Ah ! ma Mère !…
— Quoi donc, ma Sœur ? »
La jeune religieuse est navrée : comment dire la chose à « Notre Mère » ?
« Ah ! ma Mère !… »
A son bureau, la Supérieure des Petites Sœurs des Pauvres s’inquiète :
« Un malheur est-il arrivé, Sœur Catherine ?
— Un grand malheur, oui, ma Mère.
— Mais encore ?
— Bayard, ma Mère…
— Bayard ?… Qu’a-t-il fait ?
— Il est mort. »
Bayard, c’était le vieux cheval noir des Petites Sœurs. On l’attelait chaque jour à la carriole et, « fouette cocher », — Sœur Catherine s’en allait de porte en porte avec son grand sac :
« Bonjour, Madame la fruitière ; avez-vous quelque chose pour nos chers vieux, ce matin ?
— Mais oui, ma Sœur : voici trois choux. »
A côté, c’était une pièce jaune ou un billet, ailleurs des pommes de terre, ou un savon à barbe ; un morceau de viande chez le boucher, des légumes au marché, du boudin à la charcuterie… Et la carriole, chaque midi, rentrait pleine. Et les Petites Sœurs ravies disaient : « Saint Joseph est bon : nos cinq cents vieillards mangeront encore demain ».
* * *
Car la grande maison de la charité abritait trois cents hommes et deux cents femmes, tous pauvres vieux qui auraient été bien malheureux si les Petites Sœurs n’avaient ouvert pour eux leur cœur et leur maison… Mais pour loger, nourrir et habiller cinq cents vieillards qui ne sont point riches, il faut en trouver de l’argent, du pain, des vêtements !
Or, les Petites Sœurs n’étaient pas plus riches que leurs cinq cents vieillards ; mais elles avaient totale confiance en le grand saint Joseph. En ouvrant l’hospice, elles entourèrent solennellement sa statue et lui dirent :
« Grand saint, qui avez travaillé toute votre vie pour nourrir Jésus et Marie, travaillez maintenant dans le ciel pour nourrir nos vieux pauvres qui sont les frères aimés de Jésus. Nous avons confiance en vous »
Et voilà…
Saint Joseph, qui est bon et puissant au ciel, s’arrange mystérieusement chaque jour pour que les gens de la ville emplissent la carriole de Sœur Catherine et que les chers vieux ne manquent de rien… Hier encore, Bayard en avait eu si lourd à ramener que la petite Sœur revint à pied par derrière pour ne point le surcharger… car Bayard aussi était vieux…
Hélas ! Bayard, aujourd’hui, est mort…
« Quel malheur, ma Mère ! soupire Sœur Catherine. Qu’allons-nous faire ? »
Elle n’en sait rien du tout, la pauvre « Mère » qui a cinq cents vieux enfants en charge et si peu d’argent dedans sa bourse… Pas un franc, bien sûr, pour racheter un cheval !… Et, demain, plus de cheval pour traîner la carriole !…
« Qu’à cela ne tienne, mes filles ! dit la Mère ; nous sommes les servantes des Pauvres, nous devons les ravitailler : partons à six avec de grands sacs, nous rapporterons tout au bout de nos bras. »
Ainsi firent-elles.
Mais les cinq religieuses parties avec Sœur Catherine manquaient fort à la cuisine, à la lingerie, à la basse-cour ou à l’infirmerie.
« Ça ne saurait durer, décréta la Mère. Allons trouver saint Joseph. »
Et l’on vit, à genoux sur le pavé, toutes les Petites Sœurs avec leur Mère autour de la statue vénérée :
« Grand saint joseph, Bayard est mort, et nous sommes fort en peine. Mais nous avons confiance en vous. »
* * *
Ce qui se passa, je ne le sais…
Mais dans le ciel, saint Joseph s’en fut assurément vite, vite alerter le Bon Dieu. Lui montrant, tout en haut de la France, en la pointe d’Ardennes — car c’est une histoire vraie, mes amis — la grande maison des cinq cents pauvres qui n’avaient plus de cheval noir, et, pas loin de là, le cheval gris d’un vieil officier de cavalerie…
Le vieil officier, perclus et boitillant, ne montait plus son cheval depuis longtemps ; mais, que voulez-vous, il l’aimait, ce vieux Trompette, compagnon fidèle de ses exploits militaires ; et ne voulait point s’en séparer…
« Tonnerre de tonnerre ! grondait-il dès qu’on lui parlait de vendre son cheval. j’aimerais mieux, ma foi, vendre ma femme ! »
* * *
Ce qui se passa, je ne le sais, vous dis-je…
Mais, le soir même, Trompette et son maître étaient à la grille des Petites Sœurs.
« Bonsoir, ma Mère, dit le vieux capitaine bourru pour cacher son émotion. Voilà un cheval !… Ah ! tonnerre ! Ça me fait plus que d’donner ma femme, pour sûr !… Mais quoi ?… il sera plus utile chez vous qu’chez moi… »
Puis il s’en fut, vite, vite, pour que nul ne le vit pleurer.
Et la Mère Supérieure demeura seule avec la bride de Trompette dans la main.
Alors, la Mère, guidant le cheval, fut avec lui devant le « saint Joseph » de la cour, tandis que les Petites Sœurs, accourues de partout aux hennissements de la bête, chantaient avec leur Mère le merci au grand saint qui, toujours, prend soin de Jésus en tous ses Pauvres.
Rose Dardennes.
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