Temps de lecture : 2 minutesLa vie s’écoulait, calme, tranquille, au milieu du labeur quotidien. Jésus, devenu grand, travaillait avec son père nourricier, et allait en ville porter le travail achevé. Un Dieu qui travaille ! Lui qui, d’un mot, a semé des millions d’arbres, rabote des planches, construit des charrues, gagne son pain à la…
Étiquette : <span>Saint Joseph</span>
Le jour de sa vêture, elle avait reçu le nom de Sœur Saint-Joseph. Avec les années, elle s’était tellement ratatinée qu’on ne l’appelait plus que la « petite Sœur » ! Le nom de son grand Patron s’était évanoui ! Non pas qu’il fût trop long à prononcer, mais parce que l’ex-pression de « petite Sœur » suffisait largement à la désigner. Et puis saint Joseph a l’habitude de s’éclipser, quand il a rempli son rôle, et de laisser seulement dans les âmes l’amour de la vie cachée.
Toute menue dans son ample habit aux plis innombrables, la tête emprisonnée dans un voile blanc qui encadrait son fin visage, la « petite Sœur » était la providence des marmots, dans un village d’Auvergne où ses supérieures l’avaient envoyée.
Dès l’âge de cinq à six ans, les enfants se dirigeaient à petits pas vers le vieux couvent où la petite Sœur les accueillait d’un sourire. Ce sourire était leur coqueluche ! Les tout-petits le regardaient béatement, comme si c’était un sourire de paradis qu’ils se souvenaient d’avoir vu dans leurs premiers rêves. Ils souriaient, eux-aussi, prêts à toutes les sagesses, pour que le sourire de la petite Sœur restât longtemps en place.
On ne voyait pas les oreilles de la petite Sœur. C’était le seul mystère qui rendît perplexes les admirateurs du sourire. L’un d’eux se hasarda un jour à poser tout haut la question qui les hantait tous.
— Mes oreilles ? Elles sont là ! dit la petite Sœur en dégageant son voile. Et elles sont bonnes !
— Et pourquoi que vous les cachez ? Nous, on les a bien dehors !
— Ah ! Mes enfants, je les cache pour qu’elles restent bien petites et qu’elles n’entendent que les choses qui en valent la peine… Vous comprendrez plus tard. Allons ! Venez autour de moi, vous allez lire.
Et les têtes blondes ou brunes se courbaient tout autour de la petite Sœur, dont les genoux supportaient le livre aux grandes lettres noires.
Depuis longtemps, la petite Sœur caressait un rêve, un rêve si beau qu’elle s’étonnait elle-même de l’avoir, et qui la suivait partout ; à la messe, au réfectoire ; mais c’était surtout en classe qu’il la tracassait, quand son regard errait sur les têtes blondes ou brunes, comme un souffle léger qui passe sur des épis mûrissants. Elle songeait alors à la moisson qui lève au soleil. Et la moisson lui suggérait l’idée du moissonneur qui se penche sur les épis et rentre le soir, joyeux, en portant les lourdes gerbes. Ce spectacle lui rappelait, à son tour, la parole de Jésus : « La moisson est abondante ; les ouvriers sont peu nombreux ; priez le maître de la moisson qu’il envoie des ouvriers à son champ. »
Et le rêve de la petite Sœur prenait corps. Elle en devenait toute rougissante. Elle en perdait même le fil de la lecture.
Son rêve ! C’était que l’un de ces enfants auxquels elle apprenait à lire devînt prêtre et qu’elle y fût pour quelque chose.
— Tu t’es trompé, Pierre. C’est B‑A, BA qu’il faut lire ; alors ! recommence, mon petit.
Et les bambins s’étonnaient de sa voix si douce, alors qu’une juste impatience pointait d’ordinaire dans ses paroles, aux erreurs de lecteur. Et ils levaient les yeux sur la petite Sœur, car ils savaient que c’était dans ces moments-là que le plus délicieux sourire animait son visage.
Alfred, n’as-tu pas songé à te faire religieux ? demande le Curé de Saint-Césaire à son jeune paroissien.
— Mais Monsieur le Curé, je ne suis qu’un ignorant, je ne sais rien.
— Peu importe ! Tous les religieux ne sont pas professeurs ; il y a les travaux manuels. Qu’est-ce qui t’empêche d’être cordonnier, jardinier, portier, que sais-je ?
— Vous croyez vraiment que j’ai la vocation ?
— Oui, Alfred, je le crois. Si tu changes si souvent de place, c’est que tu n’es nulle part à ta place ; pas plus au village qu’à New-York, et pas plus aux champs qu’à l’usine « Réfléchis, prie Dieu de t’éclairer ».
Messire Provençal, curé de Saint-Césaire, au Canada, a grand souci des jeunes. Cette même année 1869, il fait construire pour eux une École commerciale qu’il confie aux Pères de Sainte-Croix. Arrivés du Mans au Canada, voici une vingtaine d’années, ces Pères y ont des œuvres florissantes. Alfred Bessette n’aurait-il pas sa place marquée parmi eux ?
Son histoire ? Il est né le 9 août 1845, à Saint-Grégoire, aux environs de Montréal. Son père est menuisier comme saint Joseph ; sa mère, douce, laborieuse, a de quoi s’occuper avec ses dix enfants. Alfred, le sixième, a failli mourir à sa naissance et il a fallu l’ondoyer bien vite, avant de le porter à l’église pour les cérémonies supplémentaires : « Ma mère, dit-il, me sachant très faible, semblait avoir pour moi plus d’affection et de soins que pour les autres. Elle m’embrassait plus souvent qu’à mon tour. Souvent, en cachette, elle me donnait de petites friandises. Le soir, à la prière dite en famille, j’étais près d’elle et je suivais sur son chapelet. »
Alfred a six ans quand son père meurt accidentellement en abattant un arbre dans la forêt. La veuve peine beaucoup pour élever sa famille ; atteinte de la poitrine, elle doit disperser ses enfants ; parents, amis se les partagent ; quant à elle, elle est recueillie chez une de ses sœurs avec son petit Alfred. Il a douze ans quand elle meurt. Grand chagrin ! Au retour du cimetière, l’enfant revient chez son oncle Nadeau, lequel entend faire de ses fils et de son neveu de rudes gaillards capables de se suffire : « Mon oncle était un homme fort qui pensait que tous étaient bâtis comme lui » : « À ton âge dit-il à l’orphelin, je labourais et gagnais ma vie. On n’est pas riche ; j’ai pensé à te faire apprendre le métier de cordonnier. » Le courageux petit se met à la besogne avec acharnement. Du cuir épais, il confectionne de solides chaussures appelées « bottes de bœuf », et il cogne, cogne ! et il se pique les doigts avec les alènes, et il souffre terriblement de l’estomac.
Une photo le montre en communiant, avec des yeux noirs brillants. Vers la même époque, Bernadette Soubirous fait à Lourdes sa première communion. Elle a un an de plus qu’Alfred.
Un matin d’hiver, le crieur public parcourt les ruelles du village, en sonnant dans sa corne. Au nom d’Hérode, il promulgue, en araméen, l’édit d’Auguste[1] ordonnant le recensement. Ici comme en Égypte, l’inscription se fera dans la ville d’origine. C’est là qu’avec grand soin sont conservées les généalogies[2]. Le charpentier et Marie devront donc gagner Bethléem, patrie de David leur ancêtre. Joseph, comme chef de famille, Marie comme fille unique et héritière de Joachim. Long et pénible déplacement (quatre à cinq jours de marche) pour de pauvres artisans ! Mais tous deux savent que Dieu se sert des hommes, de leurs folies et de leurs crimes pour réaliser ses desseins. Or le prophète Michée (v. 2) n’a-t-il pas annoncé que le Messie naîtrait à Bethléem ?
L’âme meurtrie mais calme, Joseph prépare tout. Dans la double besace de l’âne — le petit âne gris, sobre et vaillant, de tous les foyers populaires — il range d’un côté ses outils, de l’autre les langes, les provisions. Marie prendra place en arrière du bât. Et ils partent, par la plaine d’Esdrelon, l’inhospitalière Samarie. Routes noires de chars, de chameaux, encombrements. Au nord du Jourdain, les chemins noyés de pluie ressemblent à des affluents du fleuve. Ciel brumeux et bas. Joseph, la bride de l’âne dans sa main, suit, ses vêtements maculés de boue, le bord du chemin, se garant des bruyants attelages.
ANT bien que mal, la sainte Famille s’installa dans la grotte. Les bergers les aidèrent en apportant quelque mobilier rudimentaire, suffisant pour faire le ménage, laver les langes et préparer les repas.
Joseph avait été s’inscrire dans la liste des descendants de David, son ancêtre, et attendait avec impatience que Jésus eût quelques jours de plus pour rentrer à Nazareth et retrouver son commerce.
La température était douce. Le soir seulement, le froid pinçait ; heureusement, l’âne, de sa grosse chaleur animale, réchauffait la petite grotte. Vraiment, personne ne pouvait se plaindre. D’ailleurs quand le Bon Dieu est avec nous, que peut-il nous manquer encore ?
C’était vers la fin de la journée. Elle avait été très belle, très claire et pas trop chaude. Sur le ciel bleu, le soleil déjà bas avait un bon rire d’or et safranait la campagne.
Marie et Joseph, assis à l’entrée de la grotte, goûtaient la paix du soir et contemplaient Jésus, endormi en suçant son pouce. Un grand vol de pigeons, tournoyant autour de la grotte, lui traçait une auréole mouvante et soyeuse. Soudain, l’âne, qui paissait paisiblement, dressa d’abord l’oreille, puis la queue, puis, tremblant, s’arc-bouta sur les quatre pattes. Les pigeons élargirent leur ronde et se déployèrent en une large roue au-dessus du chemin creux dont le fossé borde l’étable.
« Que se passe-t-il ? » demanda Joseph à Marie.
« Je ne sais, dit la sainte Vierge. N’entends-tu pas du bruit ? »
Joseph tendit l’oreille. En effet, d’indistincts murmures bruissaient dans la plaine et, bientôt, un nuage de poussière courut sur la route. Dans la nuée étincelèrent tout à coup deux petits chevaux pies, flanqués de cavaliers jaunes et bleus.
Immédiatement, Marie craint pour l’enfant. Rapidement, elle saisit Jésus et l’emporte. Joseph est debout et n’a pas assez de ses deux yeux pour voir se dérouler le cortège. Voici dix chameaux de poil fauve, bien reluisants, avec des coffres lourds aux ferrures cuivrées, accrochés à leurs flancs. Voilà trois dromadaires, d’un blanc d’ivoire, dont la bosse est recouverte d’une riche étoffe violette sur laquelle sont assis, droits et majestueux, de superbes personnages dont deux ont, pour le moins, une étrange figure. L’un est noir, avec des lèvres rouges. L’autre est jaune comme un citron, avec des petits yeux plissés et une figure toute chiffonnée. Joseph a bien le temps de les examiner, car ces trois-là avancent très lentement.
Mais ce n’est pas tout. Pour terminer le cortège, soutenue par un ange, une étoile éclipse le soleil et va se poser au-dessus de la grotte. Elle est si claire que ses rayons, perçant les parois, jettent à l’intérieur une douce lumière dont un reflet coule par l’ouverture. Joseph demeure interloqué. Que vient donc faire dans son pauvre abri cette brillante cavalcade ? Car c’est bien devant la grotte qu’elle s’arrête. Les esclaves portent des tapis sous les pieds des dromadaires qui s’agenouillent. Solennels, les trois grands personnages en descendent. Joseph n’a jamais vu des hommes aussi richement vêtus. Le premier porte une couronne d’or éblouissante à la lumière de l’étoile. Le second, précieusement, serre sur son cœur un coffret de laque, et sa noire figure et ses mains basanées tranchent vigoureusement sur ses vêtements de soie neigeuse. En passant, il fait à Joseph un large sourire (le premier à peine a salué !) : et l’on eût dit la brusque ouverture d’un clavier de piano. Le troisième semble être plus âgé, car sa descente de dromadaire rencontre de grosses difficultés. Petit et jaune, vêtu d’une robe vert clair avec de larges bandes pourpres, il est coiffé d’un immense chapeau en pain de sucre où des milliers de clochettes tintinnabulent. De ses yeux bridés et malins, il fait un clin d’œil à Joseph et se dépêche de rejoindre ses compagnons.