« le petit est perdu »

Auteur : Markowa, Eugenia | Ouvrage : Toussaint .

Temps de lec­ture : 10 minutes

Première Partie

I

DU bal­con du deuxième étage les enfants regar­daient dans la rue. 

Le mou­ve­ment y régnait déjà mal­gré l’heure matinale. 

Les enfants fixaient avi­de­ment le grand camion arrê­té devant la maison. 

C’é­tait un camion de démé­na­ge­ment avec une porte à l’arrière. 

Des hommes en blouse bleue débou­chaient sans cesse de la porte cochère avec des meubles qu’ils trans­por­taient, à deux ou à quatre, sur leurs épaules, pour les pla­cer dans le camion.

Ain­si dis­pa­rais­sait tout ce que les enfants connais­saient si bien. 

Jus­qu’i­ci ils avaient tou­jours vu les meubles comme sou­dés à leur place. 

Il n’en était plus ainsi. 

Le buf­fet, déta­ché du mur, était trans­por­té comme un bles­sé ou un mort. 

Le pia­no à queue qui le sui­vait était enfon­cé avec effort dans les pro­fon­deurs du camion. 

Les chaises avaient des ailes. 

Chaque objet enfin chan­geait aujourd’­hui d’as­pect, à la lumière du jour, dans la rue. 

N’é­taient-ils pas des­ti­nés à un éclai­rage estom­pé, der­rière les rideaux ? 

Ils parais­saient main­te­nant désem­pa­rés, livrés au jeu du destin… 

Au bal­con l’aî­né des gar­çons, Ber­nard, trou­vait que la place de Fran­çois était la meilleure, tan­dis que celui-ci sou­te­nait le contraire. 

En bas, dans la rue, se pour­sui­vait le démé­na­ge­ment de leur mai­son, de la mai­son qui les avait vus naître et grandir.

Les enfants suivent le déménagement de leur maison

C’é­tait un jour enso­leillé et doux, vigile de la .

— Les choses s’ar­rangent ain­si, — disait maman la veille, alors que les meubles étaient encore à leurs places, sur les par­quets dépouillés des tapis, que les fenêtres étaient déjà sans rideaux et que les murs s’é­ta­laient tris­te­ment avec des taches claires à l’emplacement des tableaux, — le démé­na­ge­ment tombe jus­te­ment pen­dant la vigile de la Tous­saint ; confions donc notre nou­velle demeure à l’in­ter­ces­sion de tous les Saints. 

Le démé­na­ge­ment avait l’air d’un voyage ; on ne chan­geait cepen­dant pas de quartier. 

Jeanne, à qui maman avait mon­tré déjà la nou­velle habi­ta­tion, était obli­gée d’en refaire à plu­sieurs reprises la des­crip­tion. Les gar­çons la tour­men­taient de leurs questions. 

— Toute la mai­son sera donc à nous ! s’é­criaient-ils avec joie. 

Et puis de nouveau :

— Com­ment est-ce ? Com­ment est-ce ? dis, Jeanne ! 

— De la rue, — répon­dait-elle, — la mai­son res­semble à toutes les autres, mais, en entrant par la porte cochère, dans la cour, on aper­çoit tout au fond à l’é­cart, un peu sur la droite, notre vil­la avec ses deux étages et un petit jar­din qui l’entoure. 

La cadette, très calme, demanda : 

— Y a‑t-il des pommes de terre dans l’enclos ? 

Rien n’é­tait capable de chan­ger son humeur impas­sible et son bon appétit. 

Elle regar­dait de son air tran­quille char­ger les meubles, fer­mer le camion et démar­rer le lourd véhi­cule tiré par quatre chevaux.

II

APRÈS le départ du camion, les enfants se mirent à cou­rir à tra­vers les pièces vides et pleines d’échos. 

Maman avait les yeux rougis. 

Jeanne aida Josée à mettre son man­teau et jeta fur­ti­ve­ment un regard vers sa mère. 

Lorsque tous furent prêts, papa appa­rut dans le ves­ti­bule, conver­sant avec le gérant. 

Tout en par­lant, il décro­cha de son trous­seau la clef d’en­trée, la retint un moment dans sa main, puis la remit au gérant. 

Jeanne voyait sa famille aujourd’­hui tout à fait dif­fé­rente dans cet appar­te­ment dépouillé.

Les pau­pières rou­gies de maman l’a­vaient surprise. 

Jeanne était l’aî­née ; elle avait douze ans. 

Au moment de quit­ter l’ap­par­te­ment, elle rap­pe­la à sa mère la petite plante oubliée à la cui­sine. Maman tra­ver­sa vive­ment les pièces où ses pas retentirent. 

Elle revint avec la plante dans un petit pot qu’elle remit à Jeanne. 

Ils des­cen­dirent tous l’es­ca­lier, en lais­sant la porte grande ouverte, ce qui amu­sa les enfants… 

— Les portes res­tent ouvertes ! 

Ils des­cen­daient comme s’ils ne pos­sé­daient rien d’autre que cette plante tenue soi­gneu­se­ment par Jeanne. 

Ils fran­chirent la porte cochère cou­verte de débris de paille et, à pied, en se pro­me­nant, ils se diri­gèrent vers la nou­velle demeure. Le soleil d’au­tomne chauf­fait encore. 

Ils tour­nèrent sur le bou­le­vard où les feuilles sèches cra­quaient sous les pas.

Maman don­nait le bras à papa ; les enfants trot­taient devant eux. 

Jeanne tenait Josée par la main et la tirait un peu, car la petite s’at­tar­dait à ramas­ser les mar­rons tom­bés en abon­dance partout…

III

LES gar­çons remar­quèrent tout de suite que les choses se pré­sen­taient tout autre­ment que dans le récit de Jeanne ; néan­moins c’é­tait beau, plein de charme.

La mai­son se trou­vait bien au fond de la cour, à l’é­cart, sépa­rée par une grille comme un petit domaine. 

Dans le jar­din il ne pous­sait pas de pommes de terre, mais des dah­lias rou­gis­saient et des chry­san­thèmes blanchissaient. 

Il n’y avait pas de bal­con sur la rue ; on était au contraire loin de la rue, comme à la campagne. 

Dans l’in­té­rieur de la mai­son un esca­lier des­cen­dait à la cui­sine et mon­tait à l’étage. 

Les gar­çons glis­sèrent le long de la rampe de l’escalier. 

On mon­tait et on ins­tal­lait les meubles, des étran­gers cir­cu­laient à tra­vers les pièces, où la paille était éta­lée sur le par­quet. On sen­tait l’o­deur de la cou­leur fraîche. Les fenêtres étaient ouvertes. Josée pleu­rait. Made­moi­selle Made­leine et la cui­si­nière sur­veillaient tout en s’a­gi­tant et en s’ex­cla­mant. Maman déplo­rait que les aînés fussent à la mai­son, à cause des vacances. 

— Ils dérangent à chaque pas !

C’é­tait vrai ; on devait sans cesse les gron­der. Mais il leur fal­lait bien ins­pec­ter toute la maison. 

Cha­cun était d’un avis différent. 

— Où pla­cer le pia­no à queue ? 

— Peut-être ici, peut-être là… 

C’é­tait bien plus amu­sant dans les chambres lors­qu’il n’y avait pas de meubles. On enten­dait l’é­cho comme dans un bois, on pou­vait glis­ser libre­ment. Les gar­çons étaient enchan­tés de leur nou­velle demeure ; peu à peu cha­cun avait trou­vé une occupation. 

On débal­lait les caisses, on met­tait tout en place, on enten­dait son­ner les voix, et par la fenêtre on voyait le jar­din, où la ben­ja­mine Josée jouait, vêtue de son man­teau et coif­fée de son béret, à cause de l’air un peu frais mal­gré le soleil. Thé­rèse l’ai­dait dans son jeu, sur­veillant sa petite sœur, mais en réa­li­té s’a­mu­sant de son mieux. Thé­rèse fai­sait le méde­cin et Josée la  :

— Les jambes me font mal, — dit Josée, qui avance ses petits pieds chaus­sés de sandales. 

— J’ai mal au pied ; vou­lez-vous me gué­rir, docteur ? 

— À l’ins­tant. Il faut que j’ap­porte le médicament. 

— Ne l’a­vez-vous pas sur vous ? 

Dans la voix de la patiente, on sen­tait le mépris. 

— Non, je ne l’ai pas, mais j’i­rai le cher­cher à la phar­ma­cie, au Ciel. 

Tous les Saints vendent aujourd’­hui les médi­ca­ments ; ils se tiennent dans leur phar­ma­cie et pré­parent les ordon­nances, qu’ils envoient sur terre aux docteurs.

— C’est bien ! — s’ex­cla­ma Josée. 

Elle ne se plai­gnit plus de maux de pieds, et sau­ta de joie. 

— Je vais avec vous, docteur. 

— Par­fai­te­ment, pour­quoi pas ? répon­dit le docteur. 

— Mais le doc­teur n’a pas de mous­taches, reprit Josée, il a oublié ses moustaches. 

— Voi­là le brin d’herbe qui fera l’af­faire, —et Thé­rèse mit une herbe d’une oreille à l’autre, au-des­sus des lèvres.

— Nous voi­là toutes pré­pa­rées pour le voyage. 

Elles s’as­sirent sur un banc, crurent le voir bou­ger, voler, s’élever. 

— Tout à l’heure nous arri­ve­rons à la phar­ma­cie, dit le doc­teur magna­nime. On achè­te­ra aux Saints le médicament. 

— Les Saints ne ferment-ils jamais leur boutique ? 

— Jamais, répon­dit Thé­rèse avec gravité. 

Et ain­si voya­geaient les sœu­rettes vers le Ciel.

IV

PERSONNE n’a­vait aujourd’­hui le temps de s’oc­cu­per de Jeanne, qui, pous­sant la grille, s’a­van­ça dans la cour petite mais très proprette. 

La concierge, armée d’un long balai à manche sor­tait de sa loge. Dès les pre­mières paroles il fut facile de consta­ter que c’é­tait une per­sonne très aimable. 

— C’est vous, Made­moi­selle Jeanne ? dit-elle. Vous plai­sez-vous dans la nou­velle maison ? 

La concierge aurait conti­nué cer­tai­ne­ment la conver­sa­tion si une loca­taire qui des­cen­dait l’es­ca­lier ne s’é­tait arrê­tée devant la loge.

La petite cau­sette habituelle. 

— Bon­jour, Madame, com­ment cela va-t-il aujourd’hui ?

— Et vous même ? 

— Il fait encore bien beau…

— Et le petit Lebrun ? Vous n’a­vez pas de nouvelles ? 

— Il est de plus en plus malade, le pauvre… 

— Croyez-vous ?

— Voyons, le petit est perdu… 

— Quel mal­heur, mon Dieu ! 

Jeanne voyait les deux dames de près. 

Elles n’é­taient pas attris­tées, ni gaies non plus. Elles se tenaient dans le doux soleil en échan­geant leurs paroles. 

Jeanne par­tit au galop vers ses sœurettes.

V

CES paroles « le petit est per­du » pour­sui­vaient Jeanne, ne la lâchaient pas. 

— Com­ment est-il, ce petit ? — pen­sait-elle. Peut-être est-ce un bébé ? Peut-être a‑t-il l’âge de Ber­nard ou de François ? 

— Qu’est-ce que cela veut dire, « perdu » ? 

Une mai­son où habite un perdu ! 

Maman dit qu’il faut tou­jours conser­ver l’espérance. 

Pour­tant ces femmes n’a­vaient plus d’es­poir. Elles disaient « per­du » comme si elles des­cen­daient quel­qu’un dans un trou noir.

Jeanne tour­na autour de sa mère, cher­chant à lui glis­ser un mot. 

— Qu’en penserait-elle ? 

— Com­ment sau­ver ce per­du ? Com­ment le trouver ?

Pen­dant ce temps la mai­son chan­geait d’as­pect, tou­chée par une baguette de fée. Res­tau­rée et apprê­tée pour rece­voir les nou­veaux hôtes, elle se trans­for­mait de mai­son vide en mai­son habitée. 

Il était à peine dix heures du matin et bien que les enfants rôdassent à tra­vers la mai­son ren­con­trant tou­jours de nou­velles portes, on y habi­tait déjà : c’é­tait leur mai­son, leur nou­velle demeure. 

Jeanne com­prit qu’elle ne pour­rait avoir de conver­sa­tion avec maman tant qu’elle n’au­rait pas payé les uns et don­né des ordres aux autres. 

Elle se mit à l’ai­der comme elle put, tou­jours avec le sen­ti­ment que quel­qu’un l’ap­pe­lait, quel­qu’un qui était perdu.


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