Mariette

Auteur : LeMay, Léon Pamphile | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 19 minutes

Conte de Noël

Il fai­sait froid. La neige des che­mins criait sous l’acier des traî­neaux. Les prés et les col­lines res­plen­dis­saient dans leurs blanches dra­pe­ries, et les sapins sombres, char­gés de brillants flo­cons, incli­naient vers le sol leurs rameaux pesants.

C’était la veille de Noël. La terre allait tres­saillir et les anges allaient chan­ter, comme il y a dix-neuf siècles.

« Glo­ria in excel­sis Deo. »

Mais seuls les petits et les humbles, comme alors peut-être, pour­raient entendre le céleste cantique.

Il semble qu’à cette heure solen­nelle un doux effluve d’amour se répand dans les airs. Les fronts se relèvent, les cou­rages se raf­fer­missent, l’espérance rafraî­chit, comme une ondée bien­fai­sante, les cœurs meur­tris. Et pour­tant il se trouve encore des âmes qui souffrent et des lits de dou­leur où la vie agonise.

Là-bas, dans la mai­son de madame Ver­champ, une veuve très esti­mée, dor­mait, sur un lit tout blanc, une jeune fille malade. Elle dor­mait, et un songe agréable la visi­tait sans doute en ce moment, car mal­gré sa souf­france, elle sou­riait. Elle revi­vait peut-être un beau jour per­du, comme cela arrive par­fois dans le som­meil. Elle était amai­grie, et la pâleur de ses joues fai­sait res­sor­tir son grand œil noir plein de tris­tesse. Près d’elle, sa mère pleurait.

Sa mère pleu­rait, et en essuyant ses larmes du coin de son tablier, elle pensait :

Pour­quoi l’a‑t-elle tant aimée ?…

Sou­dain la porte s’ouvrit. Elle vit entrer deux hommes. Elle ne les recon­nut pas d’abord, à cause des grandes capotes qui les enve­lop­paient, et des col­lets de four­rure qui leur mon­taient jusqu’aux yeux. Elle tres­saillit cepen­dant, et s’avança au devant d’eux.

* * *

Trois ans aupa­ra­vant, un soir de la fenai­son, Mariette, la jeune malade d’aujourd’hui, reve­nait au fenil sur un char­riot de foin. Enfon­cée dans le trèfle et le mil comme dans un nid, elle se lais­sait ber­cer au caho­tage des roues, et chan­tait, de sa voix douce et quelque peu plain­tive, une chan­son­nette gra­cieuse dans sa forme et sage dans son enseignement :

La fleur de la charmille,
La fleur de la famille,
Ont un des­tin commun,
Lorsque les mains les cueillent,
L’une et l’autre s’effeuillent
Et perdent leur parfum…

Petite rose blanche,
Reste donc à la branche
Dont la sève nourrit,
Petite fille chère,
Reste donc à ta mère
Dont l’amour te sourit.

Octave Des­ruis­seaux qui tra­ver­sait le clos voi­sin, la faux sur l’épaule, l’entendit et fut char­mé. Il ne la connais­sait point. Il devi­na qu’elle était belle et se prit à l’aimer, sans se deman­der s’il ne cou­rait pas au désen­chan­te­ment. Il était jeune, d’humeur agréable, bien décou­plé, labo­rieux, avec cela il serait bien mal­adroit s’il ne réus­sis­sait pas à décro­cher un bon petit cœur. Cela ne tient pas tant après tout.

Il était de Sainte-Croix. Vic­tor Pou­drier l’avait fait venir pour les foins et les récoltes, car il pas­sait pour vaillant. Sa faux allon­geait de fiers andains, et son « jave­lier » cou­chait d’épaisses javelles, depuis les heures fraîches du matin jusqu’aux ombres de la soirée.

Un dimanche, la jeu­nesse se réunit, après le repas du soir, chez Mar­ce­lin Thi­bou­tot, le for­ge­ron, pas loin de la côte de sable. Octave et Mariette se virent et s’aimèrent. Ils gar­dèrent leur secret cependant.

Le len­de­main, Mariette alla au champ pour faner le foin nou­veau. Le soleil rayon­nait et don­nait aux clô­tures grises une appa­rence de cadre lumi­neux. Un large cha­peau de paille pro­té­geait contre les rayons trop chauds, sa jolie figure. Car elle était jolie, Mariette. Un mince fichu de mous­se­line se tor­dait négli­gem­ment sur sa gorge un peu bru­nie. Elle tenait une fourche de saule et jetait dans l’air pur les bribes per­lées de la der­nière chan­son du vil­lage. De temps à autre, ses regards curieux se pro­me­naient sur le pré voi­sin. Une pen­sée douce l’obsédait. Elle éprou­vait les délices du réveil de l’amour, et trou­vait à aimer un bon­heur inexprimable.

Mariette rencontre son fiancéTout à coup elle aper­çut un jeune fau­cheur cour­bé sur la prai­rie, et elle sen­tit son cœur se ser­rer et sa joue rou­gir. C’était lui. Quand elle fut plus près, elle vit, comme un ser­pent de feu, la faux lui­sante s’enfoncer dans l’herbe, et elle enten­dit, comme un chant d’amour, le cris­se­ment de l’acier qui mon­tait du clos, par inter­valles courts et mesurés.

Le fau­cheur ne la devi­na point.

Un peu plus tard, il sus­pen­dit son tra­vail et mar­cha vers l’endroit où il avait dépo­sé sa pierre à aigui­ser. Plu­sieurs jeunes filles fanaient dans les alen­tours, en criant des choses gaies, et en jetant des éclats de rire. Il cher­cha à les recon­naître, mais il n’y par­vint guère, à cause des larges bords de leurs cha­peaux. Il se tour­na vers le clos de la veuve Ver­champ. Mariette parais­sait absor­bée dans sa tâche. Il aurait bien vou­lu qu’elle regar­dât de son côte. Il prit la pierre qui trem­pait dans un vase plein d’eau, et leva sa faux devant lui. La lame décri­vait une courbe étin­ce­lante comme un nimbe vis-à-vis son front trem­pé de sueurs. La pierre mor­dit l’acier. D’autres fau­cheurs aus­si affi­lèrent leurs outils, et ce fut comme un clair reten­tis­se­ment de cym­bales dans l’air sonore. Les jeunes filles levèrent la tête, et les fourches res­tèrent piquées dans le foin par­fu­mé. Les cigales, cachées dans le feuillage des grands arbres, jetèrent comme des fusées leurs trilles vibrants. Des oiseaux, entraî­nés par le plai­sir, se mirent à vol­ti­ger d’une aile folle, en épar­pillant de joyeuses notes… Et des rires s’égrenaient de toute part. Jamais fête plus belle n’avait fait tres­saillir ces champs tant de fois moissonnés.

Fau­cheurs et faneuses reprirent leur tra­vail. D’un bras infa­ti­gable, Octave Des­ruis­seaux cou­chait les andains pleins d’arôme, mais son esprit han­tait le clos voisin.

Les pen­sées des jeunes amou­reux se fon­daient mys­té­rieu­se­ment. Dans l’après-midi, les faneuses quit­tèrent leurs fourches et s’armèrent du râteau. Le foin séché par l’ardeur du soleil fut amas­sé, lié avec des harts de cou­drier, et trans­por­té sur les fenils.

Octave et Mariette se ren­con­trèrent et se sourirent.

Le len­de­main, ils cau­sèrent quelques ins­tants à l’ombre d’un cenel­lier touf­fu, sur le bord de la route. La tendre liai­son se for­ti­fia de plus en plus.

* * *

On par­lait dès lors de la grande répu­blique amé­ri­caine, et nos cam­pagnes se dépeu­plaient. Jeunes gens et jeunes filles, pères, mères et vieillards se levaient de par­tout et pre­naient le che­min de la terre étran­gère. Quelques-uns reve­naient ; la plu­part renon­çaient volon­tiers, sur le sol de la liber­té, aux durs labeurs du défri­che­ment et au pain noir de la patrie.

Hélas ! nous oublions trop faci­le­ment que la vie est un temps d’épreuve et la terre, une arène où la lutte est sans merci.

L’homme ne peut naître cepen­dant pour une des­ti­née qu’il ne sau­rait atteindre.

Nous devons donc espé­rer une autre exis­tence plus par­faite en sor­tant de ce monde. S’il n’en était ain­si, Dieu aurait fait une œuvre mons­trueuse en nous créant.

En effet, j’ai soif de bon­heur et le bon­heur est un rêve que je pour­suis en vain ! J’ai faim de plai­sirs, et les plai­sirs me fatiguent et m’épuisent ! Je veux la paix, et je suis en butte à mille tra­cas­se­ries ! Je cherche l’amour, et je suis dédai­gné ou tra­hi ! Les volup­tés qui m’enivrent un moment ne me laissent que des remords et des regrets !

Si j’arrive aux hon­neurs, la calom­nie me mord et l’envie tra­vaille à ma ruine. Si je prie avec humi­li­té, je suis un hypo­crite, et si j’entre dans l’église la tête haute, je suis un impie ! Mon champ est sem­blable à une nappe d’or, et les pluies tombent par tor­rents pour détruire mes mois­sons. Mes biens sont consi­dé­rables, et des pro­cès rui­neux ou des mal­heurs inévi­tables me les enlèvent ! Ma san­té est flo­ris­sante, et voi­là qu’au sor­tir d’une fête un souffle gla­cé me flé­trit. Une chute de voi­ture, et je suis bri­sé. Un nau­frage, et me voi­là ense­ve­li dans les flots ! J’ai une femme que j’adore, des enfants qui font ma joie, et voi­ci que ma porte s’ouvre pour lais­ser pas­ser des tombes !

Des espoirs envo­lés, des plai­sirs fugi­tifs, des conso­la­tions éphé­mères, un tra­vail pénible, des inquié­tudes, des sou­cis, la mala­die, l’oubli, l’indifférence, les mor­sures de l’envie, la crainte de la misère, les revers, les infir­mi­tés, l’énergie qui s’émousse, la mémoire qui s’en va, l’œil qui s’éteint, l’oreille qui se ferme, l’esprit qui se refroi­dit, le corps qui s’affaisse, voi­là la vie !

Et c’est pour cela que l’homme serait fait ? Absurdité !

Si encore il n’y avait que quelques mal­heu­reux, on pour­rait croire à un acci­dent. Mais la déso­la­tion est uni­ver­selle ; la dou­leur est de tous-les temps et de tous les lieux ; la souf­france est de tous les âges !…

Alors ?

Alors, cette vie est une épreuve, et il y en a une autre.

Alors, res­tez où vous êtes et accom­plis­sez votre œuvre en hommes et en chré­tiens. Res­tez dans votre patrie sur­tout, car la patrie doit être pour ses enfants le meilleur et le plus beau pays du monde.

* * *

Les tra­vaux de la ferme ter­mi­nés, Octave Des­ruis­seaux ne trou­vait, chez les culti­va­teurs, qu’un salaire fort modique, et cela le contra­riait d’autant plus que l’ambition se réveillait avec l’amour dans son cœur de vingt ans.

Il prê­ta l’oreille aux récits un peu fan­tai­sistes de ses aînés, qui reve­naient au pays vêtus de noir, gan­tés de cha­mois, le cha­peau de soie sur l’oreille, et la bre­loque dorée sur le gous­set. Il se lais­sa convaincre et partit.

Mariette pleu­ra beau­coup. Rien de déso­lant comme la pen­sée de ne plus voir une per­sonne que l’on aime. L’âme se sent tom­ber dans un vide froid, et elle se replie sur elle-même comme ces fleurs sen­sibles qui se ferment à l’approche de la nuit. Elle pleu­ra beau­coup. L’amour ne brû­lait pas ses veines, mais il réchauf­fait son cœur et don­nait des ailes à sa pen­sée. Il l’emportait en des régions incon­nues, et le trans­port suave qui l’agitait sem­blait la rap­pro­cher de Dieu. C’est ain­si que la femme com­mence tou­jours par aimer ; c’est ain­si, sou­vent, qu’elle conti­nue à aimer ; c’est dans cet amour demeu­ré pur en sa source, qu’elle trouve, plus tard, sa puis­sance irré­sis­tible, son dévoue­ment sans borne, et son éton­nant mépris de la souffrance.

Octave Des­ruis­seaux deman­da de l’emploi dans une fabrique de coton­nade. Il devint bien­tôt une machine habile, par­mi toutes les machines aveugles ou intel­li­gentes qui font, au pro­fit de quelques-uns, suin­ter la richesse par tous les ais des immenses ate­liers. La vie au grand air de la liber­té, loin de toute pro­tec­tion et de toute contrainte, le gri­sa peu à peu, et rien ne lui parut beau comme le ciel étranger.

Travail à l'usineIl écri­vait à sa bonne Mariette et lui pei­gnait son exis­tence nou­velle : ses jour­nées ardues, ses soi­rées amu­santes. Il lui par­lait de ses pro­me­nades dans les jar­dins publics ; des bals où les vio­lons fai­saient sau­ter la libre jeu­nesse ; des théâtres pleins de rires ou de larmes ; des cirques peu­plés de clowns et de félines amazones.

Il jurait bien qu’il l’aimait tou­jours et n’aimerait jamais qu’elle. Cepen­dant à la lec­ture de ces choses, une angoisse étrange ser­rait l’âme de la pauvre enfant, et un soup­çon dou­lou­reux trou­blait sa quiétude.

* * *

Une année s’écoula, une année mau­vaise. Les semailles avaient été tar­dives à cause des pluies de mai, et les mois­sons n’avaient pas rem­pli les gre­niers. Alors, séduit par les images riantes que fai­saient pas­ser devant ses yeux les lettres de son ami ; dési­reux sur­tout d’améliorer le sort de sa famille, Pierre Ver­champ, le frère de Mariette, alla rejoindre Des­ruis­seaux, aux métiers des grandes fabriques.

Tristes furent les jours qui sui­virent le départ du frère de Mariette.

L’hiver pas­sa avec ses tour­billons de neiges, ses froids vifs, ses nuits étoi­lées ; le prin­temps ren­dit aux champs leur ver­dure, aux bois leurs feuillages, aux ruis­seaux leurs mur­mures ; l’été rame­na les oiseaux à leurs nids et les fleurs aux arbustes, mais le cha­grin des pauvres femmes ne pas­sa point, et rien ne rame­na auprès d’elles les deux êtres regrettés.

Madame Ver­champ ne se lais­sait pas aller au déses­poir cepen­dant. Elle souf­frait avec patience, mais sa rési­gna­tion n’était pas l’affaissement morne des âmes sans espé­rance. Elle éprou­vait les conso­la­tions des humbles. Elle conver­sait avec le ciel. Les orgueilleux se moquent bien de ces rela­tions intimes qui se nouent entre les âmes et Dieu ; et il leur semble que ce Dieu si haut pla­cé serait un mal appris, s’il pas­sait à leur porte pour aller frap­per à celle du pauvre.

Il en est ain­si pourtant.

Nul ne peut entendre la voix du Sei­gneur, ni com­prendre les choses de la reli­gion, s’il n’est humble. Mais les épan­che­ments du Sau­veur dans les cœurs sont d’une dou­ceur infi­nie, et rien n’égale la féli­ci­té de ceux qui aiment dans la souf­france. Et com­ment la foi chré­tienne aurait-elle pu sub­ju­guer le monde, elle qui n’habite guère que dans les petits et les mal­heu­reux, si elle n’apportait avec elle la preuve de sa divinité ?

Pierre écri­vait de temps en temps à sa bonne mère. Il lui par­lait des tra­vaux de la ferme, de l’étable, de la ber­ge­rie, et se mon­trait fort sou­cieux. De temps en temps aus­si, il lui envoyait le fruit de ses épargnes.

C’était un bon enfant.

Ver­champ, père, était mort trop tôt. Il avait eu le temps, cepen­dant, de for­mer au bien sa petite famille. Il n’avait pas lais­sé de richesses, mais il avait lais­sé le sou­ve­nir de ses bons exemples. Le plus bel héri­tage qu’un père puisse léguer à ses enfants, c’est l’amour du tra­vail et de la ver­tu. Il se trouve, cet héri­tage, à l’abri des vicis­si­tudes de toutes sortes qui troublent le monde, et les cal­culs mau­vais ne sau­raient l’entamer. Vous l’emportez avec vous en tous les lieux où vous allez, et loin de vous cau­ser de l’embarras, il vous assure un secours pré­cieux. La crainte de le perdre ne vous fatigue point ; les voleurs n’en connaissent pas le prix et le dédaignent ; chaque jour le voit s’accroître, et vous vous atta­chez de plus en plus, sans trouble et sans remords. Le soir venu, vous repo­sez d’un som­meil pai­sible, car vous êtes sûr de le retrou­ver intact à votre réveil.

Mariette ne rece­vait plus qu’à de longs inter­valles les lettres tendres qui seules la conso­laient dans ses ennuis. Elle sup­pliait le ciel de la prendre en pitié, mais le ciel sem­blait sourd, et le déses­poir la tuait len­te­ment. Sa mère vou­lait la dis­traire et pleu­rait avec elle.

Un jour, le méde­cin fut appe­lé. Il jugea le cas fort grave. Il se recueillit. Il inven­to­ria ses petits fla­cons, sus­pen­dit sa légère balance, pesa des poudres, ordon­na du vin, et sor­tit sans lais­ser beau­coup d’espoir à cette mai­son affligée.

* * *

Noël arri­vait avec ses divines conso­la­tions et ses hymnes de recon­nais­sance. Dans toutes les mai­sons, il se fai­sait comme un réveil des allé­gresses pas­sées, et toutes les voix chan­taient le mys­tère adorable.

La malade allait s’affaiblissant tou­jours, et pour elle les choses de la terre parais­saient finies. Cepen­dant quand sa mère lui dit qu’on était à la veille de la grande fête chré­tienne, elle sou­rit d’un sou­rire angé­lique, ouvrit ses grands yeux humides, les refer­ma bien­tôt, et parut s’endormir dans une vision céleste…

C’est alors que la porte de la mai­son s’ouvrit, et que deux hommes entrèrent.

Madame Ver­champ s’avança au devant d’eux, sur­prise, agi­tée. Tout à coup :

— Pierre ! mon Pierre ! s’écria-t-elle, Dieu bon, soyez béni !

À ce cri, la malade sor­tit de son rêve. Elle vit sa mère, son ami, son frère… Elle enten­dit des paroles affec­tueuses. Tout à coup elle se sen­tit sou­le­vée par une mys­té­rieuse force et se dres­sa sur sa couche.

L’un des deux jeunes hommes s’approcha du lit :

— Mariette, fit-il ; je reviens pour ne plus te quitter.

* * *

Noël ! Noël !

Par­tie de l’orient en fleur, au milieu de la nuit pro­fonde, une vague d’amour et de lumière s’est avan­cée jusqu’à nous !…

Noël : La convertion du fiancé
Mariette sou­rit, et dans ses beaux yeux presqu’éteints, on vit reluire un rayon nouveau.

Elle s’est avan­cée jusqu’à nous, et nos épaisses neiges et nos vents gla­cials ne l’ont point refroi­die. Elle roule main­te­nant, pleine de mélo­dies suaves, vers le cou­chant qui veille dans l’attente. Sur son pas­sage, tour à tour tres­saillent les mers et les rivages, les peuples, tour à tour, se pros­ternent et adorent !

Noël !

Le ciel est sans nuages, et dans l’azur sombre, par­mi les étoiles, la lune pro­mène son crois­sant orgueilleux. Nul souffle ne berce les rameaux, et des ombres étranges dorment ça et là sur la couche imma­cu­lée de la neige.

Noël ! Noël !

Les cloches sonnent à toute volée dans les clo­chers étin­ce­lants, au-des­sous des croix de fer qui les sur­montent comme des éten­dards glo­rieux, et les échos des loin­taines col­lines répètent de plus en plus mol­le­ment leurs appels sacrés. Ces voix de l’airain qui montent de par­tout, graves ou légères, claires ou sonores, enve­loppent d’harmonies nos cam­pagnes pieuses et nos villes superbes… La terre, qui porte Dieu fait homme, s’en va chan­tant dans les espaces infi­nis, sous les regards des mondes étonnés !

Noël !

Les voi­tures trottent à la file sur la route d’argent, entre les branches ver­doyantes des jeunes sapins, et au cou des che­vaux ou sur leur dos, joyeu­se­ment résonnent les gre­lots de cuivre, gaie­ment « tin­tinent » les son­nettes éveillées !

Noël ! Noël !

L’église s’illumine… Des reflets clairs, au ber­ce­ment des lampes, passent comme des ailes d’ange dans la pénombre des arceaux… Les fenêtres jettent des gerbes chaudes sur la neige des toits voi­sins… Un mur­mure inac­cou­tu­mé s’élève et gran­dit… La foule se pré­ci­pite comme un flot puissant !

Noël !

Les ban­de­roles aux vives cou­leurs tombent gra­cieu­se­ment de la voûte, les cierges s’allument par­mi les fleurs, l’encens fume devant l’autel, et le taber­nacle ado­rable dis­pa­raît au fond d’une nuée lumineuse !

Noël ! Noël !

L’orgue fré­mit comme une âme dans l’allégresse, et la nef s’emplit de mélo­dies saintes. Le prêtre, vêtu d’or, s’avance pour le sacri­fice ; les hymnes montent à Dieu, l’assemblée se prosterne !

Noël !

Quand se reposent les chants majes­tueux de la messe, des voix fraîches redisent les can­tiques anciens qui fai­saient pal­pi­ter nos âmes au matin de la vie, et dont les échos bénis se réper­cutent, de plus en plus doux, jusqu’en notre vieillesse !

Noël ! Noël !

On revoit toutes les années vécues. Elles défilent comme une pro­ces­sion de ber­ceaux divins où s’éveillent et sou­rient les espé­rances et les joies, comme une pro­ces­sion de tom­beaux mys­té­rieux où s’endorment les dou­leurs et les regrets.

Noël !

L’âme, tou­chée de l’amour de Dieu, par­donne et s’humilie ; l’esprit enivré d’espoir se sou­met au mys­tère ; le cœur se dilate dans l’ivresse d’une volup­té divine, et tout l’être, un moment trans­for­mé par la grâce, prend son élan vers l’éternelle Vérité !

Noël ! Noël ! Noël !

* * *

Pen­dant qu’à l’église les fidèles ado­raient le Verbe fait homme pour sau­ver l’homme, la jeune malade s’endormait d’un som­meil calme et pro­lon­gé. Tout à coup elle se vit, comme à la Noël der­nière, au milieu d’une foule de jeunes per­sonnes qui louaient Dieu par des can­tiques. On la pria de chan­ter. Elle se leva, regar­da la crèche misé­rable où repo­sait l’Enfant du ciel si long­temps atten­du, puis elle com­men­ça d’une voix douce comme un sou­pir de fauvette :

« Ô saint ber­ceau qu’environnent les anges…

Elle chan­ta tout le can­tique. Sa mère, éton­née, se pen­cha sur elle et s’aperçut qu’elle dormait.

Alors elle tom­ba à genoux en pleurant.

Au der­nier coup de la messe, un jeune homme était entré dans l’église, mar­chant d’un pas fier, un sou­rire dédai­gneux sur les lèvres. Il vit ces trans­ports d’allégresse qui remuaient la foule, il enten­dit ces refrains débor­dant d’une pieuse affec­tion, ces cou­plets naïfs qui avaient char­mé son enfance. La grâce des­cen­dit comme une rosée bien­fai­sante dans son âme aride. Il pen­cha la tête et se sou­vint. Des larmes cou­lèrent sur ses joues, et il se prosterna.

Quand il fut de retour à la mai­son, il s’approcha de la jeune malade et lui dit tout ému :

— Mariette, j’ai prié, et je suis heureux.

Mariette sou­rit, et dans ses beaux yeux presqu’éteints, on vit reluire un rayon nouveau…

C’était la vie qui reve­nait avec le bonheur.

Léon Pam­phile LeMay
Contes vrais, 1907

Charles Le Brun - L Adoration des bergers - 1689 - La joie de Noël

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