Vidi turbam magnam… Vidi turbam… Vidi…
Et le bréviaire tomba des mains de Monsieur le Curé emporté par le sommeil…
Le tic-tac de la pendule fut couvert par les onze coups qui marquaient qu’un jour nouveau allait bientôt commencer. Puis, plus rien que la respiration régulière du brave prêtre, vaincu par la fatigue…
***
La journée avait été particulièrement pénible. Levé, comme chaque jour, à 5 heures 1/2 pour assurer la première messe, il n’avait pas encore eu une seule minute de détente. Après la messe et le déjeuner, pris debout, il avait fallu courir à l’hôpital pour confesser les malades ; puis enterrement à 9 heures, catéchisme à l’école des filles, visite des malades…
Le repas de midi pris “sur le pouce“ et rendez-vous avec l’électricien dans la salle du patronage. Puis catéchisme à l’école libre et confession des garçons jusqu’à 4 heures. A 4 heures : réunion des premiers communiants de la paroisse. De 5 à 7 heures : présence au confessionnal. A 8 heures : cercle d’études et “patro“.
Et il était presque 11 heures lorsque Monsieur le Curé rentra au presbytère, avec son bréviaire à dire et son sermon à préparer pour le lendemain…
« Vous vous tuerez, gémit la vieille Catherine, sa servante, lorsqu’elle le vit rentrer. Prenez au moins ce lait de poule que je vous ai préparé. »
Le prêtre engloutit le contenu de son bol, sans même prendre le temps de déguster, puis gagna rapidement sa chambre.
« Merci, Catherine. Vous êtes une bien bonne fille. Dieu vous le rendra. »
Mais la fatigue était plus forte que tout. Et Monsieur le Curé, la tête penchée sur son bureau, dans la douce chaleur de la lampe électrique, venait de succomber au sommeil.
***
La pendule faisait tic-tac… tic-tac …, un chat miaulait sur le toit voisin, au loin le sifflet du dernier train perçait le silence de la nuit. La ville, la petite ville sombrait dans les ténèbres. Demain, avant le lever du jour, les trois cloches lanceraient leur joyeux appel. Déjà, la sœur sacristine avait préparé les beaux ornements blancs, tendu la nappe de pure batiste, et placé de gros chrysanthèmes rouges entre les chandeliers du maître-autel…
De sa voix tonitruante, le chantre lancerait les premières notes de l’Introït : Gaudeamus omnes in Domino… Réjouissons-nous, c’est la fête de tous ceux qui peuplent le Paradis, les connus marqués au calendrier et les inconnus dont, j’espère, nous serons un jour…
Et Monsieur le Curé, en cette veille de fête, n’a pu terminer ni Vêpres, ni Matines qu’il lui faudra reprendre tout à l’heure. Il dort au milieu des papiers épars sur la table, à côté de sa bibliothèque mal rangée parce que tous les grands garçons viennent s’y ravitailler, près du divan sur lequel il ne repose que quelques heures chaque nuit.
***
Mais le papier jauni et usé qui tapisse les murs semble se colorer peu à peu. Il devient bleu, puis rose, puis blanc, d’un blanc lumineux, comme si c’était un nuage vaporeux. Il semble s’entrouvrir comme un rideau de gaze pour livrer passage au pauvre occupant de ces lieux.
C’est du moins ce qu’en son rêve voit Monsieur le Curé qui s’avance solennellement et processionnellement.
« Que me veulent-ils ? se demande le brave pasteur. Où veulent-ils me conduire ? Non, je ne suis pas mort… et pourtant, on dirait que c’est la route du Paradis… »
En moins de temps qu’il n’en faut aux ondes hertziennes pour aller d’un continent à l’autre, en moins de temps que n’en met le rayon de lumière pour traverser l’espace, notre bon curé, transporté par son rêve fantaisiste, s’aperçoit qu’il arrive au Paradis, à ce lieu de bonheur dont tant de gens qui ne comprennent rien à rien disent : « D’accord, mais le plus tard possible ! »
« Je leur ai pourtant dit et répété, depuis que je suis curé de Saint-Pierre, murmure-t-il, qu’avec les Justes on y rencontrait les Anges, les Martyrs, les Docteurs, les Apôtres, la Sainte Vierge, inondés de cette lumière éternelle à côté de laquelle les feux du soleil paraissent plus pâles que la flamme d’une méchante bougie. »
Il n’empêche que notre visiteur est passablement ému, lui qui ne s’est pas même fait annoncer par une maladie ou un accident.
Saint Pierre est là, avec d’énormes clés dans les mains. Il sourit dans sa barbe et fait signe d’entrer au pasteur timoré. Mais, avant de le faire pénétrer plus avant, il lui tient ce langage :
« C’est aujourd’hui, au Paradis, comme sur la terre, la fête de tous les saints, aussi bien des plus grands que des plus petits et de ceux qu’on ne connaît pas. Si vous désirez en voir quelques-uns qui vous intéressent plus particulièrement, prenez cette fiche et écrivez leur nom. »
Monsieur le Curé de Saint-Pierre aurait bien voulu voir la Très Sainte Vierge et saint Joseph, saint François d’Assise, saint Michel, saint Louis, saint Vincent de Paul et beaucoup d’autres. Mais l’ordre était formel : trois noms, pas un de plus.
Alors, il se dit, que d’une part, étant certain que tous les saints canonisés par l’Église se trouvaient au ciel, que, d’autre part, il les rencontrerait bien un jour, mieux valait s’assurer si certains paroissiens, dont il n’était pas très sûr, s’y trouvaient.
Il commença par écrire le nom du père Étienne, un vieux sabotier qui habitait loin de la ville et ne mettait pas souvent les pieds à l’église ; il regarda saint Pierre qui, de son doigt, feuilletait le registre des Élus.
« Il est ici », fit saint Pierre.
« Comment ! » reprit le curé surpris.
« Les renseignements sont excellents, repartit saint Pierre. Vous l’avez conduit au cimetière, il y a vingt ans. Et, en revenant, vous vous disiez : Pauvre père Étienne, je lui prédis des années et des années de Purgatoire ! Mais ce que vous ne saviez pas, c’est que le père Étienne était un cœur généreux qui a mis en pratique la grande Loi de Notre Seigneur : Aimez votre prochain comme vous-même. Il a tout donné, lui qui était pauvre, pour soulager les malheureux qui faisaient appel à sa charité.
- Je ne le voyais pas souvent aux offices.
- Eh ! reprit saint Pierre, pour venir aux offices il avait trois kilomètres à faire et il était perclus de douleurs. Mais il n’a jamais manqué ses Pâques, et chaque jour il disait son chapelet. Il est mort subitement, c’est vrai, mais si vous saviez le bel acte de contrition qu’il a récité lorsqu’il s’est vu s’en aller… »
Alors, Monsieur le Curé cherche en sa mémoire un autre nom. Tout de suite lui vient celui de sœur Élise, celle qui, pendant plus de cinquante ans, s’est dévouée sans compter aux malades de la paroisse.
« Sœur Élise ! Sœur Élise ! Elle est ici, bien entendu, fait saint Pierre qui, confidentiellement, ajoute : on pourrait la canoniser parce que, sans que personne le sache, elle fait des miracles : le petit Jacques qui a failli mourir cet hiver, le grand Louis qui a reçu un coup de pied de cheval et qui court maintenant, le vieil incroyant de père Durand dont vous n’avez jamais compris la conversion, tout cela c’est sur l’intervention de sœur Élise que c’est arrivé ; car, disparue, elle n’a pas abandonné ceux auxquels elle s’était attachée de son vivant.
- Ah ! ça, c’est formidable ! fait Monsieur le Curé ébahi. Si j’avais pu penser ! Mais je voudrais vous donner les noms de tous ceux que j’ai connus, et je ne le puis : il y en a trop. Alors, au lieu de vous en écrire un troisième, me permettez-vous, à la place, de vous poser une question ?
- Volontiers », fait saint Pierre qui a deviné et qui sourit dans sa barbe.
« Eh bien ! voilà… Pouvez-vous me dire s’il y a beaucoup de ces saints inconnus qui ont vécu sur ma paroisse ?
- Ils sont innombrables, reprend le gardien du Paradis. Il me faudrait des jours et des jours pour vous les énumérer tous. Depuis des siècles et des siècles que votre paroisse est paroisse, et même avant, des milliers et des milliers de justes sont entrés au Paradis. Demain, dans votre sermon, vous pourrez raconter votre rêve et dire à vos paroissiens qu’il n’y a pas un individu qui ne compte, parmi ses ancêtres, des centaines de saints jouissant de la grande gloire divine dans le repos éternel. D’autres, hélas ! sont allés en Enfer, mais c’est le petit nombre ! D’autres se purifient encore au Purgatoire, mais un jour prochain ‑car pour nous le temps n’existe plus- ils chanteront ici le Gaudeamus omnes in Domino. »
***
La pendule a lancé son petit coup sec de la demie. Monsieur le Curé se réveille en sursaut. Est-ce possible ? Onze heures et demie. Mais quel rêve en cette veille de Toussaint ! Des milliers et des milliers de saints de sa paroisse, de partout, de tous les temps, de tous les âges et de tous les pays : des enfants, des papas, des mamans, des grands-parents, des riches et des pauvres, des puissants et des humbles, des chrétiens et aussi des ignorants dont la bonne foi, la bonne volonté, la droiture de vie ont été les plus sûrs passeports pour entrer au Paradis.
Et, tout à fait réveillé maintenant, satisfait parce que saint Pierre lui a donné le thème de son sermon, Monsieur le Curé, dégagé de ce souci, reprend son bréviaire : Vide turbam magnam. C’est la première antienne des Vêpres :
J’ai vu une immense foule,
que personne ne pouvait compter,
de toutes nations,
debout devant le trône de Dieu.
Luc Mesnil.
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