À Maman
Il est plus aisé pour un chameau de
passer par le trou de l’aiguille qu’à un
riche d’entrer dans le royaume des cieux.
(Matthieu, 19 – 23.)
Je pose sept et je retiens un…
La femme de charge essuya ses lunettes, remonta la mèche de la lampe et, pour la troisième fois, recommença son addition.
Certainement elle était bonne. Mais elle était terrible.
Avoir si peu mangé et tant, tant, tant dépensé !
Sur l’autre page du cahier, celle des recettes, une autre malheureuse petite addition trop courte essayait de faire bonne contenance et de se mesurer bravement avec la première…
Non ! on avait beau tirer dessus, il n’y avait plus moyen de joindre les deux bouts.
Mais n’était-ce pas ces jours-ci que les Gaudet payaient leur terme ? Elle regarda le calendrier : « Noël !… »
Oh ! oui ! elle savait bien que Noël arriverait ce soir, mais, pour la première fois de sa vie, elle n’avait pas pris la joie d’y penser. Et il était venu, il était là devant elle : la grande veillée commençait.
Et Charlette se sentit en faute parce qu’il ne lui restait plus qu’à peine quelques heures pour apprêter avant minuit son cœur de grande fête.
On ne peut pas servir deux maîtres : Dieu et l’Argent.
L’argent, elle n’en avait guère — ses gages, son livret de Caisse d’Épargne. Quand même, de tous ses efforts, elle était à son service. Oh ! ce n’était pas son métier et c’est pourquoi, justement, il lui donnait tant de mal, beaucoup plus, bien sûr, qu’aux personnes capables. Quand elle était petite fille, elle avait gardé les moutons. Puis elle était allée en classe, puis en condition. Il y avait bientôt trente ans qu’elle était entrée chez Madame et qu’elle y restait à faire tout ce qu’on voulait et même plus. Un peu plus chaque année. Monsieur était mort. M. Jacques avait disparu à la guerre et Madame était devenue peu à peu si vieille, si lasse, qu’elle n’était plus bonne à rien qu’à manger, se chauffer et flatter le chat.
À mesure qu’elle vieillissait, elle avait laissé de plus en plus à sa servante le soin d’aller en boutiques, à la banque, dans les bureaux, de parler aux fournisseurs, aux ouvriers et aux locataires, si bien que, de bonne à tout faire qu’elle était, cuisinant, lavant, ravaudant et soignant des maladies, Charlette était devenue en plus gérante de biens.
Depuis, elle n’avait plus que des soucis dans la tête. Elle s’était mise à garder l’argent de Madame comme elle avait gardé jadis le troupeau de sa nourrice avec un grand tremblement d’honnête bergère, comptant et recomptant le soir les brebis et les agneaux (aujourd’hui c’étaient les sous et les pièces) et veillant sur lui à toute heure pour l’empêcher de se perdre, de dépérir ou de souffrir quelque dommage. Las ! l’argent était plus sacré encore et comme il s’égarait au moindre calcul, c’était un terrible ouvrage que d’en rendre compte à soi-même avec exactitude.
Si encore il n’y avait eu que l’argent, même cet argent de papier qu’elle avait pris l’habitude d’aller quérir de temps à autre chez un banquier de la ville et qui lui faisait assez peur parce qu’il augmente et diminue sans que personne en sache rien, mais Madame avait trois maisons.
Elles avaient été neuves du temps de son arrière-grand-père. Maintenant, il leur manquait toujours un morceau et les gens qui les habitaient venaient réclamer, le dimanche.
— Mam’zelle Charlette, il pleut chez nous… Mam’zelle, le vent d’hier a emporté le chapeau de la cheminée… Mam’zelle, la gouttière ne tient plus. Si ça tombe sur nous, on ira se plaindre…
Et Charlette, dès le lundi, courait chez le maçon, chez le plombier, chez le fumiste :
— Allez vite remettre des tuiles au toit… Allez vite raccrocher la gouttière… Allez vite recoiffer la cheminée.
Et le jeudi, comme personne n’était venu, elle retournait chez le maçon, chez le fumiste, chez le plombier :
— Il pleut sur ces pauvres Piault, hâtez-vous, mon-sieur Bouchardat… Dépêchez-vous, monsieur Paoli, chez Gaudet, la cheminée fume. Chez monsieur Robinot, il faut y aller demain sans faute.
— Sans faute, oui ! disaient les hommes.
Mais le vendredi, ils n’y allaient pas. Et le samedi, personne ne fait rien, et le dimanche, tout le monde se repose.
Ah ! Milon, le voisin, parlait d’un autre ton et il était servi à l’heure : « Vous, aujourd’hui, demain un autre ! » Mais elle, Charlette avait été servante si longtemps qu’elle ne savait pas commander et dire aux gens, quand il faut, des paroles raides. Elle ne savait bien qu’obéir. Depuis qu’elle était au monde, elle avait toujours été soumise à toutes les autorités du ciel et de la terre, aux commandements de Dieu, aux ordres de Madame, aux mandements du carême, aux arrêtés de M. le Maire, aux ordonnances de la police, aux lois… Ah ! les lois ! quel respect elles lui inspiraient ! quelle crainte ! De tous les côtés il y en a qui ordonnent, défendent, empêchent, interdisent, et on ne sait pas seulement où elles sont, ni ce qu’elles veulent, ni le danger où elles vous mettent. Elles sont tendues partout comme des rets cachés pour vous faire tomber quand on n’y pense pas dans des embarras à n’en plus sortir.
Charlette n’en menait pas large quand elle remplissait péniblement, chaque année, les feuilles de M. le Contrôleur de chiffres hésitants — peut-être justes, peut-être pas — qui se retourneront contre vous si on se trompe. Mais son plus grand trouble lui venait de ces individus sans moralité qui ne se gênent plus à présent pour fouler aux pieds le droit des autres — le droit de Madame — car il fallait bien essayer de les en empêcher…
Alors, elle allait consulter Me Paupître, un cousin de feu Monsieur, qui trouvait du premier coup la plus excellente des lois — il y en a aussi quelques bonnes — pour barrer la route à ceux qui empiètent sur le voisin. Il ne fallait que l’appliquer avec un bon papier timbré, un huissier ou un procès. Hélas ! le malheur était que la pauvre femme de charge en eût voulu découvrir une autre meilleure encore qui rendît à chacun le sien sans chercher noise à personne. « Attaquer ces gens-là, Seigneur ! » Parfois elle n’en dormait pas.
Mais Madame, elle, dormait bien. Dormant de nuit, somnolant de jour, elle n’avait pas entendu arriver la difficulté des temps ni diminuer sa vieille aisance quand, à la fin, le charbon, le sucre et tout ayant trop et trop augmenté, Charlette était venue lui dire, rouge et embarrassée comme une coupable :
— Madame, il faudrait réduire la dépense.
— Oui ! oui ! avait répondu Madame, réduisez, ma bonne Charlette. Faites pour le mieux, ma fille, j’ai confiance en vous.
— Alors, Madame, nous pourrions… le poulet du dimanche… Le poulet vaut en ce moment quinze francs la livre ![1]
— Mon poulet ! Vous voulez m’ôter mon poulet ! Va-t-on me priver de tout à tout âge ! J’ai déjà supprimé les voyages, la toilette… Arrangez-vous autrement, ma bonne Charlette. Réduisez tant que vous voudrez pourvu qu’il ne me manque rien.
Oui, la vie était difficile…
Si difficile que, ce soir, Noël était arrivé, qu’il serait tantôt minuit et qu’elle, Charlette, n’avait pas encore eu le temps de préparer ses prières.
Elle chercha son vieux livre de cantiques et voulut chanter un air pieux pour ramener à la religion toutes ses pensées. Mais les pensées ne se laissèrent pas faire et pendant qu’elle commençait : « Venez, divin Messie », elles coururent à toute vitesse de leur côté :
« Venez, divin Messie… — Comment réglerai-je, le trente, notre vieille note de charbon ?… — Sauvez nos jours infortunés… — Il faudrait bien que Gaudet vînt payer son terme… — Venez, source de vie… — S’il allait ne pas venir ?… — Venez… — Il ne viendra pas… que vais-je faire ?… Venez… — Emprunter à Me Paupître ?… — Venez !… — Il est en voyage… Reviendra-t-il à temps ?… J’irai le trouver demain… Non ! pas demain, c’est Noël… Noël ! Ah ! qu’est-ce que je fais ! C’est l’Argent que j’appelle. O mon Dieu, je ne peux plus prier ! »
Quoi d’étonnant à cela ? Toutes les fois ou presque, cette année, qu’une prière s’était présentée à la porte du cœur, une besogne plus pressée qu’elle avait pris sa place. À la fin, lasses d’attendre dehors, les prières étaient parties, les cierges du cœur étaient tous éteints et il n’y avait plus moyen d’y célébrer une grande fête.
Ah ! elle le voyait bien ce soir, l’Argent lui avait porté malheur. Elle avait trop longtemps chargé sur son dos l’avoir pesant et menacé d’une vieille dame endormie. Il s’était accroché à elle et elle s’était appliquée à remplir de son mieux tous ses devoirs envers lui. À lui, elle s’était dévouée ; pour lui, elle avait marché, trimé, veillé. À la fin, elle n’en pouvait plus.
Et la fatigue n’eût rien été si lui, l’Argent, ce mauvais être, ne l’avait livrée à ses diables, à ces chiffres griffus, crochus, qui ne l’avaient plus jamais lâchée et lui avaient si bien rongé et sucé le cœur qu’il ne restait plus dedans une seule goutte de grâce.
Nul ne peut servir deux maîtres.
Elle avait servi l’Argent.
Et sa seule excuse était que c’était l’Argent d’autrui.
* * *
C’est alors qu’elle entendit sur la route un accordéon et des flûtiaux.
C’était le cortège de Noël qui s’en allait à la crèche.
D’abord venaient les bergers qui jouaient de la musique et les enfants qui agitaient des sonnettes. Et, tout le long du chemin, les gens sortaient de leurs maisons pour se joindre à eux avec leurs cadeaux. Les bergers portaient un agneau ; la fermière, des œufs, des fromages ; le vigneron, des bouteilles de vin ; la sage-femme, un chou ; le boulanger, une galette ; l’épicière, des chandelles. Et, de loin, arrivaient les Mages avec leur étoile et leur suite.
« Ah ! songea Charlette, l’an dernier, je portais une belle potée de roses de Noël. Elles étaient sorties juste à temps de la terre noire comme de petites lumières blanches pour éclairer le berceau de l’Enfant Jésus. »
Mais, cette année, elle n’avait pas pris le temps de les arroser et aucune fleur n’avait fleuri. « Comment me présenterai-je, ce soir, à la crèche ? Mes mains sont vides. Même les animaux sont meilleurs que moi. Ce gros bœuf de peu d’esprit a quitté à temps la charrue pour aller veiller l’Enfant cette nuitée. »
— Charlette !
Madame avait besoin d’elle. Elle courut… revint…
Maintenant, le cortège de Noël était passé. On n’apercevait plus au dernier détour du chemin que trois grosses ombres : les trois majestueux derrières de trois éléphants qui lentement se déplaçaient et disparurent à l’horizon.
Trop tard pour aller à la crèche. Trop tard…
Comme elle allait fermer la fenêtre, soudain, juste sous la lune, à l’extrémité du pays, elle vit venir une autre bête.
C’était un chameau de la suite des Mages qui avait perdu le cortège et s’était mis en retard. Avec ses deux bosses pelées, son vieux dos râpé, ses poils pendants, ses genoux calleux, ses longues jambes maigres et l’amoncellement de fardeaux — outres, sacs, coffres, ballots — qui lui rompait le col sans qu’il pût redresser la tête, il avait l’air si pauvre bête, si misérable, si accablé, que la femme de charge en eut compassion et lui demanda :
— Où vas-tu ?
— À Bethléem. Je ne sais pas si j’arriverai. Ils m’ont trop chargé, cette année, et j’ai dû faire un grand détour. Je n’ai pas pu passer par le trou de l’Aiguille.
— Moi non plus, dit la femme de charge.
Le chameau pencha la tête de côté et la regarda curieusement de ses gros yeux jaunes et obliques de mouton bonasse :
— Je te prendrais bien sur mon dos mais, tu vois, il n’y a plus dessus une seule petite place. Viens, nous irons de compagnie. Je ne sais pas si nous arriverons, mais il faut toujours essayer. Que portes-tu de beau là-bas ?
— Rien.
— C’est comme moi. Je n’ai que ma charge. Emporte la tienne aussi. D’abord, on ne peut pas faire autrement et puis elles serviront peut-être. Les charges, depuis que j’en porte, ont toujours servi à quelque chose.
Alors la femme de charge fit un grand effort et chargea sur ses épaules tous ses embarras, ses comptes et ses calculs de l’année, ses additions, ses soustractions, et les recettes, et les dépenses, et Madame, et les trois maisons, et les ouvriers, et les locataires et toutes les lois bonnes ou mauvaises du pays…
— Vois-tu, dit le chameau, nous n’arriverons peut-être pas jusqu’à la maison de Dieu, mais un pas est toujours un pas. Il faut au moins faire preuve de bonne volonté.
* * *
Quand ils arrivèrent à l’étable, la grande fête de la nuit était finie. (Les fêtes finissent toujours par finir.) Après avoir bien adoré, bien joué de la musique, bien chanté, les bergers s’en étaient allés rejoindre leurs troupeaux, les gens du village étaient rentrés chez eux, les Mages se reposaient sous leur tente et l’Étoile était couchée.
Le chameau allongea le cou vers une petite lucarne et regarda dans la chaumine. Là-dedans aussi tout le monde dormait, le petit enfant dans la crèche, l’homme, la femme, le bœuf et l’âne. Le chameau regarda long-temps et retira maladroitement sa grosse tête de la lucarne.
— Qui est là ? cria saint Joseph.
— Le chameau, dit la bête de somme.
— Le chameau, dit la femme de charge.
Et voici que de l’ombre une voix monta, si haute, si pure, qu’elle vous enlevait le cœur au ciel :
— Entrez, vous qui êtes chargés…
Mais ils ne purent pas entrer car la porte était trop basse. Alors, sur le seuil du logis, le chameau plia ses longues jambes, pencha de côté son grand corps, s’agenouilla d’un mouvement brusque et demeura devant l’Enfant, ne sachant pas d’autre prière.
Et la femme de charge, à genoux aussi, n’en disait pas davantage.
— Bonnes gens, reprit la voix céleste, qu’apportez-vous à mon Enfant ?
— Rien, dit le chameau, des bagages. Tout ce dont les hommes ont besoin en route, des vivres, des couvertures, des marchandises, des trésors, les utiles, les inutiles… Et nous ne pouvons même pas vous les donner. Ils ne sont pas à nous. Nous ne faisons que les porter. Le dos nous fait mal. C’est lourd.
— Très lourd, dit la femme de charge.
— Ah ! murmura la Sainte Vierge, mon petit Enfant que voici est venu pour porter, un jour, un faix bien plus lourd encore.
Mais la femme de charge pleura.
— O Sainte Mère, son faix à lui sera la volonté de Dieu. Tandis que moi, qu’ai-je porté ? Du bien-être de vieille dame, des besoins de maisons, des aises de locataires, des exigences de lois, des peines et des devoirs d’argent. C’est lui, l’autre maître, et pas Dieu, qui m’a tellement accablée et ma charge n’est que vaine prudence et avarice d’homme.
La voix de la Sainte Vierge trembla un peu :
— Mon petit Enfant que voici est venu pour être écrasé sous le poids des péchés du monde.
Une larme qu’elle avait dans les yeux tomba sur le dos du chameau. Aussitôt il sentit sa charge qui se détachait, s’élevait de lui et montait, légère, flottait comme un nuage gonflé de ciel derrière lequel est caché le paradis des anges. Et la femme de charge entendit une gaie petite chanson qui accourait de son enfance et se mit à chanter dans son cœur pauvre :
Le petit Jésus s’en va-t‑à l’école
En portant sa croix…
Porter chantait comme une chanson, porter était beau comme une prière, porter était devenu tout doucement une besogne de Dieu.
— Charlette !…
— Ho ! hu ! ho !
— Charlette !…
— On m’appelle, dit la femme de charge.
— On a besoin de moi, dit le chameau.
Et, sur le chemin du retour, il se prit à gambader avec ses longues jambes et fit entendre un drôle de petit rire chevrotant de chameau dont toutes les bêtes de la route furent étonnées. La femme de charge riait aussi et d’un bond sauta le fossé comme une petite fille toute fraîche.
Ils venaient de passer par le trou de l’Aiguille.
Marie Noël
Contes, Éditions Stock, 1949
Illustrations de Michel Gourlier
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- [1] Charlette est une servante d’avant-guerre.↩
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