VI
À la grille le docteur trouva sa fille. Elle avait mis son manteau.
— Petit papa, emmène-moi !
— Comment ? Ne sortez-vous pas avec maman ?
— Nous allons aux vêpres, mais dans une heure seulement.
Le père mit sa main sur l’épaule de sa fille. Il n’ajouta rien d’autre et ils s’en allèrent ensemble.
Que c’était long de monter au cinquième !
Mme Lebrun ouvrit la porte.
— Je laisse, Madame, la petite sous votre garde. Il vaut mieux ne pas trop fatiguer le malade.
La porte de la chambre se ferma derrière papa.
Mme Lebrun tâcha de divertir Jeanne comme elle put, mais la petite fille ne s’intéressait qu’à un seul sujet.
— Parlez-moi, Madame, de Michel…
— Petit encore, commença Mme Lebrun, et son visage soucieux se dérida, il était déjà très bon. Je me rappelle que lui si délicat, toujours si prévenant, choisissait depuis quelque temps le plus gros morceau de pain dans le panier lorsque nous étions à table. Il le choisissait et le prenait le premier.
— Pourquoi ne le manges-tu pas ? lui disais-je en voyant que le pain n’était pas touché.
La réponse du petit était toujours la même.
— Tout à l’heure, maman.
…Aussitôt qu’il avait mangé il m’aidait à ranger la table, puis courait à l’école.
Un beau jour, me doutant de quelque chose, je jetai un coup d’œil par la fenêtre après son départ.
Michel marchait gentiment sous son tablier noir, la serviette sous le bras. À sa rencontre venait un autre garçon pauvrement vêtu. Ils se croisèrent. Michel sortit son pain et le donna à l’autre.
Ce fut vite fait et sans paroles, comme si c’était une habitude prise…
Mme Lebrun ajouta avec un soupir :
— Malgré tout, je fus obligée de le gronder le soir.
L’entrée du docteur interrompit la conversation. Son visage était couvert d’un nuage. Il traversa la pièce et fit signe à Mme Lebrun de le suivre à la cuisine.
La cuisine était petite et proprette ; à la fenêtre un serin jouait dans sa cage. Tout était bien rangé et en sécurité.
Le docteur allait parler.
Mme Lebrun ressentit une inquiétude : qu’allait-il dire ?
— Ayez du courage, Madame.
Mme Lebrun souriait comme si elle allait plutôt pleurer.
— Vous serez courageuse, n’est-ce pas ? L’état est bien grave.
D’une main Mme Lebrun couvrit sa bouche pour retenir sa voix.
Le docteur donna encore très doucement des explications.
Jeanne, dans la pièce voisine, n’entendait qu’un murmure…
VII
JEANNE passa sans qu’on s’en aperçût dans la chambre du malade.
Il était couché les yeux clos.
Les deux mains chétives reposaient sur le drap.
Jeanne s’approcha sur la pointe des pieds. Elle se pencha.
— Michel, appela-t-elle doucement.
Michel sourit mais n’ouvrit pas les yeux.
— Bientôt tu seras au Paradis, continua Jeanne.
Michel souriait toujours et restait sans mouvement.
VIII
LORSQUE Jeanne revint de la visite avec papa, maman l’attendait déjà.
La chapelle dans laquelle les enfants se retrouvèrent avec leur mère embrassait au milieu l’autel, tout couvert de fleurs blanches et dans l’éclat des cierges. Du haut de la galerie tombaient les sons suaves de l’orgue.
Jeanne priait.
La prière est une confusion du cœur humain avec le cœur de Dieu.
Elle intercédait surtout pour que son petit ami guérisse et pour que son petit papa recouvre la foi.
Avec confiance, Jeanne s’adressa pendant l’office à tous les Saints du ciel comme aux amis les plus chers.
Elle leur présenta encore une fois son petit malade, qui n’avait pas la grâce du baptême, et son papa bien portant, qui l’avait négligée.
Elle le faisait comme elle le pouvait.
C’était le moment où le prêtre à l’autel changeait la chape blanche contre la chape noire, passant des vêpres de la Toussaint aux vêpres des morts.
Le cœur de Jeanne aussi se prêta à ce changement.
Au lieu de demander l’intercession des Saints du Ciel, elle se mit à intercéder elle-même en faveur des Saints du Purgatoire.
Elle augmentait par là même sa prière pour papa et Michel.
On sortait déjà de la chapelle ; maman fit signe aux enfants, mais Jeanne demeurait encore plongée dans la douceur du Ciel et dans l’espérance du Purgatoire.
IX
LA nuit commençait déjà de tomber lorsque la mère revint avec les enfants à la maison. Ils longèrent les rues, traversèrent le pont sous lequel coulait le fleuve, que le vent froissait.
Les grands arbres levaient les branches et secouaient leurs dernières feuilles…
Au loin on voyait un autre pont et plus loin encore un troisième.
La mère s’arrêtait à la traversée des rues. L’agent levait sa baguette. Le mouvement était suspendu quelques secondes. Maman passait avec ses cinq enfants.
On était impressionné par cette fête étrange, où la mort est célébrée comme un jour anniversaire. Anniversaire d’une naissance, d’une nouvelle naissance au Ciel.
Tous s’apprêtaient aux félicitations.
Le monde entier préparait les couronnes et les bouquets de chrysanthèmes, d’asters, de dahlias. Les autobus étaient au complet au retour des cimetières.
Une gravité couvrait la terre, un moment de recueillement. Cette gravité et ce recueillement passaient dans le cœur des enfants.
Lorsqu’ils franchirent la porte de leur nouvelle maison, ils trouvèrent tout naturel d’habiter là et non ailleurs.
Les enfants s’attardaient avant d’entrer à l’intérieur. Ils regardaient leur jardin dans le crépuscule.
Jeanne appela ses frères et sœurs et les réunit derrière la maison. Ils l’entourèrent. Elle était la plus grande. Elle leva sa main.
— Il y a des nouvelles… Le petit Michel va mal.
— Oh ! ne guérira-t-il pas ? demandèrent en même temps les fillettes.
— Cela dépend du bon Dieu et de notre générosité, répondit Jeanne.
— Il faut dire un chapelet de nouveau ? s’inquiéta Bernard.
— Non. Cette fois-ci, chacun fera ce qu’il jugera bon lui-même de faire. Il faut aider Michel.
Les enfants se serrèrent autour de Jeanne, autour du chef de leur assemblée.
— Oui, il faut l’aider, s’exclama Thérèse. Moi, la petite paresseuse, comme maman m’appelle souvent, je propose de me lever demain de bonne heure et de faire toute seule ma chambre.
— Et moi, la petite gourmande, je veux me priver aujourd’hui du bon dessert.
Josée avait compris l’appel de son petit cœur.
Les garçons devaient-ils rester en arrière ?
— Écoute, François, on ne se disputera plus aux jeux, proposa Bernard.
Jeanne rayonnait de joie.
— Merci, disait-elle, merci, comme si ce présent était fait à elle, et moi je tâcherai de plus en plus d’être patiente.
Maman appela les enfants par la fenêtre. À l’intérieur on alluma les lampes et les enfants entourèrent la table.
Six heures approchaient.
Papa revint fatigué, mais comme toujours trouva pour chacun un mot aimable.
On sonna à la porte.
Jeanne courut ouvrir. Sur le seuil se tenait Mme Lebrun. Bien qu’elle portât sur ses épaules une pèlerine en laine, elle frissonnait.
X
PAPA comprit tout avant que Mme Lebrun se fût expliquée.
Vite, il sortit avec elle, emportant la boîte carrée qu’il avait l’habitude de prendre chez les malades dans certaines circonstances.
La porte n’était pas encore refermée derrière lui que Jeanne demanda à maman la permission de sortir aussi.
Il faisait noir et frais ; papa entendit derrière lui les pas de sa fille. Sans dire un mot il la prit par la main. Ils se mirent à gravir l’escalier. Mme Lebrun marchait la première. La clef grinça dans la serrure. Ils entrèrent.
Les lumières étaient partout allumées ; dans la cuisine et dans les deux chambres.
Papa se hâta vers le fond du logis.
Le petit Michel était couché sur son lit, ou plutôt il y était assis et respirait avec difficulté.
Une grande gravité fonçait ses yeux.
Le docteur tâta le pouls. Il ouvrit vivement sa boîte carrée. Jeanne se trouvait tout près. Le docteur se pencha sur le petit malade. Une aiguille longue éclairée par la lumière rose de la lampe étincela dans sa main. Après la piqûre le malade se recoucha. Mme Lebrun sortit de la chambre sur la pointe des pieds.
Le docteur tâta de nouveau le pouls.
De la bouche de Michel tombèrent ces frêles paroles :
— Monsieur, je veux être au Paradis.
Jeanne s’approcha. Tous les deux, papa et elle, ils étaient penchés sur la couche. Jeanne comprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre.
— Papa, il faut baptiser le petit, dit-elle et elle jeta sur son père un regard suppliant.
Le père était pâle.
Sa main tremblait lorsqu’il la tendit vers la carafe placée sur la petite table.
Tout se passa en un clin d’œil.
L’eau coulait sur le front du mourant.
Car le petit Michel se mourait.
— Je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit.
Papa murmura à Jeanne :
— Quel nom ?
— Gabriel.
Jeanne pensa à l’archange qui allait descendre pour chercher l’âme de son petit ami.
Papa se pencha avec tendresse plus bas vers le petit.
— Tu es baptisé, dit-il.
Alors se passa quelque chose d’étrange. Michel, qui était couché sans mouvement, s’assit brusquement, jeta un regard autour de lui et sourit…
Voyait-il ceux qui étaient là ?
Était-ce à eux qu’il souriait ?
Il semblait voir quelqu’un d’autre au-dessus de Jeanne et du docteur.
Il semblait sourire à quelqu’un d’autre.
— Il est sauvé ! pensa Jeanne avec grande joie.
Il paraissait si vigoureux ! Les yeux de Michel resplendissaient de bonheur, d’un bonheur suprême ! Il tendit les deux bras devant lui, comme s’il voulait étreindre quelqu’un, se laisser emporter par l’Invisible…
Ce fut le dernier geste du petit Michel, qui entra tout blanc dans l’escorte des Saints…
XI
LES enfants étaient agenouillés à côté de maman, comme d’habitude, à la prière du soir.
Ils avaient appris le baptême et la mort du petit Michel et ils l’avaient senti venir parmi eux.
Sauf Jeanne, ils ne l’avaient pas connu.
Par leur fenêtre, on apercevait la fenêtre de Michel toute différente des autres fenêtres de la maison.
Ce qui s’était passé avait eu lieu dans le voisinage des enfants, dans le voisinage de leur nouvelle demeure.
C’était un peu leur affaire personnelle. En même temps c’était l’affaire de tous les Saints. Les enfants ne leur avaient-ils pas confié leurs besoins et n’avaient-ils pas puisé dans le trésor des grâces communes à tous les chrétiens, qui est fait des mérites infinis de Notre-Seigneur, des mérites surabondants de la très Sainte Vierge Marie et de tous les Saints, et aussi des mérites que les enfants avaient acquis avec leurs prières ?
Ne vivons-nous pas en communion avec tous les Saints du Ciel, du Purgatoire et de la terre ?
Chaque enfant pensait maintenant au petit Michel-Gabriel.
Une petite lampe, placée au pied du crucifix, laissait la pièce dans une demi-obscurité.
Soudain, la porte s’entr’ouvrit. La mère et les enfants n’osèrent pas bouger. Leurs cœurs battaient fort.
Ils entendirent le père entrer, se mettre en face du crucifix, s’agenouiller.
Un grand bonheur et une grande reconnaissance emplissaient les petits cœurs et le cœur de leur maman.
Jeanne pensa aux pauvres parents du petit défunt et elle se mit à prier pour eux.
Ainsi était fêtée en ce jour, dans cette demeure, la Communion des Saints, par une double victoire.
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