n’avait pas eu d’apprentissage à faire, pour son travail de cuisine s’entend.
Elle y avait apporté son entrain joyeux, et, bientôt, son habitude de l’effort, son habileté naturelle aussi bien que sa docilité à se laisser « montrer », eurent fait d’elle un cordon bleu émérite.
Hélas ! un soir, la cuisinière émérite, la sœur Marthe que l’on croyait, et qui était en réalité si forte, si forte, dut s’aliter, avec une très grosse fièvre. Un chaud et froid que, sans savoir comment, elle avait pris, l’arrêtait, et pour longtemps, avec une mauvaise pleurésie. Le mal céda enfin, mais le docteur, prévoyant une interminable convalescence, avait ordonné non la haute altitude que le cœur fatigué de la malade n’aurait pu supporter mais l’air très doux et très pur des collines du Lot-et-Garonne. C’est ainsi qu’elle nous était venue à Monclar-d’Agenais.
Ce lui fut dur de quitter sa communauté où, pendant plus de dix ans, elle avait tant travaillé, ses compagnes qui lui étaient devenues comme une seconde famille et qu’elle aimait bien. « Elles ne m’ont pas gardée », disait-elle parfois avec mélancolie… elle s’arrêtait un peu et, charitablement : « Elles ne pouvaient pas me garder, on ne peut pas soigner les malades comme moi dans ces grandes maisons.
— Oui, ajoutions-nous, et le docteur avait déclaré que l’air de la mer vous était nuisible, qu’il vous fallait l’air de la campagne.
— Vous me garderez, n’est-ce pas, vous… »
Et il y avait dans ses grands yeux noire fiévreux une supplication qui faisait pitié.
— Mais bien sûr que nous vous garderons. N’êtes-vous pas bien ici. Tenez ! regardez la plaine comme elle est large et belle !
C’est dans la cour de l’hôpital que nous installions sa chaise longue, sous les tilleuls, aux beaux jours de l’été. Elle s’occupait à la lecture parfois, parfois aux mailles de son tricot, mais, fatiguée le plus souvent, elle laissait tomber sa tête sur l’oreiller et son regard avait devant lui toute l’immense plaine du Lot. Spectacle magnifique et toujours renouvelé par les mille jeux de la lumière et de l’ombre ; féerie des nuages qui voguaient parfois à des allures folles, se croisant, se chassant, se pénétrant, avec des éclairs suivis de grondements lointains ; de la plaine, dont les prés et les champs tout proches, mêlant leurs damiers verts et bruns, allaient se mêler et se perdre, là-bas, et se confondre dans les brumes bleues de l’horizon, du côté d’Aiguillon, où les eaux claires du Lot se mêlent au limon de la Garonne.
Mais sœur Marthe ne voyait pas cela souvent ou, du moins, tout en le voyant elle ne le voyait pas, comme on dit aux vêpres, car ses yeux n’étaient point faits pour s’arrêter à l’aspect passager des choses.
Elle voyait mieux que cela.
Sœur Marthe était une âme simple qui ne se fixait que sur Dieu.
La maladie faisait des progrès désolants. Le mal était profond et bientôt il ne nous resta plus aucun espoir de la remettre sur pied.
— Je suis perdue, n’est-ce pas ?
À quoi bon lui mentir et lui cacher son état. On ne trompe les malades que s’ils veulent se laisser tromper. Nous lui répondions les banalités usuelles :
— Mais non, sœur Marthe, tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir… vous êtes jeune…
— Ce n’est pas la peine de me cacher les choses ; je suis perdue, allez, je le sens bien… Ce qui m’ennuie, ce n’est pas moi, c’est eux… ils vont avoir bien de la peine…
« Eux » c’était les siens, sa mère, son père surtout.
« Mieux vaut qu’ils sachent ! » et, après un moment de réflexion : « Je leur écrirai, demain. »
Elle leur écrivit, de fait.
Une lettre admirable qu’on ne pouvait pas lire sans pleurer, et que j’hésitai à laisser partir, songeant à la douleur de ceux qui la liraient. Mais, après tout, ses parents, elles les connaissait mieux que nous et, mieux que nous, elle savait de quel christianisme profond ils étaient nourris.
La lettre partit et la réponse ne tarda pas. Sœur Marthe me la fit lire : « Voyez, ils ont compris… »
Et je lisais : « Nous sommes bien affligés, chère enfant, de ce que tu nous dis. Mais si c’est comme cela, et s’il n’y a plus d’espoir de te guérir, nous avons pensé à une chose, que nous ne ferons pas sans ta permission, mais que nous te demandons de ne pas nous refuser. C’est de t’avoir près de nous. Nous irons te chercher…»
Ne pensez pas qu’il se soit agi de la voir partir, notre pauvre sœur Marthe, pour qu’elle puise mourir dans sa famille. Oh ! pas du tout. La lettre précisait, et avec une extrême simplicité : « Quand tu seras morte, nous irons te prendre et nous te ramènerons… »
Ce mot et cette idée de la mort, si terribles pour d’autres, comme ils n’effrayaient pas notre pauvre petite sœur ! C’est bien pour elle que « mourir » était un acte essentiel de la vie, et si naturel qu’il n’y avait pas lieu de s’en effrayer.
« Eh bien ! Ce sera comme ils voudront… Qu’est-ce que cela peut bien me faire après tout ? J’aurai deux enterrements, un ici, l’autre là-bas. Beaucoup de prières, car toute la paroisse sera là et c’est du monde bien chrétien. Et puis, ce sera quand même une consolation pour mes parents. De chez nous, on voit le cimetière qui est proche de l’église et l’on voit très bien le caveau de notre famille. Le dernier, dans le haut, à droite, près du mur… Au delà, c’est la mer…
— Ne parlez pas trop, sœur Marthe, vous vous fatiguez.
— Qu’est-ce que cela peut faire ! J’ai hâte de partir, de Le voir ! »
LE, vous le devinez, c’est le Seigneur Jésus. Elle n’avait vécu, travaillé, souffert, que pour son invisible et éternel Amour… Elle ne pensait qu’à sa rencontre… Elle y pensait tellement et si bien que le Seigneur voulut lui montrer, très gentiment, que sa hâte était partagée.
Un soir, c’était quelques jours avant sa mort, j’entrais dans sa chambre. Le nuit allait venir, une nuit d’été sans lune. Je précise à dessein. Dans la chambre, aucune, aucune lumière.
— Venez, ma Sœur, me dit notre malade, venez. Regardez !
— Où cela ?
— Là, sur mon drap… Vous ne voyez pas ?
Sœur Marthe regardait, contemplait avec des yeux extasiés.
— Vous ne voyez pas ?
— Mais si. Je vois.
Sans aucune cause naturelle possible, sans que ce puisse être le jeu du hasard, d’une lumière quelconque, elle voyait et, comme elle, je voyais ; nous admirions toutes deux, projetée devant elle, sur le drap du lit de la mourante, l’image de la Sainte-Face, telle que l’a fait paraître le Saint-Suaire de Turin. Restant debout pour mieux jouir de la très belle vision, tandis que sœur Marthe la contemplait, ravie, je récitai la prière de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus :
« O Jésus dont le visage est la seule beauté qui ravit mon cœur, j’accepte de ne pas voir ici-bas la douceur de votre regard, de ne pas sentir l’inexprimable baiser de votre bouche ; mais je vous supplie d’imprimer en moi votre divine ressemblance, de m’embraser de votre amour, afin qu’il me consume rapidement, et que j’arrive bientôt à voir votre glorieux visage dans le ciel. »
Un long moment, nous pûmes contempler en silence.
Puis, la porte s’ouvrit, et une Sœur entra. C’était sœur Élisabeth.
Sœur Marthe lui demanda :
— Vous ne voyez pas ?
Sœur Élisabeth ne vit rien. Et nous, non plus, nous ne voyions plus rien. L’image avait disparu.
Sœur Élisabeth lui demanda ce que nous avions vu, mais nous n’eûmes pas le courage de lui répondre.
Après la chute des feuilles arrivèrent les derniers jours de notre chère malade. Comme pour tous ceux qu’emporte la tuberculose, son agonie fut lente et pénible. Sœur Marthe fut vaillante. La Sainte Eucharistie qu’elle recevait souvent la fortifiait. Un jour vint où, par prudence, M. le Curé n’osa pas la lui donner. Elle en parut contristée d’abord. Puis, prenant tout à coup un air dégagé, très sérieusement elle dit : « Après tout, ça m’est égal, je communierai au ciel demain ! »
Le lendemain elle était morte.
Il y a quelque temps, à Paris, un être, on dit que c’est une femme, et on la nomme la Passionaria, a prononcé ce blasphème : « Plutôt mourir debout que de passer sa vie à genoux. »
Que Dieu fasse la grâce à cette pauvre misérable d’expier ses crimes avant de mourir. Mais pourquoi tant de haine, contre celles qui vivent à genoux, comme sœur Marthe, et qui meurent comme elle ?
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