Le rêve de Monsieur le curé

Auteur : Mesnil, Luc | Ouvrage : Et maintenant une histoire II .

Temps de lec­ture : 9 minutes

Histoire à raconter aux jeunes - La ToussaintVidi tur­bam magnam… Vidi tur­bam… Vidi…

Et le bré­viaire tom­ba des mains de Mon­sieur le Curé empor­té par le sommeil…

Le tic-tac de la pen­dule fut cou­vert par les onze coups qui mar­quaient qu’un jour nou­veau allait bien­tôt com­men­cer. Puis, plus rien que la res­pi­ra­tion régu­lière du brave prêtre, vain­cu par la fatigue…

***

La jour­née avait été par­ti­cu­liè­re­ment pénible. Levé, comme chaque jour, à 5 heures 1/​2 pour assu­rer la pre­mière messe, il n’a­vait pas encore eu une seule minute de détente. Après la messe et le déjeu­ner, pris debout, il avait fal­lu cou­rir à l’hô­pi­tal pour confes­ser les malades ; puis enter­re­ment à 9 heures, caté­chisme à l’é­cole des filles, visite des malades…

Le repas de midi pris “sur le pouce“ et ren­dez-vous avec l’élec­tri­cien dans la salle du patro­nage. Puis caté­chisme à l’é­cole libre et confes­sion des gar­çons jus­qu’à 4 heures. A 4 heures : réunion des pre­miers com­mu­niants de la paroisse. De 5 à 7 heures : pré­sence au confes­sion­nal. A 8 heures : cercle d’é­tudes et “patro“.

Et il était presque 11 heures lorsque Mon­sieur le Curé ren­tra au pres­by­tère, avec son bré­viaire à dire et son ser­mon à pré­pa­rer pour le lendemain…

« Vous vous tue­rez, gémit la vieille Cathe­rine, sa ser­vante, lors­qu’elle le vit ren­trer. Pre­nez au moins ce lait de poule que je vous ai préparé. »

Le prêtre englou­tit le conte­nu de son bol, sans même prendre le temps de dégus­ter, puis gagna rapi­de­ment sa chambre.

« Mer­ci, Cathe­rine. Vous êtes une bien bonne fille. Dieu vous le rendra. »

Mais la fatigue était plus forte que tout. Et Mon­sieur le Curé, la tête pen­chée sur son bureau, dans la douce cha­leur de la lampe élec­trique, venait de suc­com­ber au sommeil.

***

La pen­dule fai­sait tic-tac… tic-tac …, un chat miau­lait sur le toit voi­sin, au loin le sif­flet du der­nier train per­çait le silence de la nuit. La ville, la petite ville som­brait dans les ténèbres. Demain, avant le lever du jour, les trois cloches lan­ce­raient leur joyeux appel. Déjà, la sœur sacris­tine avait pré­pa­ré les beaux orne­ments blancs, ten­du la nappe de pure batiste, et pla­cé de gros chry­san­thèmes rouges entre les chan­de­liers du maître-autel…

De sa voix toni­truante, le chantre lan­ce­rait les pre­mières notes de l’In­troït : Gau­dea­mus omnes in Domi­no… Réjouis­sons-nous, c’est la fête de tous ceux qui peuplent le Para­dis, les connus mar­qués au calen­drier et les incon­nus dont, j’es­père, nous serons un jour…

Et Mon­sieur le Curé, en cette veille de fête, n’a pu ter­mi­ner ni Vêpres, ni Matines qu’il lui fau­dra reprendre tout à l’heure. Il dort au milieu des papiers épars sur la table, à côté de sa biblio­thèque mal ran­gée parce que tous les grands gar­çons viennent s’y ravi­tailler, près du divan sur lequel il ne repose que quelques heures chaque nuit.

***

Mais le papier jau­ni et usé qui tapisse les murs semble se colo­rer peu à peu. Il devient bleu, puis rose, puis blanc, d’un blanc lumi­neux, comme si c’é­tait un nuage vapo­reux. Il semble s’en­trou­vrir comme un rideau de gaze pour livrer pas­sage au pauvre occu­pant de ces lieux.

C’est du moins ce qu’en son voit Mon­sieur le Curé qui s’a­vance solen­nel­le­ment et processionnellement.

« Que me veulent-ils ? se demande le brave pas­teur. Où veulent-ils me conduire ? Non, je ne suis pas mort… et pour­tant, on dirait que c’est la route du Paradis… »

En moins de temps qu’il n’en faut aux ondes hert­ziennes pour aller d’un conti­nent à l’autre, en moins de temps que n’en met le rayon de lumière pour tra­ver­ser l’es­pace, notre bon curé, trans­por­té par son rêve fan­tai­siste, s’a­per­çoit qu’il arrive au Para­dis, à ce lieu de bon­heur dont tant de gens qui ne com­prennent rien à rien disent : « D’ac­cord, mais le plus tard possible ! »

« Je leur ai pour­tant dit et répé­té, depuis que je suis curé de -Pierre, mur­mure-t-il, qu’a­vec les Justes on y ren­con­trait les Anges, les Mar­tyrs, les Doc­teurs, les Apôtres, la Sainte Vierge, inon­dés de cette lumière éter­nelle à côté de laquelle les feux du soleil paraissent plus pâles que la flamme d’une méchante bougie. »

Il n’empêche que notre visi­teur est pas­sa­ble­ment ému, lui qui ne s’est pas même fait annon­cer par une mala­die ou un accident.

Saint Pierre est là, avec d’é­normes clés dans les mains. Il sou­rit dans sa barbe et fait signe d’en­trer au pas­teur timo­ré. Mais, avant de le faire péné­trer plus avant, il lui tient ce langage :

« C’est aujourd’­hui, au Para­dis, comme sur la terre, la fête de tous les saints, aus­si bien des plus grands que des plus petits et de ceux qu’on ne connaît pas. Si vous dési­rez en voir quelques-uns qui vous inté­ressent plus par­ti­cu­liè­re­ment, pre­nez cette fiche et écri­vez leur nom. »

Mon­sieur le Curé de Saint-Pierre aurait bien vou­lu voir la Très Sainte Vierge et saint Joseph, saint Fran­çois d’As­sise, saint Michel, saint Louis, saint Vincent de Paul et beau­coup d’autres. Mais l’ordre était for­mel : trois noms, pas un de plus.

Alors, il se dit, que d’une part, étant cer­tain que tous les saints cano­ni­sés par l’É­glise se trou­vaient au ciel, que, d’autre part, il les ren­con­tre­rait bien un jour, mieux valait s’as­su­rer si cer­tains parois­siens, dont il n’é­tait pas très sûr, s’y trouvaient.

Il com­men­ça par écrire le nom du père Étienne, un vieux sabo­tier qui habi­tait loin de la ville et ne met­tait pas sou­vent les pieds à l’é­glise ; il regar­da saint Pierre qui, de son doigt, feuille­tait le registre des Élus.

« Il est ici », fit saint Pierre.

« Com­ment ! » reprit le curé surpris.

Le paradis pour les enfants - St Pierre« Les ren­sei­gne­ments sont excel­lents, repar­tit saint Pierre. Vous l’a­vez conduit au cime­tière, il y a vingt ans. Et, en reve­nant, vous vous disiez : Pauvre père Étienne, je lui pré­dis des années et des années de Pur­ga­toire ! Mais ce que vous ne saviez pas, c’est que le père Étienne était un cœur géné­reux qui a mis en pra­tique la grande Loi de Notre Sei­gneur : Aimez votre pro­chain comme vous-même. Il a tout don­né, lui qui était pauvre, pour sou­la­ger les mal­heu­reux qui fai­saient appel à sa charité.

- Je ne le voyais pas sou­vent aux offices.

- Eh ! reprit saint Pierre, pour venir aux offices il avait trois kilo­mètres à faire et il était per­clus de dou­leurs. Mais il n’a jamais man­qué ses Pâques, et chaque jour il disait son cha­pe­let. Il est mort subi­te­ment, c’est vrai, mais si vous saviez le bel acte de contri­tion qu’il a réci­té lors­qu’il s’est vu s’en aller… »

Alors, Mon­sieur le Curé cherche en sa mémoire un autre nom. Tout de suite lui vient celui de sœur Élise, celle qui, pen­dant plus de cin­quante ans, s’est dévouée sans comp­ter aux malades de la paroisse.

« Sœur Élise ! Sœur Élise ! Elle est ici, bien enten­du, fait saint Pierre qui, confi­den­tiel­le­ment, ajoute : on pour­rait la cano­ni­ser parce que, sans que per­sonne le sache, elle fait des miracles : le petit Jacques qui a failli mou­rir cet hiver, le grand Louis qui a reçu un coup de pied de che­val et qui court main­te­nant, le vieil incroyant de père Durand dont vous n’a­vez jamais com­pris la conver­sion, tout cela c’est sur l’in­ter­ven­tion de sœur Élise que c’est arri­vé ; car, dis­pa­rue, elle n’a pas aban­don­né ceux aux­quels elle s’é­tait atta­chée de son vivant.

- Ah ! ça, c’est for­mi­dable ! fait Mon­sieur le Curé éba­hi. Si j’a­vais pu pen­ser ! Mais je vou­drais vous don­ner les noms de tous ceux que j’ai connus, et je ne le puis : il y en a trop. Alors, au lieu de vous en écrire un troi­sième, me per­met­tez-vous, à la place, de vous poser une question ?

- Volon­tiers », fait saint Pierre qui a devi­né et qui sou­rit dans sa barbe.

« Eh bien ! voi­là… Pou­vez-vous me dire s’il y a beau­coup de ces saints incon­nus qui ont vécu sur ma paroisse ?

- Ils sont innom­brables, reprend le gar­dien du Para­dis. Il me fau­drait des jours et des jours pour vous les énu­mé­rer tous. Depuis des siècles et des siècles que votre paroisse est paroisse, et même avant, des mil­liers et des mil­liers de justes sont entrés au Para­dis. Demain, dans votre ser­mon, vous pour­rez racon­ter votre rêve et dire à vos parois­siens qu’il n’y a pas un indi­vi­du qui ne compte, par­mi ses ancêtres, des cen­taines de saints jouis­sant de la grande gloire divine dans le repos éter­nel. D’autres, hélas ! sont allés en Enfer, mais c’est le petit nombre ! D’autres se puri­fient encore au Pur­ga­toire, mais un jour pro­chain ‑car pour nous le temps n’existe plus- ils chan­te­ront ici le Gau­dea­mus omnes in Domi­no. »

***

La pen­dule a lan­cé son petit coup sec de la demie. Mon­sieur le Curé se réveille en sur­saut. Est-ce pos­sible ? Onze heures et demie. Mais quel rêve en cette veille de Tous­saint ! Des mil­liers et des mil­liers de saints de sa paroisse, de par­tout, de tous les temps, de tous les âges et de tous les pays : des enfants, des papas, des mamans, des grands-parents, des riches et des pauvres, des puis­sants et des humbles, des chré­tiens et aus­si des igno­rants dont la bonne foi, la bonne volon­té, la droi­ture de vie ont été les plus sûrs pas­se­ports pour entrer au Paradis.

Et, tout à fait réveillé main­te­nant, satis­fait parce que saint Pierre lui a don­né le thème de son ser­mon, Mon­sieur le Curé, déga­gé de ce sou­ci, reprend son bré­viaire : Vide tur­bam magnam. C’est la pre­mière antienne des Vêpres :

J’ai vu une immense foule,
que per­sonne ne pou­vait compter,
de toutes nations,
debout devant le trône de Dieu.

Luc Mes­nil.

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