La visite du charpentier

Auteur : Jourdan, Juliette | Ouvrage : Et maintenant une histoire II .

Temps de lec­ture : 6 minutes

Alors ? Votre voi­sin, l’pé Joseph, com­ment va-t-il, Madame Grincette ?

lecture en ligne - saint Joseph statue— Il baisse… il baisse… A mon avis, il baisse de plus en plus, ma pauvre amie… Je ne crois pas qu’il reprenne jamais son rabot, à moins que ce ne soit pour faire son propre cercueil !

— Le failli homme… Il ne lais­se­ra point de regrets… un mécréant… un mal commode…

— Jamais les pieds à l’église…

— Ah ! si… par­don, le jour de la … il allait mettre un bou­quet de fleurs à la statue.

— Et vous croyez que le bon Dieu en était flat­té ?… Qu’il ne Le priait seule­ment pas ! »

Tan­dis que, sur la place, les deux com­mères fai­saient son pro­cès, le père Joseph, seul, dans son fau­teuil, sou­pi­rait. Une seule pièce lui ser­vait à la fois de chambre, de cui­sine et d’a­te­lier… Le bois brut et les outils voi­si­naient avec les meubles, et cela fai­sait un bizarre décor.

Mais en vain le chêne et le sapin déga­geaient-ils leur âcre par­fum, le vieux menui­sier n’a­vait plus la force de sai­sir son rabot pour les travailler.

Der­rière la porte, invi­sible, le diable mon­tait la garde. Pen­dant soixante ans, il avait réus­si à tenir le bon­homme éloi­gné de l’É­glise ; il eût été cruel pour l’es­prit malin que le père Joseph lui échap­pât à l’heure dernière.

***

Sou­dain, on frap­pa : toc… toc…

« Qui est la ? ›› s’in­quié­ta Satan.

conte de St Joseph - menuisier dans son atelier« Un menui­sier de pas­sage qui vient voir son ami.

— Tiens, tiens, lais­sons-le entrer, pen­sa le diable ; cela dis­trai­ra mon client qui pense un peu trop à ses fins dernières. »

L’huis s’en­trouvre devant un vieil homme à barbe blanche.

« Eh !… bon­jour, père Joseph… Me recon­nais­sez-vous ? Voi­là plus d’un an qu’on ne s’est point vu.

— Bon­jour… bon­jour… répon­dit fami­liè­re­ment le vieux, qui ne vou­lait pas avouer la défaillance de sa mémoire… Et les affaires ?

— Je suis reti­ré maintenant.

— Vous avez cédé ?

— Ven­du… non… vous savez bien que j’ai un fils.

— Un fils ? Ah ! si seule­ment j’en avais un, moi aus­si, je ne mour­rais pas comme un chien.

— Mou­rir ? Qui vous parle de mourir ?

— Ta… ta… ta… Je suis bien fini… regar­dez mes membres qui tremblent… J’ai vou­lu prendre un rabot pour ter­mi­ner ce tra­vail… un tra­vail urgent… il m’est tom­bé des mains…

— Un ouvrage pres­sé ? Qu’à cela ne tienne… mon Fils est à la porte, Il le ter­mi­ne­ra pen­dant que nous causons.

— Mais…

— N’ayez crainte… c’est un bon ouvrier. »

Déjà le visi­teur s’é­tait levé, entrou­vrait la porte, appe­lait : « Hep !… hep !… » Et un beau gars entra… ni blond, ni brun, ni trop petit, ni trop grand, bien bâti, bien mus­clé… Il salua gen­ti­ment et s’ins­tal­la devant l’établi.

« Quand j’a­vais son âge… » com­men­ça son père.

Mais le père Joseph ne l’é­cou­tait pas. Ses yeux étaient rivés sur le jeune homme. Jamais il n’en avait vu de pareil. Sous ses doigts, souples et effi­lés, le chêne se façon­nait comme une cire… les copeaux volaient sous la caresse du rabot… Son tra­vail tenait du miracle.

Satan, der­rière la porte, com­men­çait à s’in­quié­ter… car toute espèce de per­fec­tion ou de beau­té lui donne la chair de poule ; il était mal à son aise, l’air lui deve­nait irrespirable.

***

Que se passait-il ?

« Ça alors… ça alors… mar­mon­nait le père Joseph, ça alors… c’est un ouvrier… Vous en ferez quel­qu’un plus tard.

livre pour enfants - saint Joseph et Jesus artisans— Plus tard, sou­pi­ra le visi­teur, vous ne m’a­vez donc pas recon­nu, l’a­mi ? « Le fils du  ».

Le diable bon­dit, fou de rage ; il a com­pris. Si le Sau­veur est dans la place, ça va mal.

— Il va vou­loir te confes­ser ; prends garde : Il va vou­loir te confes­ser, rugit-il à l’o­reille du bon­homme pour le mettre en colère.

Mais l’é­trange ouvrier n’a­vait pas bron­ché, tout absor­bé dans son tra­vail… De son doigt, Il véri­fiait le poli du bois.

Il ne regar­dait pas le père Joseph.

Le père Joseph, lui, Le regardait.

Et il lui sem­blait, à Le fixer, qu’une lumière se déga­geait du jeune menui­sier. Et cette clar­té-la gran­dis­sait, l’é­blouis­sait, l’a­veu­glait. Et, dans cette clar­té, il revoyait toute sa vie laide, vilaine, maussade.

Ah ! s’il avait tou­jours fixe son regard sur Dieu comme aujourd’­hui… com­bien elle eût été différente !

« Il va vou­loir te confes­ser », hur­lait le diable.

Se confes­ser… mais le père Joseph fut le pre­mier à crier :

« J’ai péché… j’ai péché… j’ai péché… J’ai fer­mé les yeux à votre lumière, Sei­gneur, j’ai tra­vaillé dans le noir, dans la haine, sans amour, sans idéal ; j’ai tra­vaillé sans Vous : ma vie est man­quée, par­don, mon Dieu… pardon ! »

***

Saint Joseph patron de la bonne mort - dernier sacrement - Extrême-onction« Par­don, mon Dieu… pardon !…

— Vous voyez bien, Madame Grin­cette, qu’il a encore sa connais­sance », mur­mure l’ab­bé qui vient de lui don­ner une der­nière absolution.

« Par­don, mon Dieu… par­don !…» mur­mure plus fai­ble­ment le vieux menui­sier, pas­sant de sa vision à la réalité.

« Il meurt tout de même en chré­tien, mar­monne la voi­sine ; une chance pour lui… je rentre, je le trouve seul, diva­guant, ren­ver­sé dans son fau­teuil. Et tout juste, Mon­sieur le Curé, vous pas­siez dans la rue… Une chance, je vous dis…

— Une chance, mur­mure l’ab­bé, ou plu­tôt… la der­nière visite de saint Joseph. »

Juliette Jour­dan.

récit pour la saint Joseph - Saint Joseph charpentier - Georges de La Tour - 1640

Un commentaire

  1. André Tuấn a dit :

    Mer­ci d’a­voir mis en ligne ces histoires.

    1 mai 2022
    Répondre

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