L’homme qui s’ennuyait

Auteur : Péguy, Charles | Ouvrage : Les saints de tous les jours .

Temps de lec­ture : 13 minutes

Il était une fois un homme, un homme qui s’en­nuyait, mais qui s’en­nuyait ! On ne pour­ra jamais dire com­bien s’en­nuyait cet homme-là. Sa vie était tel­le­ment grise, morose, mono­tone. Il s’en­nuyait tout le long de la jour­née. Mais cet homme qui s’en­nuyait tout le long de la jour­née, qui s’en­nuyait le matin, cet homme qui s’en­nuyait le soir, savait que pour sor­tir de son ennui il n’a­vait qu’à com­mettre un gros péché. Un gros péché, là. Pec­ca­tum enorme, ingens. Un gros péché qui le désen­nuie­rait une fois pour toutes. Un péché énorme. Une faute, une faute énorme, une trans­gres­sion abominable.

Et cette faute était ain­si faite que pour la com­mettre une fois pour toutes, cet homme n’a­vait qu’à écrire une lettre. Rien qu’une lettre. Une lettre de rien du tout. Prendre là une feuille de papier, la mettre sur son bureau, bien devant soi, trem­per la plume dans l’encre, écrire. Et ça y était. Ça lui aurait don­né de l’oc­cu­pa­tion pour toute sa vie. Plu­sieurs fois il avait dit : Non, c’est trop bête, je m’en­nuie trop, mais il s’é­tait tou­jours arrê­té à temps.

Saint Louis - 25 août
Saint Louis

Or, un jour que la vie de ce pauvre homme était encore plus grise, plus terne qu’à l’or­di­naire, il n’y tint plus du tout : Allons, dit-il, et il prit une feuille de papier à lettre. Mais il faut que je vous apprenne que cet homme qui s’en­nuyait avait une manie. Une manie quand il écri­vait. Il ne pou­vait regar­der la date sans regar­der en même temps le saint du jour. Allons, dit-il, et il décro­cha le calen­drier, same­di 21, dimanche 22, lun­di 23, mar­di 24, mer­cre­di 25… Saint Louis !

Saint Louis ! Ça n’al­lait pas tout seul. Saint Louis. Il se mâchon­nait la mous­tache. Non, vrai­ment, jamais il n’au­rait le cou­rage de com­mettre un aus­si gros péché que le sien le jour de saint Louis. Ça n’é­tait pas pos­sible. Il ne fal­lait pas même y son­ger. Pen­sez donc ! Saint Louis et tout ce que ça repré­sen­tait. Blanche de Cas­tille. Saint Louis ren­dant la jus­tice. Saint Louis et les Croi­sades. Saint Louis à Car­thage et cette épée et ce sceptre et ce lit de cendre. Saint Louis, roi de France, modèle et exem­plaire et patron des rois de France. Toute cette ancienne France. Pro­tec­teur de la France et des Fran­çais. De tous les Fran­çais. Avec son beau vête­ment bleu à fleurs de lys, la main de la jus­tice à la main comme dans le tableau du père Lau­rens. Pas moyen de pas­ser outre. Jamais saint Louis ne lais­se­rait com­mettre une chose pareille.

Vous voyez la finesse. La seule idée, la seule repré­sen­ta­tion de saint Louis suf­fit à l’ar­rê­ter ins­tan­ta­né­ment. Parce que les saints fran­çais et saint Louis en par­ti­cu­lier sont des saints qui enfoncent les autres saints. Saint Louis ! Mais ça ne pou­vait pas durer tou­jours comme ça. Il remit le calen­drier des postes à sa place en se disant que ça ne serait que par­tie remise. Il était déci­dé. Plus ça allait, plus il s’en­nuyait. La pluie, le vent, le soleil, les gens qu’il ren­con­trait, sa femme, ses amis, le jour, le soir, ce qu’il fai­sait, ce qu’il ne fai­sait pas. Tout l’en­nuyait. Le len­de­main il rou­vrit sa boîte à papier à lettres, éten­dit soi­gneu­se­ment sur la table la feuille de papier, trem­pa sa plume dans l’encre : Ah ! la date. Mer­cre­di, jeu­di 26. Saint Zéphy­rin. Ah ! Saint Zéphy­rin. Bien. Bien. Et il se mit à écrire.

Les saints nous protègent
Saint Zéphy­rin

Mais voi­là tout à coup un petit bon­homme qui lui saute sous le nez, en coup de vent, vous savez, en grec, le zéphyr quel vent ter­rible c’est, un petit bon­homme tout en colère, tout rouge de colère qui lui dit : « Alors c’est comme ça ? Hier tu n’as pas osé com­mettre ton gros péché parce que c’é­tait saint Louis et aujourd’­hui tu t’ap­prêtes à le com­mettre parce que c’est saint Zéphy­rin. C’est du propre ! C’est du joli ! Tu n’as pas osé. Tu vou­lais bien, mais tu n’as pas pu. Et aujourd’­hui. Tu n’as pas vou­lu te mesu­rer avec saint Louis parce que saint Louis c’est un roi, le plus grand de tous les rois. Et aujourd’­hui parce que c’est moi, le petit bout de saint de rien du tout. Qu’est-ce que cela que saint Zéphy­rin ? On peut tout se per­mettre avec lui. Parce que ça n’est que moi tu vas te pré­ci­pi­ter en enfer. Et tu te figures que ça va se pas­ser comme ça, tout tran­quille­ment ? Saint Zéphy­rin. Jamais de la vie ! Bref il lui en dit tant que le papier fut ren­tré dans la boîte. Mais l’homme était de plus en plus déci­dé à écrire sa lettre.

Les saints Côme et Damien - Histoire avec morale chrétienne
Saints Côme et Damien

Il s’en­tê­ta. Le len­de­main, il rou­vrit sa boîte et ce fut encore la même ren­gaine. Papier. Encre. Plume. Date. Calen­drier. Ah ! saint Damien. Saint Damien, ça ne lui disait rien du tout. Il regar­da bien un peu autour de lui, comme ça tout autour, dans les coins, en bais­sant la tête, deux ou trois fois, tout autour de lui, mais il ne vit rien et trem­pa sa plume dans l’encre. Boum ! Pata­tras ! Voi­là saint Damien qui appa­raît. Et il n’é­tait pas seul. Il avait son frère avec lui, saint Côme. À deux on est plus fort. Deux grands saints, mais cet homme ne savait pas. Ils por­taient avec eux les ins­tru­ments de leur sup­plice : « C’est donc réso­lu ? pro­non­ça tris­te­ment saint Damien. Avant-hier, tu as pour­tant recu­lé devant saint Zéphy­rin. Aujourd’­hui que c’est moi tu veux me fait cet affront. Qu’est-ce qu’on dira de moi dans le Para­dis ? Qu’est-ce que dira saint Pierre ? Je l’en­tends d’i­ci : Pour aujourd’­hui que tu es de garde, ah ! tu as bien tra­vaillé. Cet imbé­cile, avec son gros péché, tu l’as lais­sé faire. On peut te confier la sur­veillance du monde pen­dant la nuit et une jour­née, tu t’en acquittes bien. Ce n’est rien de le dire. Avec ça que j’ai tant de veine dans le Para­dis : tout le monde me prend pour Damiens le régi­cide. Louis XV. Qui a été écar­te­lé, qu’il a fal­lu lui cou­per les der­niers ten­dons avec un canif. Tout le monde me demande, les nou­veaux venus bien sûr, par quel hasard. C’est déjà bien gênant. J’ai beau dire que mon nom ne prend pas d’s à la fin, rien n’y fait. Oui, c’est agréable, tu peux le dire. Tous les jeunes saints, ça ne rate pas. C’est cou­ru… C’est obli­gé. Tous ils me demandent com­ment, avec mon régi­cide. Si tu crois que c’est drôle des inter­ro­ga­toires dans ce goût-là. Et je te répète, ça ne rate jamais : c’est leur pre­mière ques­tion. J’ai beau por­ter sur moi les preuves de mon mar­tyre, ils s’y trompent tou­jours. Je sais bien, il me reste les vieux saints, les habi­tués, qui savent, qui n’ont pas besoin qu’on leur explique. Au fond, je suis connu depuis si long­temps. Je suis un des pre­miers. Oui, mais qu’est-ce qui me res­te­ra, si tu vas comme ça abî­mer ma répu­ta­tion ? Ce coup-là, je ne pour­rai plus sor­tir dans le para­dis. Tu vas me rendre la vie impos­sible. Je devien­drai le saint du gros péché, vous savez le saint qui, le saint que, ça n’en fini­ra pas. Et tout ça par ta faute, et bien par ta faute. Allons, mon vieux, un bon mou­ve­ment. On ne regarde jamais trop long­temps avant de faire une bêtise et ferme-moi ta boîte et prie un peu ton saint patron, mon col­lègue, qu’il te garde du mal. Tu en as besoin. »

Saint Charlemagne et Saint Georges - empereur et soldat
Saint Char­le­magne

Il en fut ain­si tous les jours. L’homme qui s’en­nuyait s’obs­ti­nait, mais les saints s’obs­ti­naient aus­si. Les uns le pre­naient par la dou­ceur : « Non, vrai, moi, un tout petit saint de rien du tout, qui n’ai même pas la force de me défendre, tu ne veux pas me faire ça, non, tu ne veux pas, allons, dis-moi que tu ne veux pas ! » Et il se lais­sait api­toyer. D’autres, les doc­teurs, les théo­lo­giens, les savants, sco­las­tiques et néo-sco­las­tiques, rai­son­naient son cas en bar­ba­ra et en bara­lip­ton et lui prou­vaient qu’il avait tort de se lan­cer dans une pareille aven­ture. Et il se lais­sait convaincre. D’autres le tan­çaient ver­te­ment, les sol­dats, saint Georges, saint Char­le­magne. Il n’en menait pas large le jour où le roi de France, sui­vi de deux de ses leudes, comme sur sa sta­tue, place du par­vis de Notre-Dame, enva­hit sa chambre, mit tout sens des­sus des­sous et par­tit en empor­tant sa boîte, sa plume et son encre. Il res­ta bien deux jours sans oser ris­quer l’é­preuve, tel­le­ment ce mili­taire l’a­vait intimidé.

Et sainte Hélène ! Comme saint Damien : « Avec ça que je suis bien par­ta­gée, moi la mère du grand Constan­tin, moi qui ai retrou­vé la sainte Croix. Tout le monde me prend pour cette gour­gan­dine, qui mit aux prises l’Eu­rope et l’A­sie et fit cou­ler tant de sang. C’est à cela qu’on pense quand on appelle une fille Hélène. » Et saint Alexandre. Vous voyez ça d’i­ci, hein ? Les grands conqué­rants. Et saint Satyre ! C’est encore pis.

Tous ils avaient beau faire, notre homme s’en­nuyait tou­jours et vou­lait tou­jours sau­ter le pas. À force de regar­der son calen­drier, il eut une idée. Il se dit : ah ! il y a bien tout de même un jour où je n’au­rai rien à craindre, un jour où il n’y a pas de saints, c’est le jour du 14 juillet. Ah ! bien ! oui ! Qu’est-ce qui lui appa­raît ? Sainte Marianne, qui lui fait l’é­loge de la Répu­blique, qui lui dit tout le mal qu’elle a à main­te­nir les répu­bli­cains dans la bonne voie, et que ça n’est pas com­mode, et que c’est de plus en plus dif­fi­cile, et qu’elle est déjà bien assez occu­pée et que si tout le monde s’en mêle ce sera à don­ner sa démission.

Saints patrons des villes et villages, des métiers.Il était donc rebu­té par tous les bouts, mais il s’en­tê­tait quand même. L’i­dée lui vint un jour que pour com­mettre son gros péché il ferait bien de quit­ter Paris, qu’à la cam­pagne il pas­se­rait plus faci­le­ment inaper­çu. Dans les champs, dans les bois, dans les auberges, le long des routes, ni vu ni connu. Ce fut bien une autre affaire ! Cette fois ça n’é­tait plus le saint du jour qui lui fai­sait des misères, c’é­taient les patrons des paroisses, qui l’at­ten­daient à l’en­trée de leur domaine, d’un air com­pa­tis­sant ou cour­rou­cé, qui le signa­laient de vil­lage en vil­lage, de clo­cher en clo­cher. Des saints hir­sutes et boca­gés qui n’é­taient pas, ceux-là, dans le calen­drier. Des saints pay­sans, pro­tec­teurs des bûche­rons et des nids, des saints qui veillent aux bour­geons et à la gelée, à la pluie, à l’o­rage, qui regardent fleu­rir la vigne et gros­sir les épis. Les uns après les autres il les ren­con­trait au car­re­four des routes ou à l’en­trée des églises, sous un gros arbre encore, le panier au bras, mâchon­nant un brin d’herbe, la faux, la bêche ou la pioche sur l’é­paule, des saints, ouvriers, tâche­rons, menui­siers, comme saint Joseph, avec le rabot ou la var­lope, qui ne lui envoyaient pas dire ce qu’ils pen­saient de son affaire. Ils étaient solides au poste, ayant eu jadis, pour s’ins­tal­ler dans leur paroisse, à la puri­fier de quelque ver­mine de Satan enfon­cée quelque part au creux d’un rocher ou dans la vase d’une fon­taine d’où elle cra­chait du feu ou chan­tait des sor­ti­lèges. Des saints gaillards qui veillaient pour de bon sur leurs ouailles, les connais­sant bien de père en fils et qui ne vou­laient pas qu’on vînt les leur gâter. Des saints grands sei­gneurs, éva­dés du monde, et contents de suf­fire au bon­heur des ber­gers. Des braves gens de saints qui, leur jour­née finie, détes­taient le tra­cas et les déran­ge­ments : « Un si joli petit endroit, et si conve­nable. Où tout le monde est si gen­til, si hon­nête. Plus de qua­rante ans qu’il ne s’y est rien fait de grave. Et te voi­là toi, qui veux chan­ger tout cela. » Et mon homme se voyait pres­te­ment recon­duit à la frontière.

Tant et si bien qu’il ne put com­mettre son gros péché. La socié­té de tant de saints lui fut pro­fi­table à ce point qu’il ne s’en­nuya plus et ne son­gea même plus à le commettre.

Tout ce que j’ai dit là c’est pour vous faire voir que, de même qu’il n’y a pas un lieu sur la terre qui ne soit le lieu d’un recou­pe­ment d’une lon­gi­tude et d’une lati­tude, de même il n’y a pas dans la vie d’un chré­tien un seul endroit de l’es­pace et une seule minute du temps où il ne soit pas l’ob­jet, de la part des saints, d’une pro­tec­tion spéciale.

Charles Péguy.

Les saints de tous les jours de février, 1955.

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Source : http://www.biblisem.net/narratio/peguhomm.htm

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