Et pourtant, que de bel et bon travail il fait !
Voyons d’abord la fameuse Mission dont il se dit « le prêtre indigne ».
C’est une singulière organisation, à la vérité. Les missionnaires de M. Vincent arrivent dans un diocèse, dans une Province ; ils demandent à l’évêque ses ordres, puis ils débarquent dans la paroisse qui leur est fixée, avec un chariot où ils ont entassé leurs humbles affaires et leur mobilier. Ils s’installent où ils peuvent et commencent leur besogne : un catéchisme à expliquer soir et matin, non seulement aux enfants, mais à tous les paroissiens.
Voilà bien où M. Vincent est un novateur : il n’aime pas les grandes prédications, les discours solennels. Non ! Il s’agit, répétons-le, du simple catéchisme ; il s’agit aussi de converser librement avec l’auditoire modeste auquel cet enseignement est destiné. Puis, quand ils estiment avoir suffisamment instruit la paroisse en question, les missionnaires plient bagage et partent vers un autre village. Et ce n’est pas tout. M. Vincent ne se contente pas de l’enseignement spirituel, ni de la guérison des âmes. Il veut aussi guérir les corps — parce que l’enseignement du Christ pénètre plus facilement dans l’esprit de gens qui ne sont pas trop malheureux. Les œuvres de M. Vincent, alors, se multiplient : la Charité d’hommes et de femmes, dont nous avons déjà parlé, se ramifie en nombreuses confréries qui s’engagent à servir les pauvres et à soigner les malades. Puis Vincent fonde l’œuvre des Dames de la Charité, qui formeront pour lui, à Paris, une sorte de vaste état-major et l’aideront dans la direction nationale de son mouvement. Là encore, l’élan du saint est irrésistible. Sous la direction de la présidente Goussaut, les Dames rivalisent de zèle ; elles prendront peu à peu en charge toutes les œuvres de M. Vincent, celles qui intéressent les galériens, les prisonniers, les enfants trouvés, bien d’autres encore. Vincent, leur chef, préside sans relâche et sans défaillance leurs réunions : il les exhorte, les conseille quand elles faiblissent dans leur zèle, précise leur rôle, répond à toutes. Et la mode s’en mêlant, il n’est pas une grande dame de Paris qui ne tienne à passer au moins un moment dans la célèbre Compagnie des Dames de la Charité. Mais Vincent de Paul, qui a du bon sens, veut que cet effort soit autre chose qu’un feu de paille. Car la difficulté n’est pas de créer une œuvre, mais de la faire durer : c’est là que M. Vincent apparaît dans tout son génie rayonnant…
Après les Dames, voici les Filles de la Charité. Sous la direction de Louise de Marillac, Vincent réunit cette fois des filles simples qui seront les servantes des pauvres et qu’il organisera en nouvelle confrérie : ce seront de véritables religieuses, mais des religieuses d’un type nouveau que l’on verra circuler librement à travers le monde auquel elles porteront secours. Oui, il s’agit bien de « servantes des pauvres ». Avec les Filles de la Charité, le sommet du rêve de M. Vincent est atteint…
— Servantes des pauvres, s’écrie-t-il, c’est comme si l’on disait servantes de Jésus-Christ !
Et, leur faisant connaître les règles auxquelles elles seront soumises, il dit à ses « Filles » dans un discours célèbre :
— Celles qui sont appelées de Dieu pour vivre en une sainte communauté doivent en observer toutes les règles. Je crois que chacune de vous est dans le dessein de les mettre en pratique. N’êtes-vous pas toutes dans ce sentiment-là ?
Les Sœurs l’écoutent à genoux. Elles répondent, d’une voix qui tremble d’émotion :
Et saint Vincent poursuit son discours :
— Oh ! Je prie la souveraine bonté de Dieu qu’il lui plaise verser abondamment toutes sortes de grâces et de bénédictions sur vous !
Ainsi parle M. Vincent. Ainsi lui répondent les Servantes des pauvres, qui le suivent avec une confiance éperdue…
Et les activités du saint se multiplient. Sans parler des Missions que nous retrouverons plus tard, ces trois œuvres principales et distinctes : « Charités », « Dames de la Charité », « Filles de la Charité » couvriront peu à peu la France entière, comme une véritable marée de la miséricorde humaine. M. Vincent participe en outre, et puissamment, à la création de séminaires dans la région parisienne et en province, où les jeunes ecclésiastiques reçoivent une formation nouvelle. Il fonde pour les prêtres ses fameuses conférences du mardi : parmi les assistants se trouvent de nombreux évêques, de futurs cardinaux — le jeune Bossuet lui-même…
On n’en finirait plus, si l’on voulait examiner dans le détail tout ce que fait M. Vincent. Ce qu’il faut retenir, c’est l’influence extraordinaire qu’il exerce partout où il passe — et le caractère durable des mouvements qu’il fonde. Il ne faut pas croire, d’ailleurs, que les choses lui sont faciles. M. Vincent devra lutter toute sa vie pour obtenir, au sein des œuvres créées par lui, que l’union existe et se maintienne. Il y a, il y aura des heurts, des querelles, entre celles-là même qui ont choisi de se dévouer.
Et voici à cet égard une anecdote significative : un jour, présidant une réunion, Vincent de Paul parle précisément de l’entente nécessaire parmi les Filles de Charité d’une même maison — et il en vient à dire qu’il faut, pour maintenir la paix, se demander volontiers pardon les unes aux autres. On voit alors une Sœur se lever et dire :
— Monsieur, voudriez-vous me permettre de demander humblement pardon à mes Sœurs de ce que j’ai murmuré, pensant que quelques-unes dédaignaient de me saluer par les rues ?
— Très volontiers, ma Sœur, répond Vincent.
Cette Fille se met alors à genoux et toutes les autres avec elle. Et la pénitente demande pardon avec grande humilité, nommant ses sœurs l’une après l’autre. Et M. Vincent, heureux d’assister à ce spectacle, s’écrie :
— Dieu soit béni, mes Sœurs ! C’est ainsi qu’il faut faire pour conserver une parfaite union…
N’hésitons pas à le dire : la sainteté de Vincent est contagieuse.
Mais l’on oublierait l’un de ses efforts essentiels, l’une de ses grandes innovations, si l’on ne parlait pas de la fameuse Œuvre des enfants trouvés.
À cette époque, on découvrait souvent de pauvres petits êtres abandonnés en pleine rue : rien qu’à Paris, on en recueillait des centaines chaque année. Et parmi ces enfants, ceux qui ne mouraient pas immédiatement connaissaient un sort épouvantable. Il se faisait un véritable commerce de ces malheureuses créatures — et n’importe qui pouvait acquérir, « pour huit à vingt sols », un petit garçon ou une petite fille. Or, Paris était alors infesté de mendiants, couverts de vermine et réfractaires à tout travail, et qui imploraient la pitié des passants ; souvent, ces gueux horribles achetaient des enfants trouvés et, selon les paroles de saint Vincent lui-même, « ils leur rompaient bras et jambes pour exciter le monde à pitié, et les laissaient mourir de faim » — ou bien encore, « ils leur donnaient des pilules de laudanum pour les faire dormir, qui est un poison ».
Oui, M. Vincent est instruit de ces choses affreuses, et c’en est trop ! Il s’indigne et fonde alors son « Œuvre des Enfants trouvés », obligeant les Dames de la Charité à se dévouer avec lui et comme lui. Il les adjure de recueillir et soigner les pauvres petits — s’écriant que « ces enfants sont en nécessité extrême et qu’en ce cas vous êtes obligées d’y pourvoir ! L’on peut tuer un pauvre enfant de deux façons, ou par mort violente, ou en lui refusant la nourriture. » Puis, continuant ce discours indigné, Vincent de Paul s’exclame — et ce n’est pas seulement aux Dames qu’il s’adresse, mais à tout le siècle où il vit :
— Si vous les abandonnez, que dira Dieu qui vous a appelées à cela ? Que dira le roi et le magistrat, qui, par lettres vérifiées, vous ont attribué le soin de ces pauvres enfants ? Que dira le public… que diront ces petites créatures ?
Les Dames entendent cela et ne peuvent s’empêcher de fondre en larmes ; elles paient, elles se dévouent — et très certainement, grâce à M. Vincent, des milliers d’enfants malheureux seront sauvés.
Une influence, un rayonnement pareils à ceux de Vincent, une telle force d’âme, un tel génie de la charité ne pouvaient manquer d’atteindre à leur tour et d’émouvoir les grands. Déjà, le roi Louis XIII et la reine Anne d’Autriche avaient eu l’occasion de s’entretenir avec le saint.
Et quand le roi sentit venir son heure dernière, il voulut appeler cet homme exceptionnel auprès de lui. Donc, dans les premiers jours d’avril 1643, M. Vincent vint lui rendre visite à Saint-Germain. En entrant dans la chambre royale, il dit en latin la parole de l’Écriture :
— Celui qui craint Dieu n’a pas de peine en mourant.
Et Louis XIII, qui était fort pieux et fort instruit des choses de la religion, répondit lui-même, achevant le verset :
— Et il sera béni au jour de sa mort.
De sa fenêtre, le malade pouvait apercevoir la flèche de Saint-Denis. Très calme, il dit à son visiteur :
— C’est là, Monsieur, que mon corps ira reposer bientôt. Puis, soulevant son bras amaigri, il demanda tristement en le montrant à M. Vincent :
— Est-ce bien le bras d’un roi ?
Louis XIII mourut avec le plus grand courage. Quand son médecin lui dit que sa dernière heure approchait, il chanta lui-même le Te Deum. Le 14 mai, il entra en agonie — et lucide jusqu’au bout, il était non pas effrayé, non pas même soumis et résigné, mais joyeux d’approcher du ciel, comme un homme qui va retrouver son pays.
On a beaucoup discuté à propos de Louis XIII. On a dit de lui beaucoup de mal — trop de mal. Mais Vincent, qui s’y connaissait en hommes, devait par la suite répéter bien souvent qu’il n’avait jamais vu mourir avec tant de piété ni tant de grandeur.
* * *
La reine Anne d’Autriche restait seule. Elle avait déjà deviné ce qu’était Vincent de Paul. Le saint se disposait à rentrer à Saint-Lazare où sa Mission l’attendait ; mais la reine lui demanda de rester :
— Ne m’abandonnez pas, lui dit-elle. Je vous confie mon âme. Guidez-moi.
Et puis elle ajouta, pour achever de le convaincre :
— Je veux aimer et servir Dieu. M. Vincent accepta de la guider. Mais toute reine qu’elle fût, il ne la ménagea point. Il lui prodigua les conseils, et même les ordres d’un véritable directeur de conscience.
Mais l’on sait que la reine avait, de par la mort du roi et l’extrême jeunesse de son fils, une nouvelle et écrasante responsabilité. Régente, elle cherchait quelqu’un pour l’aider dans sa tâche politique — et ce fut Mazarin…
Le nouveau ministre et M. Vincent n’étaient pas faits pour s’entendre. L’Italien était souple, menteur, ambitieux, rusé. Certes, il se dévoua à la cause de la France et à celle du roi — et à bien des égards, il fut un grand homme d’état. Mais M. Vincent exigeait davantage des hommes — et les bassesses de Mazarin, ses fourberies, son orgueil, son esprit rancunier lui déplaisaient au plus haut point. Homme de Dieu, Vincent ne savait pas cacher ce qu’il pensait. Si bien qu’entre eux la situation fut, à plus d’une reprise, fort tendue…
* * *
Cependant, l’époque était troublée — et les horreurs de la guerre ne cessaient pas.
Après l’Est, qui avait retrouvé un peu de tranquillité, le Nord (Artois, Picardie et Champagne) souffrait à son tour. Les missionnaires de M. Vincent continuaient de parcourir le pays — en attendant de visiter l’Europe et le monde. Et le saint était fort bien renseigné par eux sur l’évolution des événements. On sait qu’après le traité de Westphalie, la guerre continuait avec l’Espagne. Des mercenaires de tous pays et de toutes races passaient et repassaient dans les mêmes campagnes piétinées — où la misère était atroce, inhumaine. On imagine mal, même aujourd’hui, la cruauté de ces armées errantes. Les récoltes
étaient pillées, les villages flambaient, et souvent on massacrait pêle-mêle les hommes, les femmes et les enfants. Devenus véritablement enragés, après des années et des années de guerre affreuse et de persécutions, les paysans renonçaient à cultiver, s’armaient de fourches et de faux pour lutter contre les loups et contre les soldats. Parfois on arrachait, pour la dévorer, l’écorce des arbres. Il y eut même des scènes de cannibalisme…
Bien sûr, de nombreuses provinces restaient heureuses et prospères. Mais celles qui servaient de théâtre à la guerre souffraient, comme nous l’avons dit — et il est nécessaire de connaître tout cela pour mieux juger quelle fut jusqu’au bout l’immense charité d’un Vincent de Paul. Il n’y avait pas, d’ailleurs, que la guerre étrangère. De 1648 à 1652 — et même, hélas, bien au-delà de cette date en réalité — la Fronde, c’est-à-dire la guerre civile, fit rage. On en connaît les principales étapes : Fronde parlementaire et Fronde des princes. Le sommet, si l’on peut dire, de ces luttes entre Français qui déchiraient notre beau pays, fut peut-être la fameuse bataille du Faubourg-Saint-Antoine, où l’on vit les deux plus grands capitaines français, Condé et Turenne, combattre l’un contre l’autre — et leurs armées s’entre-tuer…
Ce que l’on connaît moins, c’est le rôle éminent que jouait alors M. Vincent. Car lui qui n’avait pas d’autre ambition que de servir les pauvres, dut à maintes reprises intervenir dans les événements nationaux — et toujours il intervint pour le bien. Il alla jusqu’à écrire à Mazarin une lettre admirable (septembre 1652) qui est à la fois un chef-d’œuvre de fermeté, de diplomatie et de politique. Vincent y conseillait à Son Éminence le Cardinal d’envoyer le jeune roi à Paris, pour y recevoir les acclamations de son peuple. Il lui conseillait aussi de ne l’y rejoindre que plus tard — car le ministre était alors extrêmement impopulaire. Mazarin, bien qu’il n’aimât point M. Vincent, accepta le conseil. Et l’on peut dire sans exagérer que par son jugement et sa clairvoyance, M. Vincent a mis fin pratiquement à la Fronde.
* * *
Le temps passe.
Familier des grands, ennemi et conseiller du ministre, directeur de conscience d’une reine, Vincent de Paul n’en mène pas moins l’existence la plus humble, la plus rude et la plus pauvre.
Ses œuvres innombrables, organisées comme un véritable ministère, continuent de se développer entre ses deux puissantes mains. L’ensemble s’étend, nous l’avons dit, sur la France, l’Europe et le monde.
Et pourtant, celui qui dirige tout cela n’est qu’un prêtre-paysan tout simple et mal vêtu, travaillant dans une chambre qui ressemble à une cellule de moine. Maintenant, il approche de ses quatre-vingts ans.
La fatigue a tout de même fini par marquer profondément, comme au couteau, son visage ridé. Les épaules du vieillard sont voûtées ; presque sans trêve il est tourmenté par les accès d’une fièvre qu’il nomme sa « fiévrotte » et qu’il a contractée en Afrique du Nord. Ses jambes s’affaiblissent et il boite à présent, comme boitait son père. Seuls, ses yeux n’ont pas changé, qui brillent encore de leur flamme intense. Et ne dormant que quatre à cinq heures par nuit, accablé de fatigue, le saint homme continue d’être ce Vincent de Paul malicieux et tendre, éloquent et vif, irrésistible, à la bonté de qui l’on finit toujours par céder.
Mais un homme ne peut se dépenser ainsi, jeter ses forces à tous les vents de la charité, sans arriver un jour à l’épuisement complet. Le miracle est que M. Vincent ait résisté si longtemps…
Ses familiers, qui le voient lutter chaque jour, savent maintenant qu’il approche de la mort.
Il a grande hâte, à vrai dire, d’aller retrouver le Dieu d’amour — d’aller rejoindre ses amis. Mme Goussaut, la plus dévouée de ses Dames de Charité, Louise de Marillac, la plus fidèle et la plus énergique de ses collaboratrices, sont mortes. Oui, M. Vincent s’achemine vers la fin de sa vie comme on atteint le bout de la route : avec hâte et avec joie.
Il n’en continue pas moins à travailler, à se donner. Des messages lui arrivent de toutes parts ; les missionnaires de passage viennent chercher ses encouragements ; des évêques le consultent — et de grands seigneurs, des chefs de guerre lui demandent son avis…
Il ne peut plus marcher. Un abcès à l’œil le fait cruellement souffrir. Mais il est capable encore de répondre à ses visiteurs — et jusqu’au bout, c’est lui, le malade, qui exhorte et encourage.
Et puis, dans sa petite chambre de Saint-Lazare, le 27 septembre 1660, à quatre-vingts ans, M. Vincent quitte la terre et rend son âme à Dieu.
* * *
Vincent de Paul est mort. Mais son œuvre, dans le monde entier, continue de vivre. Elle rayonne encore, de nos jours. En cette année 196o qui marque le troisième centenaire de sa disparition, la lumière de saint Vincent de Paul brille d’un nouvel éclat parmi nous — et cette lampe de charité, nous savons bien qu’elle ne s’éteindra jamais.
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