Première Partie
31 Octobre
I
DU balcon du deuxième étage les enfants regardaient dans la rue.
Le mouvement y régnait déjà malgré l’heure matinale.
Les enfants fixaient avidement le grand camion arrêté devant la maison.
C’était un camion de déménagement avec une porte à l’arrière.
Des hommes en blouse bleue débouchaient sans cesse de la porte cochère avec des meubles qu’ils transportaient, à deux ou à quatre, sur leurs épaules, pour les placer dans le camion.
Ainsi disparaissait tout ce que les enfants connaissaient si bien.
Jusqu’ici ils avaient toujours vu les meubles comme soudés à leur place.
Il n’en était plus ainsi.
Le buffet, détaché du mur, était transporté comme un blessé ou un mort.
Le piano à queue qui le suivait était enfoncé avec effort dans les profondeurs du camion.
Les chaises avaient des ailes.
Chaque objet enfin changeait aujourd’hui d’aspect, à la lumière du jour, dans la rue.
N’étaient-ils pas destinés à un éclairage estompé, derrière les rideaux ?
Ils paraissaient maintenant désemparés, livrés au jeu du destin…
Au balcon l’aîné des garçons, Bernard, trouvait que la place de François était la meilleure, tandis que celui-ci soutenait le contraire.
En bas, dans la rue, se poursuivait le déménagement de leur maison, de la maison qui les avait vus naître et grandir.
C’était un jour ensoleillé et doux, vigile de la Toussaint.
— Les choses s’arrangent ainsi, — disait maman la veille, alors que les meubles étaient encore à leurs places, sur les parquets dépouillés des tapis, que les fenêtres étaient déjà sans rideaux et que les murs s’étalaient tristement avec des taches claires à l’emplacement des tableaux, — le déménagement tombe justement pendant la vigile de la Toussaint ; confions donc notre nouvelle demeure à l’intercession de tous les Saints.
Le déménagement avait l’air d’un voyage ; on ne changeait cependant pas de quartier.
Jeanne, à qui maman avait montré déjà la nouvelle habitation, était obligée d’en refaire à plusieurs reprises la description. Les garçons la tourmentaient de leurs questions.
— Toute la maison sera donc à nous ! s’écriaient-ils avec joie.
Et puis de nouveau :
— Comment est-ce ? Comment est-ce ? dis, Jeanne !
— De la rue, — répondait-elle, — la maison ressemble à toutes les autres, mais, en entrant par la porte cochère, dans la cour, on aperçoit tout au fond à l’écart, un peu sur la droite, notre villa avec ses deux étages et un petit jardin qui l’entoure.
La cadette, très calme, demanda :
— Y a‑t-il des pommes de terre dans l’enclos ?
Rien n’était capable de changer son humeur impassible et son bon appétit.
Elle regardait de son air tranquille charger les meubles, fermer le camion et démarrer le lourd véhicule tiré par quatre chevaux.
II
APRÈS le départ du camion, les enfants se mirent à courir à travers les pièces vides et pleines d’échos.
Maman avait les yeux rougis.
Jeanne aida Josée à mettre son manteau et jeta furtivement un regard vers sa mère.
Lorsque tous furent prêts, papa apparut dans le vestibule, conversant avec le gérant.
Tout en parlant, il décrocha de son trousseau la clef d’entrée, la retint un moment dans sa main, puis la remit au gérant.
Jeanne voyait sa famille aujourd’hui tout à fait différente dans cet appartement dépouillé.
Les paupières rougies de maman l’avaient surprise.
Jeanne était l’aînée ; elle avait douze ans.
Au moment de quitter l’appartement, elle rappela à sa mère la petite plante oubliée à la cuisine. Maman traversa vivement les pièces où ses pas retentirent.
Elle revint avec la plante dans un petit pot qu’elle remit à Jeanne.
Ils descendirent tous l’escalier, en laissant la porte grande ouverte, ce qui amusa les enfants…
— Les portes restent ouvertes !
Ils descendaient comme s’ils ne possédaient rien d’autre que cette plante tenue soigneusement par Jeanne.
Ils franchirent la porte cochère couverte de débris de paille et, à pied, en se promenant, ils se dirigèrent vers la nouvelle demeure. Le soleil d’automne chauffait encore.
Ils tournèrent sur le boulevard où les feuilles sèches craquaient sous les pas.
Maman donnait le bras à papa ; les enfants trottaient devant eux.
Jeanne tenait Josée par la main et la tirait un peu, car la petite s’attardait à ramasser les marrons tombés en abondance partout…
III
LES garçons remarquèrent tout de suite que les choses se présentaient tout autrement que dans le récit de Jeanne ; néanmoins c’était beau, plein de charme.
La maison se trouvait bien au fond de la cour, à l’écart, séparée par une grille comme un petit domaine.
Dans le jardin il ne poussait pas de pommes de terre, mais des dahlias rougissaient et des chrysanthèmes blanchissaient.
Il n’y avait pas de balcon sur la rue ; on était au contraire loin de la rue, comme à la campagne.
Dans l’intérieur de la maison un escalier descendait à la cuisine et montait à l’étage.
Les garçons glissèrent le long de la rampe de l’escalier.
On montait et on installait les meubles, des étrangers circulaient à travers les pièces, où la paille était étalée sur le parquet. On sentait l’odeur de la couleur fraîche. Les fenêtres étaient ouvertes. Josée pleurait. Mademoiselle Madeleine et la cuisinière surveillaient tout en s’agitant et en s’exclamant. Maman déplorait que les aînés fussent à la maison, à cause des vacances.
— Ils dérangent à chaque pas !
C’était vrai ; on devait sans cesse les gronder. Mais il leur fallait bien inspecter toute la maison.
Chacun était d’un avis différent.
— Où placer le piano à queue ?
— Peut-être ici, peut-être là…
C’était bien plus amusant dans les chambres lorsqu’il n’y avait pas de meubles. On entendait l’écho comme dans un bois, on pouvait glisser librement. Les garçons étaient enchantés de leur nouvelle demeure ; peu à peu chacun avait trouvé une occupation.
On déballait les caisses, on mettait tout en place, on entendait sonner les voix, et par la fenêtre on voyait le jardin, où la benjamine Josée jouait, vêtue de son manteau et coiffée de son béret, à cause de l’air un peu frais malgré le soleil. Thérèse l’aidait dans son jeu, surveillant sa petite sœur, mais en réalité s’amusant de son mieux. Thérèse faisait le médecin et Josée la malade :
— Les jambes me font mal, — dit Josée, qui avance ses petits pieds chaussés de sandales.
— J’ai mal au pied ; voulez-vous me guérir, docteur ?
— À l’instant. Il faut que j’apporte le médicament.
— Ne l’avez-vous pas sur vous ?
Dans la voix de la patiente, on sentait le mépris.
— Non, je ne l’ai pas, mais j’irai le chercher à la pharmacie, au Ciel.
Tous les Saints vendent aujourd’hui les médicaments ; ils se tiennent dans leur pharmacie et préparent les ordonnances, qu’ils envoient sur terre aux docteurs.
— C’est bien ! — s’exclama Josée.
Elle ne se plaignit plus de maux de pieds, et sauta de joie.
— Je vais avec vous, docteur.
— Parfaitement, pourquoi pas ? répondit le docteur.
— Mais le docteur n’a pas de moustaches, reprit Josée, il a oublié ses moustaches.
— Voilà le brin d’herbe qui fera l’affaire, —et Thérèse mit une herbe d’une oreille à l’autre, au-dessus des lèvres.
— Nous voilà toutes préparées pour le voyage.
Elles s’assirent sur un banc, crurent le voir bouger, voler, s’élever.
— Tout à l’heure nous arriverons à la pharmacie, dit le docteur magnanime. On achètera aux Saints le médicament.
— Les Saints ne ferment-ils jamais leur boutique ?
— Jamais, répondit Thérèse avec gravité.
Et ainsi voyageaient les sœurettes vers le Ciel.
IV
PERSONNE n’avait aujourd’hui le temps de s’occuper de Jeanne, qui, poussant la grille, s’avança dans la cour petite mais très proprette.
La concierge, armée d’un long balai à manche sortait de sa loge. Dès les premières paroles il fut facile de constater que c’était une personne très aimable.
— C’est vous, Mademoiselle Jeanne ? dit-elle. Vous plaisez-vous dans la nouvelle maison ?
La concierge aurait continué certainement la conversation si une locataire qui descendait l’escalier ne s’était arrêtée devant la loge.
La petite causette habituelle.
— Bonjour, Madame, comment cela va-t-il aujourd’hui ?
— Et vous même ?
— Il fait encore bien beau…
— Et le petit Lebrun ? Vous n’avez pas de nouvelles ?
— Il est de plus en plus malade, le pauvre…
— Croyez-vous ?
— Voyons, le petit est perdu…
— Quel malheur, mon Dieu !
Jeanne voyait les deux dames de près.
Elles n’étaient pas attristées, ni gaies non plus. Elles se tenaient dans le doux soleil en échangeant leurs paroles.
Jeanne partit au galop vers ses sœurettes.
V
CES paroles « le petit est perdu » poursuivaient Jeanne, ne la lâchaient pas.
— Comment est-il, ce petit ? — pensait-elle. Peut-être est-ce un bébé ? Peut-être a‑t-il l’âge de Bernard ou de François ?
— Qu’est-ce que cela veut dire, « perdu » ?
Une maison où habite un perdu !
Maman dit qu’il faut toujours conserver l’espérance.
Pourtant ces femmes n’avaient plus d’espoir. Elles disaient « perdu » comme si elles descendaient quelqu’un dans un trou noir.
Jeanne tourna autour de sa mère, cherchant à lui glisser un mot.
— Qu’en penserait-elle ?
— Comment sauver ce perdu ? Comment le trouver ?
Pendant ce temps la maison changeait d’aspect, touchée par une baguette de fée. Restaurée et apprêtée pour recevoir les nouveaux hôtes, elle se transformait de maison vide en maison habitée.
Il était à peine dix heures du matin et bien que les enfants rôdassent à travers la maison rencontrant toujours de nouvelles portes, on y habitait déjà : c’était leur maison, leur nouvelle demeure.
Jeanne comprit qu’elle ne pourrait avoir de conversation avec maman tant qu’elle n’aurait pas payé les uns et donné des ordres aux autres.
Elle se mit à l’aider comme elle put, toujours avec le sentiment que quelqu’un l’appelait, quelqu’un qui était perdu.
Soyez le premier à commenter