Le rêve de saint Joseph

Auteur : Aurac, Georges d’ | Ouvrage : Le Courrier des Croisés .

Temps de lec­ture : 9 minutes

Le jour de sa vêture, elle avait reçu le nom de Sœur Saint-Joseph. Avec les années, elle s’é­tait tel­le­ment rata­ti­née qu’on ne l’ap­pe­lait plus que la « petite Sœur » ! Le nom de son grand Patron s’é­tait éva­noui ! Non pas qu’il fût trop long à pro­non­cer, mais parce que l’ex-pres­sion de « petite Sœur » suf­fi­sait lar­ge­ment à la dési­gner. Et puis a l’ha­bi­tude de s’é­clip­ser, quand il a rem­pli son rôle, et de lais­ser seule­ment dans les âmes l’a­mour de la vie cachée.

Toute menue dans son ample habit aux plis innom­brables, la tête empri­son­née dans un voile blanc qui enca­drait son fin visage, la « petite Sœur » était la pro­vi­dence des mar­mots, dans un vil­lage d’Au­vergne où ses supé­rieures l’a­vaient envoyée.

Religieuse enseignant la lecture aux enfants

Dès l’âge de cinq à six ans, les enfants se diri­geaient à petits pas vers le vieux couvent où la petite Sœur les accueillait d’un sou­rire. Ce sou­rire était leur coque­luche ! Les tout-petits le regar­daient béa­te­ment, comme si c’é­tait un sou­rire de para­dis qu’ils se sou­ve­naient d’a­voir vu dans leurs pre­miers rêves. Ils sou­riaient, eux-aus­si, prêts à toutes les sagesses, pour que le sou­rire de la petite Sœur res­tât long­temps en place.

On ne voyait pas les oreilles de la petite Sœur. C’é­tait le seul mys­tère qui ren­dît per­plexes les admi­ra­teurs du sou­rire. L’un d’eux se hasar­da un jour à poser tout haut la ques­tion qui les han­tait tous.

— Dites ! Ma Sœur, vous n’a­vez pas d’o­reilles… Com­ment que vous entendez ? 

— Mes oreilles ? Elles sont là ! dit la petite Sœur en déga­geant son voile. Et elles sont bonnes !

— Et pour­quoi que vous les cachez ? Nous, on les a bien dehors !

— Ah ! Mes enfants, je les cache pour qu’elles res­tent bien petites et qu’elles n’en­tendent que les choses qui en valent la peine… Vous com­pren­drez plus tard. Allons ! Venez autour de moi, vous allez lire.

Et les têtes blondes ou brunes se cour­baient tout autour de la petite Sœur, dont les genoux sup­por­taient le livre aux grandes lettres noires.

Depuis long­temps, la petite Sœur cares­sait un rêve, un rêve si beau qu’elle s’é­ton­nait elle-même de l’a­voir, et qui la sui­vait par­tout ; à la messe, au réfec­toire ; mais c’é­tait sur­tout en classe qu’il la tra­cas­sait, quand son regard errait sur les têtes blondes ou brunes, comme un souffle léger qui passe sur des épis mûris­sants. Elle son­geait alors à la mois­son qui lève au soleil. Et la mois­son lui sug­gé­rait l’i­dée du mois­son­neur qui se penche sur les épis et rentre le soir, joyeux, en por­tant les lourdes gerbes. Ce spec­tacle lui rap­pe­lait, à son tour, la parole de Jésus : « La mois­son est abon­dante ; les ouvriers sont peu nom­breux ; priez le maître de la mois­son qu’il envoie des ouvriers à son champ. »

Et le rêve de la petite Sœur pre­nait corps. Elle en deve­nait toute rou­gis­sante. Elle en per­dait même le fil de la lecture.

Son rêve ! C’é­tait que l’un de ces enfants aux­quels elle appre­nait à lire devînt prêtre et qu’elle y fût pour quelque chose.

— Tu t’es trom­pé, Pierre. C’est B‑A, BA qu’il faut lire ; alors ! recom­mence, mon petit.

Et les bam­bins s’é­ton­naient de sa voix si douce, alors qu’une juste impa­tience poin­tait d’or­di­naire dans ses paroles, aux erreurs de lec­teur. Et ils levaient les yeux sur la petite Sœur, car ils savaient que c’é­tait dans ces moments-là que le plus déli­cieux sou­rire ani­mait son visage.

 saint Joseph et l'Enfant-Jésus

Un jour, n’y tenant plus, elle confia son rêve à saint Joseph. Elle n’é­tait pas assez forte pour por­ter un pareil secret. Il fal­lait que saint Joseph l’aidât.

« Voyez-vous, saint Joseph, j’ai peur par­fois de ce rêve. Je ne suis qu’une petite Sœur de rien du tout. J’ap­prends à lire à des enfants et je suis inca­pable de faire mieux. Pour­tant s’il se pou­vait qu’un jour l’un de ces enfants dont je guide le petit doigt sur le livre de lec­ture, fût l’un de ceux dont les mains consa­crées élèvent le Corps de Jésus sur l’au­tel ! Comme je serais heu­reuse ! Je vous demande donc, si ce rêve est bon, de me le faire savoir d’une manière ou d’une autre. J’en ferai volon­tiers le sacri­fice, si vous en trou­vez à redire. »

Un matin, le cœur de la petite Sœur fut sou­mis à une rude épreuve, au point qu’elle en per­dait le souffle. Et cette émo­tion lui venait de Roger. De Roger ! La plus pétu­lante de ses jeunes ouailles ! Le seul qui eût, dans le fond de sa poche, des ter­ri­fiants objets : des boules de poil à grat­ter qu’il écra­sait dans le cou de ses cama­rades, et au prin­temps, des boîtes d’al­lu­mettes d’où, au beau milieu de la classe, s’en­vo­lait un han­ne­ton, muni à son arrière-train d’une nacelle en papier, comme un dirigeable !

— Roger ! C’est mon pur­ga­toire… affir­mait la petite Sœur.

Et c’est Roger qui… Mais voi­ci les faits.

Après la classe, ce matin-là, il s’ap­pro­cha de la petite Sœur, agrip­pa sa robe et l’en­traî­na dans un coin de la salle.

— Dites, ma Sœur, je veux vous dire…

— Que veux-tu me dire, Roger ?

— Je veux vous suivre partout !

— Me suivre partout ?

La petite Sœur leva les yeux vers le pla­fond en riant de bon cœur. Elle pen­sait que la pré­sence de Roger, aux heures de classe, était bien suf­fi­sante pour elle !

— Et pour­quoi veux-tu me suivre partout ?

— … pour por­ter un habit comme vous.

— Ah !

— Oui… et puis dire la messe, comme M. le Curé.

— Tu vou­drais dire la messe comme M. le Curé ! répé­ta la petite Sœur, déjà toute émue.

— Oh oui ! mur­mu­ra l’enfant.

Le soir, la petite Sœur eut un long entre­tien avec saint Joseph. Elle conclut ainsi :

— Est-ce votre réponse, grand saint ?… Voi­là ce que m’a dit Roger. Je sais bien : c’est un enfant ! Un enfant de sept ans ! Et puis, quel diable ! Mais si c’est la volon­té de Dieu qu’il devienne prêtre ! Quand il m’a dit : « Oh oui ! », j’ai été toute bou­le­ver­sée. Et en même temps, j’ai vu tant de lumière dans son regard ! Alors, n’est ce pas ? Je vais prier pour cela.

Les années se sont écou­lées. La vieillesse a atteint la petite Sœur sans nuire à son sou­rire. Elle a quit­té depuis long­temps le vil­lage d’Au­vergne où elle a ensei­gné l’alphabet.

Un jour de février 1934, elle reçut d’un sémi­naire de Bel­gique où il ache­vait ses études de théo­lo­gie, une lettre de Roger, lui annon­çant sa pro­chaine ordi­na­tion sacer­do­tale. C’est par hasard que Roger avait appris que la petite Sœur était encore de ce monde. Il ne l’a­vait pas oubliée. Elle non plus, du reste. Ils se sou­ve­naient l’un l’autre, du « oui » pro­non­cé jadis dans la salle de classe et après vingt ans de silence, ils se retrouvaient…

L'ordination sacerdotale

Quelle fut la joie de la petite Sœur ? Il serait peut-être facile de la décrire. Mais il vaut mieux lui lais­ser la parole. Voi­ci, mot à mot, les lignes qu’elle répondit :

« Mon cher enfant, C’est la der­nière fois que je te tutoie. Je t’ai connu tout petit. Tu avais six ans à peine quand ta maman te condui­sit dans ma classe. Je t’ap­pris à lire et à dire tes pre­mières prières. Dans quelques jours, tu seras prêtre. Quand tu liras sur le Mis­sel les prières de la Messe, pense que c’est moi qui t’ai appris à lire ces lettres, à épe­ler ces mots, à lire ces phrases. Main­te­nant, je puis dire à Dieu, comme le vieillard Siméon : « Venez cher­cher votre ser­vante, elle a vu votre gloire se lever dans l’un de ses enfants. Elle lui a appris à dire votre nom. Et cette der­nière leçon n’a pas été oubliée. » Aujourd’­hui, mon enfant, tu la récites mieux que moi, mais c’est tout de même grâce à moi que tu peux la dire. Il y a là peut-être de l’or­gueil. Mais tu ne sau­rais croire com­bien, dans la soli­tude de ma vieillesse, l’an­nonce de ton ordi­na­tion m’a fait doux au cœur. »

Et rom­pant tout à coup avec ce tutoie­ment qui ne lui semble plus de mise, la petite Sœur ter­mine ainsi :

« Mon enfant, mon petit prêtre, bénissez-moi. »

Quelques mois après cette his­toire, la petite Sœur par­tait pour le para­dis avec ce sou­rire que nous aimions tant. Les têtes blondes et brunes des petits anges doivent l’en­tou­rer d’un cercle qui lui rap­pelle celui d’au­tre­fois. Elle n’a pas de livre de lec­ture ouvert sur ses genoux. On n’ap­prend pas à lire aux anges. Mais comme ils sont, ain­si que les petits des hommes, friands de belles his­toires, la petite Sœur Saint-Joseph (elle a main­te­nant son nom au com­plet !) leur en raconte une qui com­mence ain­si : « La mois­son était abon­dante, les ouvriers étaient peu nom­breux. Alors j’ai prié le maître du champ d’en­voyer un ouvrier à sa mois­son… et voi­ci com­ment cela s’est passé… »

Coloriage pour les enfants : Ange apparaissant en songe à saint Joseph

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