Un peu plus tard, ayant quitté les Gondi, et devenu curé de Châtillon-les-Dombes, M. Vincent poursuivit sa lutte ardente et sans répit contre le désordre des mœurs et l’indifférence religieuse. Il put aussi commencer la réforme du clergé. Son apostolat, qui touchait si vite et si bien le peuple, s’étendit également à la noblesse du pays. Vincent de Paul eut encore là, pour lutter contre l’absurde coutume du duel qui faisait tant de victimes, maintes chances et maintes occasions. Et voici l’une d’elles, telle que nous l’a contée M. Vincent. Il connaissait un certain gentilhomme nommé M. de Rougemont ; « grand homme bien fait, appelant en duel ceux qui n’allaient pas droit avec lui ». Et notre saint lui-même d’ajouter : « Il me l’a dit, et il n’est pas croyable combien il a battu, blessé et tué de monde. » Or, ce terrible seigneur était pieux — et sa piété allant croissant grâce aux leçons et à l’exemple de M. Vincent, il finit par être de plus en plus « occupé de Dieu ». Un jour donc, il s’examina, voulant savoir s’il avait bien renoncé à tout pour l’amour du Christ, ou bien, au contraire, s’il lui était resté « quelques attaches ». Il réfléchit, passa en revue « ses biens, ses alliances, sa réputation, les grandeurs, les menus amusements du cœur humain ». Et, brusquement, son regard tomba sur son épée. « Pourquoi la portes-tu ? » pensa-t-il. Mais le point d’honneur était encore très fort en lui : « Quoi ! Quitter cette chère épée qui m’a si bien servi en tant d’occasions et qui, après Dieu, m’a tiré de mille dangers ! » Ayant encore réfléchi, le gentilhomme finit par décider qu’il devait se séparer de son épée, pour n’avoir plus la tentation de s’en servir — et, nous raconte Vincent de Paul, se trouvant vis-à-vis d’une grosse pierre, M. de Rougemont descend de son cheval, « prend son épée, bat sur cette pierre, et tic et tac, et tic et tac ; enfin, il la rompt et la met en pièces, et s’en va… Il ne tenait plus qu’à Dieu seul. »
Un autre jour, pendant que M. Vincent était curé de Châtillon-les-Dombes, un événement important arriva. Laissons-lui encore la parole, puisqu’il raconte si bien :
« Comme je m’habillais pour dire la sainte messe, on me vint dire qu’en une maison écartée des autres, à un quart de lieue de là, tout le monde était malade, sans qu’il restât une seule personne pour assister les autres, et toutes dans une nécessité qui ne se pouvait dire. Cela me toucha sensiblement le cœur. Je ne manquai pas de les recommander au prône avec affection, et Dieu, touchant le cœur de ceux qui m’écoutaient, fit qu’ils se trouvèrent tous émus de compassion pour ces pauvres affligés. » L’après-dînée, il se fit assemblée chez une bonne demoiselle de la ville pour voir quel secours on leur pourrait donner, et chacun se trouva disposé à les aller voir et consoler de ses paroles et aider de son pouvoir. Après les vêpres, je pris un honnête homme, bourgeois de la ville, et nous nous mîmes de compagnie en chemin d’y aller. Nous rencontrâmes sur le chemin des femmes qui nous devançaient, et, un peu plus avant, d’autres qui revenaient. Et comme c’était en été et durant les grandes chaleurs, ces bonnes dames s’asseyaient le long des chemins pour se reposer et rafraîchir. Enfin, il y en avait tant, que vous eussiez dit des processions. Comme je fus arrivé, je visitai les malades et allai quérir le Saint Sacrement pour ceux qui étaient les plus pressés… Après donc les avoir confessés et communiés, il fut question de voir comme on pourrait secourir leur nécessité. Je proposai à toutes ces bonnes personnes que la charité avait animées à se transporter là, de se cotiser, chacune une journée, pour faire le pot, non seulement pour ceux-là, mais pour ceux qui viendraient après ; et c’est le premier lieu où la Charité a été établie… »
La Charité dont il s’agit, va être l’une des œuvres les plus importantes de tout le XVIIe siècle. Et comme M. Vincent est un homme pratique, il en rédige bien vite le règlement, pour qu’une si bonne impulsion devienne une habitude. Tout est prévu par lui : les statuts de l’œuvre, l’élection de la présidente et des conseillères, la place du service social dans la cité. Et puis, l’esprit même de la « Charité » est défini par son fondateur, sur un ton admirable, presque maternel. Il prévoit qu’à tour de rôle chaque dame « apprêtera le dîner, le portera aux malades, en les abordant les saluera gaiement et charitablement, accommodera la tablette sur le lit, mettra une serviette dessus, une gondole et une cuillère et du pain, fera laver les mains aux malades et dira le Benedicite, trempera le potage dans une écuelle et mettra la viande dans un plat, accommodant le tout sur ladite tablette ; puis conviera le malade charitablement à manger, pour l’amour de Jésus et de sa sainte Mère ; le tout avec amour, comme si elle avait à faire à son fils ou plutôt à Dieu. »
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Cependant, la malheureuse Mme de Gondi, ayant perdu son directeur de conscience, était désespérée. Elle fit écrire tout le monde pour récupérer M. Vincent. Et comme elle était très agitée et très obstinée, elle finit par obtenir gain de cause. M. Vincent revint donc chez les Gondi…
Vers cette époque, il fit la connaissance de saint François de Sales, évêque de Genève, qui était de passage à Paris — puis celle de la célèbre sainte Jeanne de Chantal. François de Sales eut sur M. Vincent la plus profonde influence — et s’il en était besoin, la vocation du serviteur des pauvres s’en trouva encore renforcée.
Mais on ne peut vivre dans l’intimité d’un homme tel que Vincent de Paul, sans admirer ses qualités d’organisateur et sa valeur humaine — sans être en même temps émerveillé de son inépuisable bonté. Aussi bien, M. de Gondi voulut que l’on reconnût d’une manière éclatante les mérites de M. Vincent, et il le fit nommer en 1619, par décret royal, aumônier général des galères.
C’était un grand honneur — et ce n’était pas une mince besogne. À cette époque de courage et de force trop souvent brutale, les mœurs étaient d’une rudesse telle que l’on a peine à en croire les témoins. Ainsi, la marine royale avait besoin de rameurs pour ses galères ; or, le métier était affreux et l’on n’arrivait pas à enrôler suffisamment de volontaires. On trouvait donc plus facile de recruter les galériens parmi les simples condamnés de droit commun, et pour un oui ou pour un non, les juges vous envoyaient aux galères.
Une fois rivé aux bancs des rameurs, on vous y laissait indéfiniment, bien au-delà du terme fixé par la condamnation, au mépris de toute justice — et l’on sait comment, dans ce temps-là, on traitait les galériens. Ils étaient enchaînés, battus comme des bêtes, et travaillaient sans arrêt sous le fouet dont les lanières labouraient leurs épaules nues. On appelait « chiourme » l’équipage d’une galère. Et le sort de ces malheureux est certainement l’une des hontes du XVIIe siècle. M. Vincent, leur aumônier, s’aperçut vite de ces atrocités. Il visita les galériens de Paris, qui attendaient leur tour dans des cachots ignobles, deux à deux et rongés de vermine. Il réussit à améliorer leur condition de vie, à intéresser à leur sort de bonnes dames charitables. Puis, il se rendit aux galères de Marseille, et là, il fut frappé d’horreur devant le spectacle des forçats martyrisés. Il alla de port en port, de galère en galère, porter aux malheureux enchaînés les trésors de son amour. Un historien de M. Vincent, Abelly, nous raconte qu’un jour, révolté par la brutalité d’un gardien, il voulut prendre la place d’un galérien à son banc, accepter ses chaînes et ramer à sa place…
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Cependant, Mme de Gondi, qui avait parfois de bonnes idées, était restée dans l’admiration du fameux « sermon de Folleville » dont nous avons parlé tout à l’heure, et des travaux missionnaires qui avaient suivi. Elle demanda donc à M. Vincent d’aller plus loin, de continuer dans la voie tracée, et de fonder une société de prêtres qui s’occuperaient d’évangéliser les campagnes.
Ainsi fut fait — et la « Congrégation de la Mission » fut fondée en 1625. Cette initiative marque une étape importante dans l’histoire de l’Église de France ; et la « Mission » de M. Vincent devait avoir chez les paysans un succès prodigieux. On peut même dire qu’en cette occasion, notre saint joua véritablement un rôle national.
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1625 : nous sommes donc en plein règne de Louis XIII. Pour bien imaginer l’ampleur de l’œuvre de M. Vincent, il faut mesurer la dureté de ces temps, l’étendue de leur misère.
En fait, l’essentiel de l’activité de Vincent de Paul s’est exercé pendant le règne de Louis XIII, puis la régence d’Anne d’Autriche. Et sans vouloir brosser ici un tableau d’histoire complet, rappelons seulement que, pendant cette période, la France vit la révolte des Croquants du Périgord et des Va-nu-pieds en Normandie, la guerre contre les protestants, la rébellion du Parlement et des Princes contre le pouvoir royal, la guerre sur toutes les frontières, les provinces du Nord et de l’Est épouvantablement ravagées — et la peste apparaissant derrière son masque rouge, avec la famine et les loups…
En vérité, cette époque a bien besoin d’un M. Vincent pour la secourir — et, par la grâce divine, nous savons qu’elle l’a trouvé. C’est toujours vers les pauvres, les miséreux, les dépouillés, les malades, les meurtris de toutes sortes que son zèle débordant va se diriger. Et pour l’aider dans ses vastes entreprises, il trouve les meilleurs esprits de son temps, les plus hauts personnages, en même temps qu’une foule de petites gens que son exemple galvanise — parce qu’il est un saint dans ce monde et que rien ne résiste aux saints.
Il ne faudrait pas croire, d’ailleurs, que M. Vincent ait la moindre conscience de ses mérites. Tout ce que nous savons de lui nous le montre dans sa profonde humilité. Quand il parle de ses imperfections, il soupire, pleure, se frappe la poitrine. Se décrivant lui-même, il nous dit : « Oui, il n’y a pas jusqu’au lever du matin qui ne me paraisse une grande affaire, et les moindres choses fâcheuses me semblent insurmontables. » « De petits esprits, des gens comme moi », dit-il encore. Cela n’est pas de l’hypocrisie. Il est sincèrement convaincu de son indignité, de sa faiblesse.
— Pardonnez-moi le scandale que je donne ! s’écrie-t-il un jour.
Et puis, irrité contre lui-même, il en arrive à s’injurier publiquement : « Moi, misérable, qui suis venu jusqu’à cet âge sans pouvoir apprendre, par ma paresse et ma bêtise… tellement je suis grossier, stupide. Une grosse bête, une bête lourde, ah, pauvre bête ! »
Il va plus loin encore — et, au bas de ses lettres, il signe ainsi :
« Vincent Depaul, i.p.d.l.M. » ce qui veut dire : « indigne prêtre de la Mission. »
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