Alfred, n’as-tu pas songé à te faire religieux ? demande le Curé de Saint-Césaire à son jeune paroissien.
— Mais Monsieur le Curé, je ne suis qu’un ignorant, je ne sais rien.
— Peu importe ! Tous les religieux ne sont pas professeurs ; il y a les travaux manuels. Qu’est-ce qui t’empêche d’être cordonnier, jardinier, portier, que sais-je ?
— Vous croyez vraiment que j’ai la vocation ?
— Oui, Alfred, je le crois. Si tu changes si souvent de place, c’est que tu n’es nulle part à ta place ; pas plus au village qu’à New-York, et pas plus aux champs qu’à l’usine « Réfléchis, prie Dieu de t’éclairer ».
Messire Provençal, curé de Saint-Césaire, au Canada, a grand souci des jeunes. Cette même année 1869, il fait construire pour eux une École commerciale qu’il confie aux Pères de Sainte-Croix. Arrivés du Mans au Canada, voici une vingtaine d’années, ces Pères y ont des œuvres florissantes. Alfred Bessette n’aurait-il pas sa place marquée parmi eux ?
Son histoire ? Il est né le 9 août 1845, à Saint-Grégoire, aux environs de Montréal. Son père est menuisier comme saint Joseph ; sa mère, douce, laborieuse, a de quoi s’occuper avec ses dix enfants. Alfred, le sixième, a failli mourir à sa naissance et il a fallu l’ondoyer bien vite, avant de le porter à l’église pour les cérémonies supplémentaires : « Ma mère, dit-il, me sachant très faible, semblait avoir pour moi plus d’affection et de soins que pour les autres. Elle m’embrassait plus souvent qu’à mon tour. Souvent, en cachette, elle me donnait de petites friandises. Le soir, à la prière dite en famille, j’étais près d’elle et je suivais sur son chapelet. »
Alfred a six ans quand son père meurt accidentellement en abattant un arbre dans la forêt. La veuve peine beaucoup pour élever sa famille ; atteinte de la poitrine, elle doit disperser ses enfants ; parents, amis se les partagent ; quant à elle, elle est recueillie chez une de ses sœurs avec son petit Alfred. Il a douze ans quand elle meurt. Grand chagrin ! Au retour du cimetière, l’enfant revient chez son oncle Nadeau, lequel entend faire de ses fils et de son neveu de rudes gaillards capables de se suffire : « Mon oncle était un homme fort qui pensait que tous étaient bâtis comme lui » : « À ton âge dit-il à l’orphelin, je labourais et gagnais ma vie. On n’est pas riche ; j’ai pensé à te faire apprendre le métier de cordonnier. » Le courageux petit se met à la besogne avec acharnement. Du cuir épais, il confectionne de solides chaussures appelées « bottes de bœuf », et il cogne, cogne ! et il se pique les doigts avec les alènes, et il souffre terriblement de l’estomac.
Une photo le montre en communiant, avec des yeux noirs brillants. Vers la même époque, Bernadette Soubirous fait à Lourdes sa première communion. Elle a un an de plus qu’Alfred.
La Sainte Vierge dit à Bernadette, et par elle, à nous tous : « Pénitence ! Pénitence ! » Par-delà l’Océan, Alfred qui ne sait encore rien du message de Massabielle fait pénitence. Un soir qu’il est malade, sa tante l’aide à se mettre au lit, et que voit-elle autour de sa taille ? — Une ceinture de cuir garnie de fer : « À quoi penses-tu ! avec ta santé faire des pénitences pareilles !
— Tante, c’est un sacrifice que j’avais promis. Je ne le ferai plus ! »
Non, il ne remettra pas la ceinture, mais, il inventera autre chose ; cette fois une chaîne de fer. Ses petits cousins le dénoncent : « Maman, Alfred ne couche pas dans son lit ; il couche par terre ! »… Et tiens ! puisqu’il aime tant faire des sacrifices, si on l’y aidait ! Et les gamins de mettre sur son dos toutes leurs sottises ; il se fait gronder, baisse la tête et ne dit rien, et c’est plus difficile et méritoire que de porter une chaîne de fer !
Le voici maintenant garçon-boulanger. La poussière de farine ne lui vaut pas mieux que le métier de cordonnier ; à quinze ans, il s’engage comme garçon de ferme chez Ouinet.
Vente à la criée chez un voisin. Le patron achète un crucifix qu’Alfred dévore des yeux : « Tu aimerais donc l’avoir ?
— Oh ! oui !
— Adjugé ! »
Mais où donc disparaît le garçon, chaque soir, le travail terminé ? Le maître le trouve à genoux dans la grange, devant le crucifix attaché à une poutre. Enfant, il priait comme cela, des heures à l’église. Dans le chemin du ciel, il va, si j’ose dire, sur deux roues : la prière et la pénitence ; et Dieu sait s’il avance ! serviable, laborieux, il est aussi très gai, aime les bons mots, mais pas les mots grossiers. Un jour, qu’il est allé danser, il s’aperçoit que là n’est pas sa place et sans crainte des moqueries, il s’esquive. Sur le chemin du retour, il sent toute proche la présence de sa mère qui, du ciel, veille sur son Alfred comme autrefois : « Je n’ai vu ma mère que souriante, dira-t-il. Depuis qu’elle est morte, elle me sourit assez souvent ; sans me parler, elle me regarde avec amour. Je l’ai souvent priée. »
Ainsi la Sainte Vierge regarde-t-elle avec amour ceux qui font effort pour rester purs. Le 16 juillet 1858, Bernadette vit ce beau sourire de la Sainte Vierge.
Vous avez lu l’histoire des saints de tous métiers ; Alfred est à lui seul un tous métiers. Le voici maintenant occupé à ferrer les chevaux, battre le fer. Pris de pitié, son Curé le prend comme sacristain.
Deux courants entraînaient alors les Canadiens, les uns, tels l’oncle Timothée Nadeau, vers la Californie, à la recherche des pépites d’or, les autres, — les jeunes, — vers la « Nouvelle-Angleterre ». À vingt ans ; — il en porte seize, — Alfred avec une centaine de garçons, quitte donc la province de Québec, pour être ouvrier dans les filatures. Pendant trois ans, il alterne stages en fabriques et stages à la culture pour refaire ses forces.
Il lutte pour gagner sa vie, toujours priant, toujours fidèle à Dieu. Son ancien Curé, Messire Provençal lui a passé sa dévotion à saint Joseph. En travaillant, Alfred cause souvent avec ce grand saint. Un jour que fatigué, il s’appuie sur son râteau en l’invoquant, il voit comme en un rêve, une grande maison qu’il reconnaîtra plus tard dans le collège Notre-Dame des Pères de Sainte-Croix. Il y passera quarante années de sa vie, et c’est là que Dieu l’attend pour accomplir sa mission spéciale.
Le parallèle reste frappant entre Bernadette Soubirous et André Bessette, tous deux contemporains, tous deux pauvres de santé, d’argent, d’études… mais riches de pureté, de simplicité, d’esprit de prière, d’amour de Dieu.
Bernadette doit passer le message de la Sainte Vierge. Par elle, faible instrument, les foules viendront innombrables, louer, aimer Marie, recevoir ses faveurs… et Marie les conduira à Jésus-Hostie.
En Amérique, Alfred, non moins faible et petit, doit faire connaître, aimer saint Joseph, lui amener les foules… et comme la Sainte Vierge, Joseph conduira ces foules à Jésus-Christ, moins dans le mystère de son Eucharistie que dans celui de sa passion. La passion du Christ est au premier rang des dévotions d’Alfred. Messire Provençal a raison, sa place est chez les Pères de Sainte-Croix. Là, il trouvera la croix et saint Joseph ; honorer saint Joseph est un des buts de la Congrégation.
En 1870, Alfred part donc pour Montréal et se présente au Maître des Novices : « Je vous envoie un saint », lui a écrit Messire Provençal. Le 27 décembre, le novice prend l’habit, tout semblable à celui des prêtres et s’entend dire : « Alfred Bessette, vous vous appellerez désormais Frère André. »
Mais quoi ! va-t-il être obligé de quitter la maison du bon Dieu et de reprendre sa vie errante ? À cause de sa mauvaise santé, ses supérieurs hésitent à le garder. Il va se jeter aux pieds de son Évêque.
— Soyez tranquille, lui dit Mgr Bourget ; et il plaide la cause du novice. Si celui-ci ne peut travailler, il saura toujours prier !
Travailler ! il le fait comme les autres. Déjà il a cumulé les emplois d’infirmier, de linger ; le voici maintenant portier. Toujours prêt à rire, il dira plus tard : « Au sortir du noviciat, les Pères m’ont mis à la porte ; j’y suis resté quarante ans… sans partir ! »
À côté de la porterie est sa cellule. Pas de lit : un banc légèrement rembourré. Au mur, une croix, l’image de saint Joseph.
Le supérieur le charge de faire un jardin français devant le collège… Si tous s’y mettaient, élèves et professeurs, ce ne serait rien. Mais non, ils sont pris ailleurs ; c’est ce petit frère malingre qui doit dépierrer le terrain, emporter ces pierres… il prend deux brouettes, les charge, en roule une aussi loin que lui permettent ses forces, puis revient chercher l’autre, se reposant un peu les bras pendant le trajet. Comme, de la journée, il ne peut quitter la porterie, qu’il faut sonner la cloche très exactement, faire les courses à la poste, etc… il ne peut guère travailler au jardin que le soir et très tard dans la nuit. C’est à peine s’il dort et à peine s’il mange. Ses douleurs d’estomac ne lui permettent qu’un peu de pain trempé dans du lait coupé d’eau. Sa sainteté rayonne. Il ne perd pas une occasion de faire le bien, de dire un mot de Dieu, de saint Joseph, aux élèves, aux gens qui vont et viennent… Pendant que le jeudi, les mamans s’attardent au parloir, les papas vont causer avec lui. Le sentant si plein de Dieu, on lui confie quelque intention… Comme la prière du petit Frère est promptement exaucée ! Le bruit court qu’il fait des miracles … Une épidémie de variole est sur le point de décimer le collège ; il y a déjà des victimes. Frère André s’agenouille au milieu de l’infirmerie ; prie avec ferveur ; c’est fini, plus un cas !
Une autre fois, il va visiter un écolier malade : « Que fais-tu là paresseux ? Lève-toi ; va jouer !
— Le médecin m’a défendu de me lever.
— Mais puisque tu es guéri ! »
Le garçon ne se le fait pas dire deux fois et rejoint ses camarades à la cour de récréation. Surprise du médecin qui, dans sa stupeur, revient plusieurs fois dans la journée s’assurer que son malade n’a vraiment plus rien.
Puis c’est un professeur atteint d’une plaie inguérissable à la jambe.
Toutes ces guérisons, « le bon petit frère André », comme on l’appelle, les met au compte de saint Joseph. Ils travaillent ensemble, et c’est précisément pour promouvoir le culte de saint Joseph qu’à l’intercession du grand saint et du petit Frère, Dieu les multiplie. Les malades de plus en plus nombreux assaillent la porterie ; il faut les parquer de l’autre côté de la route, dans une ancienne gare.
Le français Jacques Cartier, du port de Saint-Malo, a remonté le premier de Saint-Laurent jusqu’au Mont-Royal, montagne majestueuse au pied de laquelle s’est construit la ville de Mont-Royal, devenue Montréal.
Le 16 mars 1624, saint Joseph était proclamé premier patron du Canada. Cette consécration était renouvelée avec une grande solennité en 1637.
Du Mont-Royal, aux versants sauvages et boisés, Frère André veut faire le piédestal d’un sanctuaire dédié à saint Joseph. Mais comment avoir le terrain ! Pour l’instant, le bon Frère se contente d’y enfouir des médailles de saint Joseph. Avec un écolier de dix ans, il monte parfois le soir par un lacet pierreux, et prie saint Joseph de prendre possession du Mont-Royal. Des frères, d’autres écoliers, suivent le mouvement, certains par amour du risque et par fanfaronnade, car l’Écossais, patron de ces lieux, lance parfois ses chiens sur les imprudents. Un français achète le terrain, puis enfin les Pères l’acquièrent, soucieux qu’il ne soit pas construit sur ces hauteurs un hôtel bruyant, de mauvais voisinage. Frère André, lui, songe toujours à son cher saint. Dans une faille du rocher, il a déposé sa statue et quand ses clients ont reçu quelque grâce, il les envoie là, remercier. Les pèlerins se faisant toujours plus nombreux, leurs oboles permettent, en 1904, d’ériger un petit sanctuaire, oratoire sans fenêtres, éclairé par en haut. D’année en année, il faut l’agrandir… Frère André en devient gardien ; fait le ménage, répond chaque jour cinq à six messes… reçoit les pèlerins, les guérit ; alors qu’il y va rondement dans la guérison des corps, il n’hésite pas à garder un pécheur une heure, deux heures… à lui parler de Dieu, de la Passion, de saint Joseph, jusqu’à ce qu’il ait eu le bonheur de réveiller sa foi. Il n’a pas comme actuellement Padre Pio, le pouvoir d’absoudre, mais il envoie les pécheurs repentis aux prêtres.
Et l’épreuve de pleuvoir ; l’épreuve qui achète ces grâces. On traite le frère de magicien, les médecins lui font la guerre.
Un jour, huit d’entre eux réunis chez un ami du Frère André se gaussent de lui : votre Frère André est un charlatan, ne connaissant pas l’A.B.C. de la médecine, il traite les gens avec de l’huile et des médailles (l’huile de la lampe qui brûle devant la statue de saint Joseph). Vous n’êtes pas capables de citer un vrai miracle de lui ! »
L’ami du Frère André se contente d’appeler un jeune médecin miraculé qui demeure près de là. Grâce au Frère André, il a pu laisser ses béquilles et marche sans douleurs. Il a guéri la femme d’un autre médecin qui ne croyait pas en lui.
Le démon surtout est en rage. Il en fait voir de toutes les couleurs au bon Frère, comme, voici quelques années, au Curé d’Ars.
Ses Pères et Frères, généralement, le prennent pour un original, et le bon Dieu permet cela pour l’éprouver et le tenir très humble. Son Père Supérieur lui-même se montre sévère. Il est vif ; Frère André l’est aussi ; il serait facilement coléreux et doit sans cesse veiller sur lui. Sa brusquerie malgré tout lui échappe quand on vient à lui par curiosité et non par foi en Dieu et dévotion à saint Joseph… Mais aussitôt, il se repent et guérit en route la personne qu’il a éconduite.
Ainsi s’est-il formé deux camps : ceux qui sont pour ; ceux qui sont contre. Et voici que Mgr Bruchési tranche la question. Venu le 17 novembre 1912, bénir le dernier agrandissement de l’oratoire, il dit à la foule : « Je vois un mouvement de piété qui me console ; cet oratoire pourrait être comparé au grain de sénevé petit en soi et qui produit cependant un grand arbre… cette œuvre n’est qu’à son début ; j’entrevois dans un avenir peu éloigné, une église, une basilique digne de saint Joseph sur le Mont-Royal, en face du plus magnifique des horizons. »
Plus de doute ; l’autorité a parlé. En 1915, s’érige la vaste crypte, en 1924, surgit la basilique. L’argent manque pour la toiture : « Mettez la statue de saint Joseph entre les murs ouverts, dit le bon Frère ; il trouvera bien de quoi se couvrir ! » Ce qui arriva.
Et voici comment, grâce à une humble petite bergère, Lourdes a son fief de la Vierge, alors que, grâce à un humble petit Frère, le Canada, si longtemps appelé Nouvelle France, a son fief de saint Joseph. Ici et là on vient en foule, on apporte les malades, les âmes se réconcilient avec Dieu, se fortifient dans la foi. Ici et là se multiplient les congrès ; les rassemblements des grands mouvements d’Action Catholique. Ici et là, les processions aux flambeaux sont une image des âmes en action de grâce, marchant vers le ciel.
Frère André qui a vécu trois ans à New-York, attire à saint Joseph non seulement les Canadiens, mais les Américains des États-Unis… Et au milieu des miracles qui se multiplient, il reste toujours aussi humble, et en quelques jours, il meurt aussi humblement qu’il a vécu. C’est le 6 janvier 1937. Il a quatre-vingt-onze ans.
Alors, malgré la neige et la tempête, cent mille personnes prennent d’assaut le Mont-Royal. Elles restent des cinq, six heures, debout dans le froid, attendant leur tour pour approcher une dernière fois le petit Frère couché dans son cercueil. Il restera ainsi exposé pendant huit jours à la vénération de tous.
Le matin des funérailles, c’est un Évêque qui officie et un Cardinal qui prononce l’éloge funèbre.
Et maintenant, saint Joseph et son petit Frère continuent d’accueillir tous les visiteurs. « Je ne demande qu’à être le petit chien de saint Joseph ! » disait l’humble frère, et saint Joseph a pu lui dire : « tu n’es pas mon petit chien, mais mon ami ; continuons à travailler ensemble. » Depuis 1937, plus de deux millions de lettres sont parvenues à la basilique, toujours appelée l’Oratoire, car l’oratoire primitif a été conservé. Et ces lettres témoignent de sa puissance et du désir des foules, qu’Alfred soit glorifié 23.458 guérisons, 55.000 faveurs obtenues…
« Quand quelqu’un fait le bien sur la terre, disait-il, ce n’est rien en comparaison de ce qu’il pourra faire une fois rendu au ciel. » Ils le savent bien ceux qui, après avoir loué et prié saint Joseph vont s’agenouiller devant la simple tombe qui porte ces trois mots :
pauper, servus, et humilis.
pauvre, serviteur, humble.
Agnès Goldie
d’après le livre plus détaillé de F. Roland Gayette c. s. c. Mont-Royal, Montréal, Canada.
Imprimatur
Verdun, le 19 avril 1955. L. CHOPPIN, vic. gén.
https://www.maintenantunehistoire.fr/wp-content/uploads/2016/03/Le-Frere-Andre-i-442x520.jpeg
Bonjour,
J’aimerais savoir d’ou Provient cette photo du frère André .
C’est pour une recherche.
Est-elle conservée et répertoriée ou numérotée
Merci
Bonsoir,
Il s’agit de l’image de couverture du petit livret Le frère André (1955) d’Agnès Goldie de l’association Le chapelet des enfants
Impressionnant !
Merci, Saint Joseph !
Merci, Frère André !
Vous savez quelle grâce je demande…
Marthe
Oui, ne jamais oublier d’invoquer saint Joseph, tous les jours !