Un nouveau saint au paradis

Auteur : Markowa, Eugenia | Ouvrage : Toussaint .

Temps de lec­ture : 11 minutes

VI

À la grille le doc­teur trou­va sa fille. Elle avait mis son manteau. 

— Petit papa, emmène-moi ! 

— Com­ment ? Ne sor­tez-vous pas avec maman ? 

— Nous allons aux vêpres, mais dans une heure seulement. 

Le père mit sa main sur l’é­paule de sa fille. Il n’a­jou­ta rien d’autre et ils s’en allèrent ensemble. 

Que c’é­tait long de mon­ter au cinquième ! 

Mme Lebrun ouvrit la porte. 

— Je laisse, Madame, la petite sous votre garde. Il vaut mieux ne pas trop fati­guer le malade. 

La porte de la chambre se fer­ma der­rière papa. 

Mme Lebrun tâcha de diver­tir Jeanne comme elle put, mais la petite fille ne s’in­té­res­sait qu’à un seul sujet. 

— Par­lez-moi, Madame, de Michel… 

— Petit encore, com­men­ça Mme Lebrun, et son visage sou­cieux se déri­da, il était déjà très bon. Je me rap­pelle que lui si déli­cat, tou­jours si pré­ve­nant, choi­sis­sait depuis quelque temps le plus gros mor­ceau de pain dans le panier lorsque nous étions à table. Il le choi­sis­sait et le pre­nait le premier. 

— Pour­quoi ne le manges-tu pas ? lui disais-je en voyant que le pain n’é­tait pas touché. 

La réponse du petit était tou­jours la même. 

— Tout à l’heure, maman. 

…Aus­si­tôt qu’il avait man­gé il m’ai­dait à ran­ger la table, puis cou­rait à l’école. 

Un beau jour, me dou­tant de quelque chose, je jetai un coup d’œil par la fenêtre après son départ. 

Michel mar­chait gen­ti­ment sous son tablier noir, la ser­viette sous le bras. À sa ren­contre venait un autre gar­çon pau­vre­ment vêtu. Ils se croi­sèrent. Michel sor­tit son pain et le don­na à l’autre. 

Ce fut vite fait et sans paroles, comme si c’é­tait une habi­tude prise… 

Mme Lebrun ajou­ta avec un soupir : 

— Mal­gré tout, je fus obli­gée de le gron­der le soir. 

L’en­trée du doc­teur inter­rom­pit la conver­sa­tion. Son visage était cou­vert d’un nuage. Il tra­ver­sa la pièce et fit signe à Mme Lebrun de le suivre à la cuisine. 

La cui­sine était petite et pro­prette ; à la fenêtre un serin jouait dans sa cage. Tout était bien ran­gé et en sécurité. 

Le doc­teur allait parler. 

Mme Lebrun res­sen­tit une inquié­tude : qu’al­lait-il dire ?

— Ayez du cou­rage, Madame. 

Mme Lebrun sou­riait comme si elle allait plu­tôt pleurer. 

— Vous serez cou­ra­geuse, n’est-ce pas ? L’é­tat est bien grave. 

D’une main Mme Lebrun cou­vrit sa bouche pour rete­nir sa voix. 

Le doc­teur don­na encore très dou­ce­ment des explications. 

Jeanne, dans la pièce voi­sine, n’en­ten­dait qu’un murmure…

Les anges rendent hommage à Dieu au paradis

VII

JEANNE pas­sa sans qu’on s’en aper­çût dans la chambre du malade. 

Il était cou­ché les yeux clos. 

Les deux mains ché­tives repo­saient sur le drap. 

Jeanne s’ap­pro­cha sur la pointe des pieds. Elle se pencha. 

— Michel, appe­la-t-elle doucement. 

Michel sou­rit mais n’ou­vrit pas les yeux. 

— Bien­tôt tu seras au , conti­nua Jeanne. 

Michel sou­riait tou­jours et res­tait sans mouvement.

VIII

LORSQUE Jeanne revint de la visite avec papa, maman l’at­ten­dait déjà. 

La cha­pelle dans laquelle les enfants se retrou­vèrent avec leur mère embras­sait au milieu l’au­tel, tout cou­vert de fleurs blanches et dans l’é­clat des cierges. Du haut de la gale­rie tom­baient les sons suaves de l’orgue. 

Jeanne priait.

La prière est une confu­sion du cœur humain avec le cœur de Dieu. 

Elle inter­cé­dait sur­tout pour que son petit ami gué­risse et pour que son petit papa recouvre la foi.

Avec confiance, Jeanne s’a­dres­sa pen­dant l’of­fice à tous les Saints du ciel comme aux amis les plus chers. 

Elle leur pré­sen­ta encore une fois son petit malade, qui n’a­vait pas la grâce du , et son papa bien por­tant, qui l’a­vait négligée. 

Elle le fai­sait comme elle le pouvait. 

C’é­tait le moment où le prêtre à l’au­tel chan­geait la chape blanche contre la chape noire, pas­sant des vêpres de la aux vêpres des morts. 

Le cœur de Jeanne aus­si se prê­ta à ce changement. 

Au lieu de deman­der l’in­ter­ces­sion des Saints du Ciel, elle se mit à inter­cé­der elle-même en faveur des Saints du Purgatoire. 

Elle aug­men­tait par là même sa prière pour papa et Michel. 

On sor­tait déjà de la cha­pelle ; maman fit signe aux enfants, mais Jeanne demeu­rait encore plon­gée dans la dou­ceur du Ciel et dans l’es­pé­rance du Purgatoire.

IX

LA nuit com­men­çait déjà de tom­ber lorsque la mère revint avec les enfants à la mai­son. Ils lon­gèrent les rues, tra­ver­sèrent le pont sous lequel cou­lait le fleuve, que le vent froissait. 

Les grands arbres levaient les branches et secouaient leurs der­nières feuilles… 

Au loin on voyait un autre pont et plus loin encore un troisième. 

La mère s’ar­rê­tait à la tra­ver­sée des rues. L’agent levait sa baguette. Le mou­ve­ment était sus­pen­du quelques secondes. Maman pas­sait avec ses cinq enfants.

On était impres­sion­né par cette fête étrange, où la mort est célé­brée comme un jour anni­ver­saire. Anni­ver­saire d’une nais­sance, d’une nou­velle nais­sance au Ciel. 

Tous s’ap­prê­taient aux félicitations. 

Le monde entier pré­pa­rait les cou­ronnes et les bou­quets de chry­san­thèmes, d’as­ters, de dah­lias. Les auto­bus étaient au com­plet au retour des cimetières. 

Une gra­vi­té cou­vrait la terre, un moment de recueille­ment. Cette gra­vi­té et ce recueille­ment pas­saient dans le cœur des enfants. 

Lors­qu’ils fran­chirent la porte de leur nou­velle mai­son, ils trou­vèrent tout natu­rel d’ha­bi­ter là et non ailleurs. 

Les enfants s’at­tar­daient avant d’en­trer à l’in­té­rieur. Ils regar­daient leur jar­din dans le crépuscule. 

Jeanne appe­la ses frères et sœurs et les réunit der­rière la mai­son. Ils l’en­tou­rèrent. Elle était la plus grande. Elle leva sa main. 

— Il y a des nou­velles… Le petit Michel va mal. 

— Oh ! ne gué­ri­ra-t-il pas ? deman­dèrent en même temps les fillettes. 

— Cela dépend du bon Dieu et de notre géné­ro­si­té, répon­dit Jeanne. 

— Il faut dire un cha­pe­let de nou­veau ? s’in­quié­ta Bernard. 

— Non. Cette fois-ci, cha­cun fera ce qu’il juge­ra bon lui-même de faire. Il faut aider Michel. 

Les enfants se ser­rèrent autour de Jeanne, autour du chef de leur assemblée. 

— Oui, il faut l’ai­der, s’ex­cla­ma Thé­rèse. Moi, la petite pares­seuse, comme maman m’ap­pelle sou­vent, je pro­pose de me lever demain de bonne heure et de faire toute seule ma chambre. 

— Et moi, la petite gour­mande, je veux me pri­ver aujourd’­hui du bon dessert. 

Josée avait com­pris l’ap­pel de son petit cœur. 

Les gar­çons devaient-ils res­ter en arrière ? 

— Écoute, Fran­çois, on ne se dis­pu­te­ra plus aux jeux, pro­po­sa Bernard. 

Jeanne rayon­nait de joie. 

— Mer­ci, disait-elle, mer­ci, comme si ce pré­sent était fait à elle, et moi je tâche­rai de plus en plus d’être patiente. 

Maman appe­la les enfants par la fenêtre. À l’in­té­rieur on allu­ma les lampes et les enfants entou­rèrent la table. 

Six heures approchaient. 

Papa revint fati­gué, mais comme tou­jours trou­va pour cha­cun un mot aimable. 

On son­na à la porte. 

Jeanne cou­rut ouvrir. Sur le seuil se tenait Mme Lebrun. Bien qu’elle por­tât sur ses épaules une pèle­rine en laine, elle frissonnait.

X

PAPA com­prit tout avant que Mme Lebrun se fût expliquée. 

Vite, il sor­tit avec elle, empor­tant la boîte car­rée qu’il avait l’ha­bi­tude de prendre chez les malades dans cer­taines circonstances. 

La porte n’é­tait pas encore refer­mée der­rière lui que Jeanne deman­da à maman la per­mis­sion de sor­tir aussi. 

Il fai­sait noir et frais ; papa enten­dit der­rière lui les pas de sa fille. Sans dire un mot il la prit par la main. Ils se mirent à gra­vir l’es­ca­lier. Mme Lebrun mar­chait la pre­mière. La clef grin­ça dans la ser­rure. Ils entrèrent.

Les lumières étaient par­tout allu­mées ; dans la cui­sine et dans les deux chambres. 

Papa se hâta vers le fond du logis. 

Le petit Michel était cou­ché sur son lit, ou plu­tôt il y était assis et res­pi­rait avec difficulté. 

Une grande gra­vi­té fon­çait ses yeux. 

Le doc­teur tâta le pouls. Il ouvrit vive­ment sa boîte car­rée. Jeanne se trou­vait tout près. Le doc­teur se pen­cha sur le petit malade. Une aiguille longue éclai­rée par la lumière rose de la lampe étin­ce­la dans sa main. Après la piqûre le malade se recou­cha. Mme Lebrun sor­tit de la chambre sur la pointe des pieds. 

Le doc­teur tâta de nou­veau le pouls. 

De la bouche de Michel tom­bèrent ces frêles paroles : 

— Mon­sieur, je veux être au Paradis. 

Jeanne s’ap­pro­cha. Tous les deux, papa et elle, ils étaient pen­chés sur la couche. Jeanne com­prit qu’il n’y avait pas de temps à perdre. 

— Papa, il faut bap­ti­ser le petit, dit-elle et elle jeta sur son père un regard suppliant.

Le père était pâle. 

Sa main trem­blait lors­qu’il la ten­dit vers la carafe pla­cée sur la petite table. 

Tout se pas­sa en un clin d’œil. 

L’eau cou­lait sur le front du mourant. 

Car le petit Michel se mourait. 

— Je te bap­tise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. 

Papa mur­mu­ra à Jeanne : 

— Quel nom ? 

— Gabriel.

Jeanne pen­sa à l’ar­change qui allait des­cendre pour cher­cher l’âme de son petit ami. 

Papa se pen­cha avec ten­dresse plus bas vers le petit. 

— Tu es bap­ti­sé, dit-il. 

Alors se pas­sa quelque chose d’é­trange. Michel, qui était cou­ché sans mou­ve­ment, s’as­sit brus­que­ment, jeta un regard autour de lui et sourit… 

Voyait-il ceux qui étaient là ? 

Était-ce à eux qu’il souriait ?

Il sem­blait voir quel­qu’un d’autre au-des­sus de Jeanne et du docteur. 

Il sem­blait sou­rire à quel­qu’un d’autre. 

— Il est sau­vé ! pen­sa Jeanne avec grande joie. 

Il parais­sait si vigou­reux ! Les yeux de Michel res­plen­dis­saient de bon­heur, d’un bon­heur suprême ! Il ten­dit les deux bras devant lui, comme s’il vou­lait étreindre quel­qu’un, se lais­ser empor­ter par l’Invisible… 

Ce fut le der­nier geste du petit Michel, qui entra tout blanc dans l’es­corte des Saints…

XI

LES enfants étaient age­nouillés à côté de maman, comme d’ha­bi­tude, à la prière du soir. 

Ils avaient appris le bap­tême et la mort du petit Michel et ils l’a­vaient sen­ti venir par­mi eux. 

Sauf Jeanne, ils ne l’a­vaient pas connu. 

Par leur fenêtre, on aper­ce­vait la fenêtre de Michel toute dif­fé­rente des autres fenêtres de la maison.

Ce qui s’é­tait pas­sé avait eu lieu dans le voi­si­nage des enfants, dans le voi­si­nage de leur nou­velle demeure. 

C’é­tait un peu leur affaire per­son­nelle. En même temps c’é­tait l’af­faire de tous les Saints. Les enfants ne leur avaient-ils pas confié leurs besoins et n’a­vaient-ils pas pui­sé dans le tré­sor des grâces com­munes à tous les chré­tiens, qui est fait des mérites infi­nis de Notre-Sei­gneur, des mérites sur­abon­dants de la très Sainte Vierge Marie et de tous les Saints, et aus­si des mérites que les enfants avaient acquis avec leurs prières ? 

Ne vivons-nous pas en com­mu­nion avec tous les Saints du Ciel, du Pur­ga­toire et de la terre ? 

Chaque enfant pen­sait main­te­nant au petit Michel-Gabriel. 

Une petite lampe, pla­cée au pied du cru­ci­fix, lais­sait la pièce dans une demi-obscurité. 

Sou­dain, la porte s’en­tr’ou­vrit. La mère et les enfants n’o­sèrent pas bou­ger. Leurs cœurs bat­taient fort.

Ils enten­dirent le père entrer, se mettre en face du cru­ci­fix, s’agenouiller. 

Un grand bon­heur et une grande recon­nais­sance emplis­saient les petits cœurs et le cœur de leur maman. 

Jeanne pen­sa aux pauvres parents du petit défunt et elle se mit à prier pour eux. 

Ain­si était fêtée en ce jour, dans cette demeure, la Com­mu­nion des Saints, par une double victoire.


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