« Tiens, m’avait dit mon oncle, prenons notre canne et notre chapeau et filons jusqu’à la Moutade. La chaleur est tombée et nous serons de retour pour le dîner. Viens. »
Le temps de bourrer une dernière pipe — cela, pour mon oncle qui fumait comme une locomotive — de recevoir, sans les entendre, les suprêmes recommandations de ma tante, et nous étions en route. Sur le pas de la porte, tante Amélie nous faisait le geste de l’amitié et sa voix cassée se forçait pour jeter encore :
— N’allez pas trop vite… Ne sue pas, Anatole.
— Ma parole ! ta tante s’imagine que j’ai encore quinze ans.
Pour répondre quelque chose, je disais sans réfléchir :
— Vous les avez bien, mon oncle !
— Oui, gredin ! avec soixante en plus.
Une des grandes joies de mon enfance et de ma jeunesse était les quelques jours de vacances que je passais, chaque année, chez mon oncle et ma tante : Philémon et Baucis.
Pauvres chers petits vieux ! Il y a déjà de nombreuses années que leurs yeux se sont fermés aux, beautés et aux laideurs de ce monde, mais leur souvenir est toujours dans mon cœur. Mon oncle Perrin était le meilleur des hommes : travailleur, enjoué, bon ; un seul défaut, il fumait beaucoup, comme je viens de le dire. Et il avait, épousé une demoiselle Amélie qui, jeune, avait été fort jolie, ce qui ne gâte rien, mais qui, de surcroît, était bonne, enjouée, la meilleure des femmes et, ne fumant pas, n’avait pas de défaut. Longtemps, longtemps ils avaient fait l’école, l’école primaire, dans bien des postes successifs, à une époque où le métier d’instituteur public était métier de gagne-petit que l’on accomplissait encore plus par dévouement que pour gagner sa vie. Ils ne s’étaient pas enrichis, certes, et leur modeste traitement ne leur avait guère permis d’amasser, mais ils avaient fait fortune dans la paix, dans la joie, dans leur affection mutuelle ; jamais un mot plus haut que l’autre, jamais un nuage en leur ciel… Une grande peine pourtant dans leur existence : longtemps ils avaient attendu un petit être qui serait venu chez eux se faire aimer ; depuis longtemps ils ne l’attendaient et se consolaient de leur solitude à deux dans leur tendresse si profonde et si touchante qui, à force de vieillir, avait permis à leur ribambelle de neveux et de nièces de les surnommer affectueusement, — ils n’en savaient rien — Philémon et Baucis.
Ils avaient loué à long bail, leur retraite prise, une maison vaste et solide dans ce vieux hameau de Chaptes, un tout petit coin perdu de la Limagne d’Auvergne, si petit, si caché qu’il n’avait certainement pas d’histoire.
— N’est-ce pas mon oncle, qu’il n’y a pas d’histoire ?
— C’est ce qui te trompe, me répondait le cher petit vieux, en s’arrêtant un instant de tricoter des jambes pour faire tomber les cendres de sa pipe en la frappant contre un de ses talons. C’est ce qui te trompe !
« J’ai trouvé dans les paperasses de la mairie et aussi dans celles de la cure des terriers remontant au XIII° siècle et qui prouvent qu’a cette époque existait à Chaptes une « frairie et Charitté » du Saint-Esprit, espèce de société de secours mutuel fort bien pourvue puisqu’elle avait ses livres de cens, ses revenus, par le fait, et même sa maison. Tout cela a subsisté jusqu’à la Révolution qui a supprimé, comme il convenait, au nom de la Fraternité sans doute, ces vestiges de l’obscurantisme du moyen âge. La maison du Saint-Esprit, je te la montrerai. Elle existe encore, mais vas‑y chercher une société de secours mutuel ! Tiens : il y avait également une « Charitté du Saint-Esprit » dans ce hameau de rien du tout qui se trouve entre Prompsat et Gimeaux, à Chirat. Une société de secours mutuel à Chirat ! Aujourd’hui il y a là à peine cinq feux… qui s’éteignent.
— Vous vous échauffez, mon oncle. Rappelez-vous la recommandation de Tante Amélie…
— Ah ! ils me font suer, tous ces républicains pur sang qui s’imaginent avoir inventé la solidarité humaine en même temps que la guillotine ! Je regrette de n’avoir pas eu le temps, ni les capacités voulues non plus, pour écrire l’histoire des sociétés, de ces « frairie et charittés », comme ils disaient. Il y en avait des milliers en France, et la plupart se réclamaient du Saint-Esprit…
Mon oncle était parti. Je l’avais mis sur son dada favori et il s’était emballé. Il n’était jamais plus réjouissant que dans ces colères à froid, si l’on peut dire, où il parlait d’abondance, avec une rage apparente du moins, qui permettait toujours de se demander s’il se prenait bien au sérieux. Mais il était toujours très intéressant, car il avait fouillé beaucoup, trouvé autant, et, sur l’histoire locale de ce coin d’Auvergne, il possédait des connaissances qu’il n’a pas pris la peine de consigner et qu’il a emportées avec lui pour les… compléter là-haut !
Nous avions pris le raidillon qui mène à la Moutade. C’était alors une espèce de chemin de champs que, depuis, on a empierré, paraît-il ; et comme les soixante et douze ans de mon oncle l’empêchaient de parler et de monter tout ensemble, il se taisait.
À mi-côte, il s’arrêta une minute, sans rien dire. D’un geste ami, que sa canne élargissait, il me désigna la ligne des Puys qui festonnait l’horizon à notre droite. Ils étaient d’un bleu de cobalt, cet après-midi-là, et s’opposaient à un ciel limpide. Le Puy-de-Dôme seul, signe de pluie, portait un turban de nuages. Mais depuis nous jusqu’à cette frontière de montagnes, dans ce pan immense de plaine, quelle variété de tons, quel plaisir pour le regard ! Dans l’air attiédi, des oiseaux par centaines chantaient la vie en fleur de cet avril ! Le beau pays, en vérité !
Des noyers, sur leurs troncs tordus ou éventrés, poussaient, dans les damiers des champs, la boule ronde de leur feuillage ; les peupliers, d’un vert que le temps n’avait pas encore assombri, alignaient leurs rangées de géants ; les saules cendrés s’effilochaient au ras de terre… Et, comme des coquelicots dans les champs de blé, vieille image, mais si vraie, les petits villages, dont les noms nous étaient familiers, piquaient leurs toits rouges : Beauregard, Davayat, Le Mas, Cellule, Saint-Bonnet-Les-Champs, La Tourette !
Mon oncle qui s’était assis et soufflait, contemplait sans mot dire et puis, tout à coup :
— Quelle richesse !
Il se tut encore et il reprit :
— Trop riche même !
— Comment trop riche, mon oncle ?
— Eh oui, fit-il d’un ton triste et traînant, trop riche… Tu ne comprends pas ? Alors écoute. Tu as dix-sept ans aujourd’hui… Plus tard tu te rappelleras ça…, plus tard.
« Tu vois ce pan de mur, là, devant nous ? »
Et, de fait, un mur longeait la route sur quelques mètres, au pied duquel les yeux bleus du printemps, je veux dire les pervenches, achevaient de fleurir.
— Eh bien, c’est tout ce qui reste du village d’Auranche.
— Auranche ?
— Oui, Auranche. Ce nom ne te dit rien ? Cela ne m’étonne pas. Au bord de ce chemin que nous avons suivi, à l’emplacement de ces champs dont les terres sont si bien nivelées, il y avait naguère un gros village qui s’appelait Auranche. Les vieilles gens seules se souviennent de ce nom et les vieux grimoires. Le Monastère de la Visitation de Riom possédait ici une maison qui avait dû lui venir, sans doute, par constitut de dot, et d’où il tirait des légumes et des fruits !…
« Vois, au bas de cette pente, un endroit où le gazon est plus vert et plus touffu. Il y avait là une source qui devait être la fontaine du village. Mais dans tous ces champs où s’élevaient les maisons, tu peux chercher, va, tu ne trouveras pas une pierre. D’Auranche, ce seul pan de mur subsiste, que le cantonnier abattra demain pour améliorer sa route : il ne reste pas pierre sur pierre ! »
— Mais comment cela s’est-il fait, mon oncle ?
— Je te l’ai dit : trop riches…
« Ah ! ces gens-là étaient de fiers artistes qui avaient, planté leur tente, bâti leur maison, si tu veux, leur maison avec un large toit avancé sous poutres apparentes, et un escalier extérieur en pierre qui montait à l’étage, face au levant. Quand ils sortaient au matin, avec le soleil dans les yeux, ils cueillaient du regard toute la montagne et toute la plaine, et leurs poumons se remplissaient de tout l’air libre et pur et frais et embaumé. Mais à force de voir, on dirait qu’on ne sait plus regarder…, à force de regarder en bas on en arrive à ne plus savoir lever les yeux… Tiens, tu vois encore ce noyer…, oui, celui d’où vient de sortir cette chevêche, il y avait à cet emplacement-là, en 1635, une grande et belle maison, la plus belle du pays… »
Étonné de tant de précision, je regardai mon oncle, mais il parlait avec une telle conviction et une telle flamme que je n’osai pas l’interrompre…
« … Et cette maison était échue en partage à l’aîné d’une famille dont les enfants avaient été nombreux. Annet Bourbonnaud avait vu la peine que, pour élever leurs neufs enfants, ses parents s’étaient donnée. Leur mère était morte jeune. Ils avaient toujours eu du pain, certes, mais pas toujours très blanc ; pas de viande souvent non plus, mais avec du mil et du sarrasin l’on faisait des bouillies épaisses et qui calaient l’estomac et qui donnaient quand même bon sang et de joli courage. Mais lui, Annet Bourbonnaud, n’avait pas les idées courtes des autres. Il s’était dit en lui-même, quand il eut épousé sa cousine, Françoise Chaput : je n’aurai pas la misère que mes parents ont eue, je n’aurai pas à me lever souvent, les nuits, comme mon père, ni ma femme à se tuer pour pétrir et enfourner de gros pain bis ; je travaillerai parce que la terre est bonne et rapporte, et qu’elle fait riche celui qui la cultive, mais ce que je gagnerai, je le mettrai de côté pour moi, et, à ma mort, ma maison, mes champs, mes bêtes qui les cultivent, les habits que nous aurons tissés avec la laine de nos moutons et les toiles qui rempliront nos armoires brillantes, et les anneaux d’or et les pistoles bien sonnantes, de tout cela mon fils, mon fils unique, héritera, et j’aurai joui de la vie qui nous aura donné, à ma femme et à moi, tout le bonheur que mes parents n’ont pas su lui demander.
« Et Annet Bourbonnaud fit comme il avait dit.
« Il fut très riche. Il eut de beaux habits, de beaux meubles, de belles bêtes, et il fut le syndic du pays, et il parlait haut, et il crachait loin devant lui parce qu’il n’avait peur de personne. Et comme on vit qu’il avait réussi dans les affaires, tout le pays pensa qu’il serait sage de l’imiter, car les hommes ont tendance à imiter ce qu’ils voient faire, le mal surtout, qui est plus facile souvent que le bien. Il fut tellement bien imité, Annet Bourbonnaud, et les mœurs d’égoïsme passèrent si bien en habitude dans le village, que moins de deux cents ans après, les maisons, vides d’hommes, n’étant plus habitées que par les maraudeurs et les oiseaux de nuit, les murs tombèrent, et tout d’Auranche a disparu, tout, jusqu’au souvenir. »
— Mais, mon oncle, d’où tenez-vous cela et comment savez-vous…
— Comment je sais ?
— Oui.
— Vois-tu, mon petit, les hommes portent éternellement la conséquence de leurs actes. Est-ce pour rien que l’Église qui, pour approfondir le cœur de l’Homme, a pris le regard de Dieu, nous fait nous accuser d’avoir péché par pensée, par paroles, par action et par omission ? Qui, jamais, qui dira les conséquences pour le temps et pour l’éternité de cet immense péché d’omission de la vie. Qui osera soutenir le regard du Juge, parmi ceux qui, se refusant à transmettre cette vie que le Créateur leur avait prêtée dans ce but, l’ont volontairement frustré, Lui, d’une longue suite d’âmes qui auraient fait sa gloire.
« Et pourtant Annet Bourbonnaud n’avait pas eu tort, apparemment. Que de misères il s’était épargnées ! »
— Vous êtes prophète, mon oncle ?…
— Non, poète un peu seulement, mon neveu. Laisse-moi dire, ce soir, veux-tu ?
« Oui, que de misères il s’était épargnées…
« Si, fidèle aux lois de Dieu et aux mœurs de ses ancêtres, il avait accepté la vie et toutes ses souffrances qui purifient le cœur de l’homme et le divinisent, il aurait bien souffert, bien souffert. Il aurait eu six enfants. Et ça coûte six enfants à faire venir, six enfants et pendant quatre années les récoltes auraient été mauvaises, lourds les taxes et les impôts, fréquentes les réquisitions et les corvées, sans entrailles les créanciers ; oui, il aurait souffert, beaucoup souffert… Des six enfants que Dieu lui aurait donnés et qu’il aurait très vaillamment reçus, non pas en maugréant, mais en souriant, deux seraient morts en bas âge, anges du paradis ; une fille aurait vécu, mal vécu, hélas ! en déshonorant le nom sans tache jusque là des Bourbonnaud, et elle serait morte de son péché ; un autre fils aurait pris du service dans les armées du Roy et se serait fait tuer en Hollande. Cela fait quatre. Une autre fille, Annette, aurait vécu aussi, mais, bonnes gens, toujours malade de fièvre, plaies, de paralysie, quinze ans sur le lit, tracas pour les siens, si bien que dans le pays ou aurait dit et pensé : « Qu’est-ce qu’elle est venue faire celle-là, elle aurait mieux fait de rester où elle était… » et, à sa mort, il n’y aurait eu qu’un mot : « Enfin ! elle a cessé de souffrir !… » Il serait resté le fils, Antoine, qui, sur lui, aurait pris tout le soin de la maison et des bêtes et des champs et, parmi ses enfants, l’un aurait fait son bonheur et sa gloire ; et non pas seulement son bonheur et sa gloire à lui, non pas seulement la gloire et le bonheur de la Limagne, non pas seulement la gloire et le bonheur de la province d’Auvergne, mais la gloire et le bonheur de toute la France, mais la gloire et le bonheur du monde entier… »
— Du monde entier, mon oncle ?
— Du monde entier, comme je te le dis, mon neveu, car celui-là s’appelait Dieudonné Bourbonnaud. Il était d’une intelligence hors ligne et d’une sagesse hors de pair. Il y avait en lui du Pascal et du Michel de l’Hospital ; à Billon, chez les Jésuites, il fit ses études et ses maîtres, devinant chez lui la poussée du génie, le firent partir pour Paris, où il fit si bien que le roi Louis XVI, dont les affaires allaient mal, l’appela dans son Conseil, fit de lui son ami. Il n’y eut, pas de Necker, il n’y eut pas de Turgot, il y eut le grand Dieudonné Bourbonnaud. Il fit si bien qu’il n’y eut pas de Révolution française, pas de Bonaparte pour domestiquer la dite Révolution à son profit et faire sonner les fanfares de la guerre : il y eut seulement la France grande et paisible…
— Mais, vous rêvez, mon oncle…
— Non, je ne rêve pas ; je pense. Et tu sais, cette Annette qui, selon le dire des gens, aurait mieux fait de ne pas naître parce que sa vie fut toute entière tissée de souffrance ; eh bien, c’est elle qui aurait été la plus belle âme, et la plus agréable à Dieu et la plus utile à son prochain de tout son temps, parce qu’elle aurait fait de son lit de souffrance et d’agonie un autre Calvaire, et que dans sa personne Notre-Seigneur Jésus-Christ aurait continué de sauver le monde. Et, grâce aux mérites de cette dolente inconnue, de cette mystique cachée, sa sœur qui vécut mal, et qui mourut de et dans son péché, eut son âme sauvée, ainsi que le petit soldat qui mourut en Hollande au service du Roy… et mille et mille autres.
« Je rêve ? non pas. Je te l’ai dit : je pense à ce qui aurait pu arriver si la malice, l’égoïsme et la volonté funeste d’un homme ne s’étaient pas opposés aux desseins d’amour de la Providence. »
Mon oncle se tut. Pendant un moment il contempla les montagnes dont les ombres s’allongeaient déjà et puis, leste encore, il se leva. Nous prîmes le chemin du retour, en silence. Tout à coup, il s’arrêta, piqua sa canne au bord d’un champ
— Tiens, petit, si tu creusais à cet endroit, tu trouverais des choses qui feraient la joie d’un archéologue. Nous sommes ici sur un cimetière de l’époque gallo-romaine. À un mètre ou un mètre cinquante sous terre, il y a là une quantité de vases funéraires où les cendres de ceux qui habitèrent ce pays, avant les premières invasions franques, reposent. Tu trouverais des cubes de lave évidés, munis d’un couvercle et encerclés de barres de fer. Ils contiennent, dans des lécythes ou des fioles de verre, un peu de cendre et des pièces de monnaie. Au moins, de ceux-là, qui ont possédé le pays, l’ont travaillé, en ont joui, il reste quelque chose, tandis que de ceux du village d’Auranche, il reste à peine le souvenir. Les ruines même ont péri. Il ne doit rien rester sur terre de ceux qui pèchent contre la vie. C’est la vengeance de ceux qui ne sont pas venus.
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