Le secret de Gopal

Auteur : Herbé | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 13 minutes

Histoire missionnaire - Saint Françoic-Xavier baptisant des indigènes

La grande salle des fêtes du col­lège de N… tenu aux Indes par les Pères jésuites, était ce soir-là pleine à cra­quer. On y pas­sait un film pas­sion­nant et, si la salle elle-même se trou­vait plon­gée dans l’obs­cu­ri­té, il éma­nait assez de clar­té de l’é­cran pour qu’on puisse à la longue dis­cer­ner les visages, tous ten­dus vers le même point, et y lire le reflet des sen­ti­ments qui fai­saient battre le cœur des col­lé­giens. Il y avait là tous les élèves catho­liques du col­lège et eux seuls, car, dans ce pays mys­té­rieux aux castes farouches, les grandes familles hin­doues ne confiaient leurs enfants aux Pères qu’à la condi­tion expresse qu’il ne leur serait jamais par­lé de reli­gion… Et le film pro­je­té aujourd’­hui au col­lège met­tait magni­fi­que­ment en scène la Jésus-Christ.

Quand on fut arri­vé aux san­glants épi­sodes de la Pas­sion, le silence se fit plus grave encore dans la salle ; accro­ché à la colonne de la fla­gel­la­tion, le Christ, dépouillé de ses vête­ments et poings liés, se tor­dait de dou­leur sous les coups de fouet des bour­reaux, et cette atroce vision fas­ci­nait les jeunes gens, dont on eût dit que le souffle même s’arrêtait…
C’est alors qu’au fond de la salle, brus­que­ment, jaillit un éclat de rire qui fit sur­sau­ter tout le monde.

« Que se passe-t-il ? » inter­ro­gea rapi­de­ment à voix basse le Père André en se pen­chant vers l’un des sur­veillants, pla­cé à sa gauche.

« Je ne sais pas encore, Père, répon­dit celui-ci… Il me semble recon­naître là, près de la cabine du ciné­ma, le jeune Gopal qui paraît pris de fou-rire… Je vais voir…

- Non, lais­sez-moi faire… je vais m’oc­cu­per de Gopal. Il est dans ma classe. »

Un ins­tant plus tard, le Père André se pen­chait sur un jeune gar­çon de 11 à 12 ans qui s’ef­for­çait de maî­tri­ser un violent fou-rire.

« Gopal ! »

L’en­fant tressaillit :

« Père ?

- Que fais-tu ici ? Ce n’est pas ta place !

- C’est vrai, Père, recon­nut le petit que le ton du mis­sion­naire impres­sion­nait et rame­nait au calme, je ne suis pas de ta reli­gion ; mais j’ai vou­lu voir ce film dont mes cama­rades par­laient tant et je me suis glis­sé là tout à l’heure, sans être vu…

- Et tout cela pour te moquer d’eux, sans doute ? Pour­quoi ce rire ? »

L’en­fant leva vers le Père ses yeux noirs brillants et limpides :

« Mais, Père, est-il pos­sible qu’un homme juste puisse jamais être bat­tu comme cela ? Tu sais bien que c’est fou et c’est pour cela que j’ai ri…

- En tout cas, ton rire était bien mal pla­cé et, pour la pre­mière fois, je suis mécon­tent de toi… Viens avec moi hors de la salle. »

Conster­né de l’ef­fet pro­duit par son atti­tude et un peu penaud, Gopal sui­vit sans bruit le Père André qu’il rat­tra­pa dans la cour :

« Père, deman­da-t-il d’un ton hési­tant, es-tu tou­jours fâché contre moi ? »

Le Père André plon­gea son regard dans celui de l’en­fant hindou :

« Non, Gopal, parce que tu n’as pas com­pris la por­tée de ton atti­tude. Voyons, écoute-moi. Tu as un ami au collège ?

- Oui, Père, tu le connais bien, c’est Kittou.

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- Bien, sup­pose, Gopal, qu’un jour on soit en train de te battre ; que dirais-tu si ton ami Kit­tou se met­tait à rire devant ce spectacle ? »

Gopal fré­mit et se redres­sa avec fierté :

« Mais Père, il est impos­sible que je sois jamais bat­tu. Tu sais bien que je suis un Brahme, et per­sonne n’o­se­rait por­ter la main sur moi…

- J’ai dit, Gopal, sup­pose que cela se pro­duise. Eh bien ! sache donc que ce Jésus que tu voyais tout à l’heure bat­tu si dure­ment est mon Ami, à moi, mon plus cher et plus grand Ami, que j’aime beau­coup. A cause de cela, tu ne dois pas rire de ses souffrances…

- Alors, Père, je te demande par­don, je ne savais pas qu’il était ton Ami… »

Le Père André fit quelques pas en silence, puis mur­mu­ra, comme se par­lant à lui-même :

« Et Lui aus­si pour­tant était un juste ; mais Il n’a pas recu­lé devant la souf­france et le déshonneur…

- Père, inter­ro­gea timi­de­ment Gopal, pour­quoi donc ne m’as-tu jamais par­lé de Lui ?

- C’est que, Gopal, seuls peuvent Le connaître ceux qui le dési­rent du fond du cœur et sont prêts à souf­frir, tout souf­frir, même les coups, par amour pour Lui. Mais je puis te dire, cepen­dant, que je Lui parle sou­vent de toi… »

Et comme l’en­fant res­tait rêveur, le Père André, lui indi­quant la cour où d’autres jeunes Hin­dous se réunissaient :
« Va vite rejoindre tes cama­rades, Gopal ; l’in­ci­dent du ciné­ma est oublié. »

***

Quelques semaines plus tard, de courtes vacances allaient s’a­che­ver. Il fal­lait pro­fi­ter de ces beaux jours. Mon­tés sur de beaux che­vaux, riche­ment capa­ra­çon­nés, appar­te­nant au père de Gopal, et sui­vis de Bar­mao, char­gé de veiller sur eux, Gopal et Kit­tou reve­naient d’une folle ran­don­née à tra­vers bois et champs. Lan­cés comme des fous, ils avaient galo­pé à perdre haleine, ivres d’es­pace et de liberté.

Vers le soir, las­sés de leurs courses, tan­dis que Bar­mao les devan­çait pour leur pré­pa­rer un lieu où faire halte et se res­tau­rer, Gopal et Kit­tou se trou­vèrent à proxi­mi­té d’un petit vil­lage pau­vre­ment bâti et dont les huttes étaient recou­vertes de chaume. Le vil­lage parais­sait désert.

« Tout semble mort, ici, remar­qua Kit­tou, comme ils attei­gnaient les pre­mières huttes. »

Gopal jeta un regard cir­cu­laire sur l’endroit.

« La mala­die s’est abat­tue sur le vil­lage, dit-il.

- Oui, confir­ma Kit­tou, c’est le cho­lé­ra ; on l’a dit à la maison. »

Les che­vaux s’é­brouèrent nerveusement.

« Brrr ! Ce n’est pas drôle de res­ter ici, lan­ça Kit­tou. Allons-nous-en. »

Il mit son che­val au galop en demandant :

« Gopal, tu viens ? »

Mais, n’en­ten­dant aucune réponse, il arrê­ta sa mon­ture et se retour­na pour res­ter bouche bée devant l’at­ti­tude de son ami. Au centre du vil­lage se trou­vait un puits et, ados­sés a la mar­gelle du puits, se tenaient, côte à côte, deux enfants a peine cou­verts d’un lam­beau d’é­toffe autour des reins ; deux enfants que Kit­tou n’a­vait pas vus au pas­sage et dont la mai­greur criait la misère et la faim. Or, Gopal, le fier Gopal, avait fait halte à la hau­teur de ces petits, et, pen­sif, les regar­dait du haut de son cheval.

« Eh bien ! Gopal, » appe­la Kittou.

Comme tiré d’un rêve, Gopal sur­sau­ta puis des­cen­dit de sa monture.

Histoires à lire aux enfants du KT - randonnée à cheval« Mais tu es fou ! cria Kit­tou qui se rap­pro­cha du groupe en se tenant à dis­tance res­pec­tueuse. Y penses-tu, toi, un Brahme ? »

Gopal lui fit signe de se taire :

« Je t’ex­pli­que­rai tout à l’heure, Kittou. »

Et, s’a­dres­sant au petit gar­çon qui le regar­dait venir, crain­tif, Gopal demanda :

- « Com­ment t’appelles-tu ?

- Nathoo.

- Quel âge as-tu ?

- Neuf ans.

- Que fais-tu donc ici ? Où sont tes parents ? »

L’en­fant secoua la tête :

« Ils sont morts, dit-il. Tous ici sont morts. La mala­die est tom­bée sur le vil­lage et je reste seul avec ma jeune sœur qui est aveugle.

- Mais que fai­saient tes parents ?

- Ils étaient des Télis (des pres­seurs d’huiles) ; la mala­die les a emme­nés en même temps.

- « Que vas-tu devenir ?
– Ma mère m’a dit avant de mou­rir d’al­ler à la ville, là-bas, vers l’Est, chez les hommes blancs qui reçoivent les aban­don­nés. Mais nous n’a­vons rien à. man­ger et pas d’argent. »

Gopal fouilla dans sa cein­ture et en tira une poi­gnée d’an­nas (mon­naie hindoue).

« Tiens, dit-il, prends cela ; tu auras assez pour te nour­rir avec ta sœur jus­qu’à ce que tu .sois chez les hommes blancs. Va jus­qu’au vil­lage d’à côté ache­ter du riz… mais ne dis pas que c’est moi qui t’ai don­né l’argent. »

Et tan­dis que le petit, émer­veillé devant sa bonne for­tune, se jetait le front a terre pour remer­cier son bien­fai­teur, Gopal, sau­tant à che­val, se lan­ça à fond de train hors du vil­lage. Kit­tou eut peine à le rattraper :

« Ah ! ça, m’ex­pli­que­ras-tu ? deman­da Kit­tou. Tu es fou, aller te frot­ter à des Télis !

- Écoute, Kit­tou, je vais te dire mon secret, mais pro­mets-moi de ne le répé­ter à personne. »

Encore irri­té, Kit­tou fit pour­tant un geste d’assentiment :

« Bien sûr, puisque je suis ton ami. »

- Gopal mit son che­val a la hau­teur de celui de Kit­tou et les bêtes mar­chèrent côte à côte :

« Tu te sou­viens, com­men­ça Gopal, de mon his­toire au ciné­ma du col­lège, le jour où j’ai écla­té de rire pen­dant le film ? Le Père André m’a­vait expli­qué que ce film racon­tait la vie de son grand Ami. Depuis lors, plu­sieurs fois je lui en ai par­lé, mais le Père refu­sait de me Le faire connaître :

- Je ne puis en par­ler, disait-il, qu’à ceux qui le veulent vrai­ment, et je ne puis le faire pour toi sans que tes parents le permettent.

- Bien sûr, Père, mais il ne s’a­git pas pour moi de chan­ger de reli­gion. Je crois que mes parents me tue­raient plu­tôt que de me voir deve­nir chré­tien ; je vou­drais seule­ment connaître mieux la vie de ton Ami…

Fina­le­ment, sur mes ins­tances, le Père me racon­ta la vie de Jésus. Il me dit com­bien Il était juste et bon… comme Il aimait les petits, les pauvres, les humbles, les enfants, comme Il gué­ris­sait les malades et ensei­gnait à tous de s’ai­mer. Il fai­sait des pro­diges, mais le plus grand à mon sens, ce fut, Lui le plus juste des Brahmes, de se lais­ser arrê­ter, battre et insul­ter et enfin mettre à mort pour sau­ver les hommes. Le Père me dit encore que ce Jésus avait pen­sé à moi en mou­rant et qu’Il m’ai­mait sans que je Le connaisse. Un jour, j’é­tais mon­té sur un tas de pierres près des murs de la cha­pelle et je regar­dais par la fenêtre. Le Père André m’a vu :

- Que fais-tu là, Gopal ? me demanda-t-il.

- Père, ai-je répon­du, je suis venu voir ton Ami, ou du moins son image, sa sta­tue. Quand tu Le ver­ras, dis-Lui que je L’aime moi aussi !

- C’est pro­mis, Gopal.

Je me sen­tis alors tout heu­reux, comme jamais je ne l’a­vais été, même avec toi Kit­tou, et il ne faut pas m’en vou­loir ; et je fus convain­cu que moi aus­si, un jour, je ver­rai l’A­mi du Père.

Aus­si, tout à l’heure, conti­nua Gopal après un moment de silence, quand j ai vu ces deux pauvres petits Télis près du puits, il m a sem­blé que Jésus Lui-même me les envoyait pour leur faire du bien, qu’Il me délé­guait à sa place pour cela, et c’est pour­quoi je me suis appro­ché d’eux. Mais per­sonne ne le sau­ra que toi, Kit­tou, c’est promis ?

-« Oui, Gopal, c’est pro­mis. Mais ne recom­mence pas ces folies ou tu te ferais sérieu­se­ment punir. Voi­ci Bar­mao qui revient vers nous. Dépê­chons-nous, il se fait tard. »

Et les deux petits Brahmes se lan­cèrent au galop au-devant de Barmao.

récit pour la catéchèse - écoliers indiens kodma

Au col­lège de N…, depuis huit jours, la ren­trée est faite et le tra­vail a repris avec ardeur. Mais ce matin-là, le Père André remarque que Gopal manque à l’ap­pel. Il était déjà absent toute la jour­née pré­cé­dente et Kit­tou, inter­ro­gé, n’en savait pas la rai­son. Il devait s’in­for­mer du sort de son ami en pas­sant chez lui.

Le voi­ci qui paraît à l’en­trée de la cour.

Le Père, vive­ment, s’est avan­cé vers lui.

« Eh bien ! Kit­tou, demande-t-il d’une voix inquiète, que devient ton ami Gopal ? »

Mais Kit­tou lève vers le Père un visage bou­le­ver­sé, tan­dis que sa voix s’al­tère, tremblante :

« Père, Gopal ne vien­dra plus jamais au col­lège maintenant… »

Le Père pâlit :

« Plus jamais ? Que s’est-il donc passé ?

- Hier matin, Gopal s’est sen­ti malade. Ses parents ont appe­lé le méde­cin. C’é­tait le cho­lé­ra. Très vite dans la jour­née, mais sur­tout cette nuit, l’é­tat de Gopal s’est aggra­vé. Ce matin, au petit jour, il déli­rait et appe­lait « son grand Ami ».

Ses parents m’ont envoyé chercher.

- C’est moi, Kit­tou, ton ami, ai-je dit en m’ap­pro­chant de lui.

Mais Gopal a secoué la tête en souriant :

- Non, pas Kit­tou, a‑t-il mur­mure, mais le grand Ami dont le Père m’a par­lé. Je veux Le voir…

Et presque aus­si­tôt, il est mort tout dou­ce­ment. Ah ! Père, pour­quoi m’a-t-il quitté ? »

Et Kit­tou se jeta tout en larmes dans les bras que le Père André venait de lui ouvrir, tan­dis que des larmes cou­laient aus­si sur ses joues.

« Va, Kit­tou, sois fort, mur­mu­ra le Père ; Gopal est par­ti vers un Ami, le plus beau de tous, qui, parce qu’il Le dési­rait et L’ai­mait de tout son cœur, l’au­ra sûre­ment accueilli avec joie. Là-haut, il ne t’ou­blie­ra pas… »

Kit­tou, un long moment, demeu­ra silen­cieux, puis sa voix s’é­le­va suppliante :

« Tu m’ap­pren­dras, Père, à Le connaître, moi aus­si, ce nou­vel Ami de Gopal.

- Je te le pro­mets, Kit­tou. En atten­dant, viens, nous allons Le prier déjà tous les deux. »

Et, dans le brou­ha­ha de la cour où les autres gar­çons, encore igno­rants du départ de Gopal, conti­nuaient leurs jeux ardents, le Père André réci­ta à mi-voix devant Kit­tou qui répé­tait mot à mot sa prière : « Notre Père, qui êtes aux cieux… »

Her­bé

Prière du catéchisme - Notre Père qui êtes aux cieux

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