De Rome, Vincent partit pour Paris — et il y alla avec une mission. Le pape Paul V, en effet, lui avait confié, à lui, jeune prêtre encore inconnu, un message oral et secret pour le roi de France Henri IV lui-même. Nous ne savons pas exactement quelle était cette mission. Certains historiens croient qu’il s’agissait de préparer la Cour de France à un mariage espagnol, dans le but de rapprocher les nations catholiques. Quoi qu’il en fût, Vincent de Paul et Henri IV se plurent : le roi apprécia l’équilibre et la vigueur de ce prêtre, fils de paysan — et Vincent était tout disposé à aimer, dans Henri, le Béarnais ami du peuple qui voulait que les petites gens de son royaume eussent, le dimanche, la poule au pot.
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Peu après cette ambassade — sur laquelle Vincent devait garder le secret — le jeune prêtre fut nommé aumônier de la reine Margot…
Cette souveraine avait connu un curieux destin. C’était la fille d’Henri II et de Catherine de Médicis. Et sa mère l’avait mariée contre son gré à Henri de Navarre, devenu depuis lors, nous l’avons vu, Henri IV. Or, le roi de France avait obtenu l’annulation de son mariage — en sorte que Margot était devenue « reine sans couronne ».
Installée à Paris, sur la rive gauche de la Seine, en face du Louvre, en un palais vaste et somptueux qu’elle s’était fait construire, elle mena désormais l’existence d’une souveraine amie des Lettres et des Arts. Fort pieuse malgré ses désordres, la reine Margot entendait trois messes chaque matin et dépensait une bonne part de son immense fortune à des œuvres de charité. Comme Vincent, mais à sa manière, elle avait l’amour des pauvres ; payant de sa personne, elle visitait et servait elle-même les malades dans les hôpitaux. Mais, en même temps, elle tenait sa cour, où tous les plus illustres gentilshommes et les plus célèbres artistes défilaient du matin au soir. Si bien que Vincent de Paul — qu’on appelait déjà « Monsieur Vincent » — tout en admirant le dévouement et la bonté de Margot, appréciait moins l’atmosphère et la vie fastueuse de son palais…
M. Vincent est maintenant dans sa trentième année. Nous le savons à la fois séduisant et laid. Si laid qu’un jour, se voyant au miroir, il s’écrie en parlant de lui-même :
— Quel maroufle !
Mais séduisant, il l’est aussi parce qu’il paraît dès l’abord extrêmement intelligent et profondément bon. Et voici le portrait que fait de lui, d’après les gravures de l’époque, l’un de ses historiens, Antoine Rédier : « A considérer ses portraits, il est impossible de supposer qu’un tel visage ait jamais été, même dans les années d’enfance, agréable à voir. Mais la bouche était vaste, gourmande et sympathique. Sur un extraordinaire menton, un menton solide comme une pièce de forge, menton de villageois dur au travail, menton implacable de dictateur, ses lèvres souriaient avec humanité. C’est par elles et par l’esprit de ses yeux qu’il a dû faire, tout-petit, les précieuses conquêtes que nous savons… »
Il ne faudrait pas croire que, malgré sa vie édifiante et son dévouement, M. Vincent fût déjà un saint. Il lui arrivait de rêver, comme beaucoup d’entre nous, d’une existence qui eût été à la fois paisible et dévote, sans heurts et sans peine. Il écrivit même à sa mère, pour lui exprimer son désir de prendre retraite auprès d’elle.
Mais Dieu en disposa bien autrement !
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Nous sommes maintenant en 1611, et Henri IV vient d’être assassiné.
La restauration politique est bien entreprise. Mais les querelles entre catholiques et protestants sont loin d’être apaisées — et les esprits les plus clairvoyants de ce temps-là pensent évidemment à la restauration religieuse. Or, M. Vincent compte déjà, à trente ans, parmi les meilleurs esprits de son temps. Et, bien vite, il rencontre, à l’occasion d’une retraite, un esprit éminent, M. de Bérulle — qui va fonder l’Oratoire et qui sera cardinal. Très certainement, Bérulle est à l’origine de la véritable vocation de Vincent de Paul, et de leur entretien date peut-être la première étape du long voyage de M. Vincent sur le chemin de la perfection. Vers cette époque, Vincent — qui lit assidûment l’Imitation de Jésus-Christ et l’Introduction à la Vie dévote de saint François de Sales, évêque de Genève — fait le vœu de se donner entièrement et pour toujours au service des pauvres…
Un jour, la cure de Clichy se trouvant libre, Bérulle pousse son ami à l’accepter : et voilà Vincent de Paul, en 1612, curé de Clichy, où il va exercer son ministère pendant un an. Clichy n’était pas alors, comme aujourd’hui, le quartier agité d’une grande ville. Ce n’était qu’un village, avec des champs, de l’air pur, des paysans — et ce bourg s’étendait jusqu’aux confins de notre quartier de la Madeleine. Les emplacements actuels de la gare Saint-Lazare et de l’église Saint-Augustin étaient également couverts de cultures, et ils appartenaient à la paroisse du nouveau curé. Vincent fut, durant cette brève année, content de ses paroissiens — et lui-même devait dire plus tard : « J’ai été curé des champs (pauvre curé !). J’avais un si bon peuple et si obéissant à faire ce que je lui demandais que, lorsque je leur dis qu’il fallait venir à confesse les premiers dimanches du mois, ils n’y manquaient pas. Ils y venaient et se confessaient, et je voyais de jour en jour le profit que faisaient ces âmes. Cela me donnait tant de consolation, et j’en étais si content, que je me disais à moi-même : « Mon Dieu, que tu es heureux d’avoir un si bon peuple ! » Et, un jour, Mgr le cardinal de Retz me dit : « Eh bien ! Monsieur, comment êtes-vous ? » Je lui dis :
« Monseigneur, je suis si content que je ne le vous puis dire.
— Pourquoi ?
— C’est que j’ai un si bon peuple, si obéissant à tout ce que je lui dis, que je pense en moi-même que ni le Saint-Père, ni vous, Monseigneur, n’êtes si heureux que moi… »
Mais une chose préoccupait M. Vincent : il ne savait pas chanter. Il s’en désolait, et c’est encore lui qui devait le raconter, tout navré, en évoquant cette époque de sa vie :
— Je dirai, à ma confusion, que, quand je me voyais à ma cure, je ne savais comme il m’y fallait prendre ; j’entendais avec admiration ces paysans qui entonnaient les psaumes, ne manquant pas d’une seule note. Pour lors je me disais : « Toi qui es leur père spirituel, tu ignores cela » ; et je m’affligeais.
Mais si M. Vincent chantait faux, il savait bâtir — et il trouva le moyen de construire à Clichy une belle église neuve…
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Un jour de 1613, M. de Bérulle fit connaître à Vincent de Paul qu’il avait trouvé pour lui « une bonne place à Paris ». Il voulait l’introduire comme précepteur dans la famille de M. de Gondi, général des galères et commandant en chef des flottes royales.
Les Gondi, d’origine florentine, étaient venus en France avec les Médicis : c’étaient de grands seigneurs, intelligents, braves, altiers.
L’homme dont allait dépendre M. Vincent s’appelait Philippe-Emmanuel de Gondi, rude capitaine, homme pieux mais intransigeant, ambitieux et batailleur. Vincent, qui entrait dans sa maison pour enseigner l’un de ses fils, s’employa maintes fois à calmer la bouillante agressivité de ce gentilhomme. On sait que le duel était alors presque une institution (bien que condamné par l’Église) et que les seigneurs, dans leur humeur belliqueuse, avaient du mal à comprendre que tuer leur prochain en combat singulier, pour régler un point d’honneur, n’était pas compatible avec la religion de Jésus-Christ. Un jour donc, M. Vincent eut la surprise et la douleur de voir son maître Emmanuel de Gondi venir assister à la messe, sans cacher qu’après l’office il allait se battre en duel. Tout se passait comme si Gondi eût voulu demander à Dieu de l’aider à faire un péché mortel. Et Vincent devait raconter lui-même qu’après la messe, il alla se jeter aux pieds du grand seigneur, qui était encore à genoux en oraison, et qu’il lui dit là, en pleine chapelle :
— Monseigneur, permettez qu’en toute humilité je vous dise un mot : je sais que vous avez dessein de vous battre en duel ; je vous dis, de la part de mon Dieu, que je viens de vous montrer et que vous venez d’adorer, que, si vous ne quittez pas ce mauvais dessein, il exercera sa justice sur vous et sur toute votre postérité.
Le général des galères céda. Le duel n’eut pas lieu, mais Gondi était furieux, craignant qu’on ne prît pour faiblesse son acte d’obéissance et de piété…
M. Vincent parlait souvent à Mme de Gondi : très vite, elle devint sa pénitente. C’était une femme fort pieuse et fort bavarde, intelligente, généreuse, mais remplie de scrupules et d’inquiétudes — comme étaient parfois les dévotes à cette époque. Si bien que le pauvre M. Vincent avait fort à faire pour diriger la conscience de cette dame agitée.
Il fit de son mieux, pourtant — et sous sa direction, Mme de Gondi toucha du doigt la misère religieuse et la misère tout court des paroisses de ses terres. Dans l’un des hameaux de l’immense domaine des Gondi, à Folleville, en janvier 1617, Vincent parla un jour de la présence de Dieu et de l’amour des hommes — appelant ceux qui l’écoutaient à la confession générale. L’effet de ce sermon fut foudroyant : et les confessions générales devinrent si nombreuses qu’il fallut faire venir d’autres prêtres, et même des Pères Jésuites d’Amiens, pour aider Vincent de Paul à absoudre tout le monde. Oui, M. Vincent avait touché la profonde plaie de son temps : le malheureux peuple de campagne se perdait, corps et âme, et il était urgent d’aller à son secours. Et nous verrons plus loin que ce jour-là, le jour de la prédication de Folleville, fut sans doute à l’origine de la fameuse œuvre des Missions.
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