VI
UNE heure passa ainsi, puis une autre. Jeanne s’appliquait aujourd’hui à faire toute chose avec plus de soin que d’habitude.
Ne désirait-elle pas offrir son zèle en sacrifice pour l’inconnu « perdu » ?
Apporter son petit tribut aux Saints, c’était la meilleure préparation pour la fête du lendemain.
Et il y avait tant à faire dans la maison et au jardin.
Au jardin, il fallait bien s’occuper un peu de ses frères. Ils étaient en train de construire dans le sable une grande forteresse.
— Qui sera seigneur de la forteresse ? Et Jeanne, qui sera-t-elle ?
Penchés tous trois au-dessus de leur château fort minuscule, ils avaient l’air de géants.
Jeanne prit le rôle de la bergère.
— Quel est le Dauphin ? François ou Bernard ?
Ce n’était pas une simple bergère.
Un morceau de carton remplaça le bouclier. La voilà prête au combat, prête à donner sa vie.
Que le Dauphin espère. Elle chassera l’ennemi hors des frontières.
— Je me confie à Dieu, dit Jeanne en se dressant devant Bernard.
— C’est bien, ma Pâquerette du Paradis, dit le Dauphin en lui remettant l’étendard…
Papa, à son retour de l’hôpital trouva ses enfants en plein jeu.
Il s’arrêta un instant et les embrassa d’un tendre regard.
VII
IL ne pouvait pas encore être question de préparer le repas à la maison.
C’était midi.
On décida d’aller au restaurant.
Papa ouvrit son journal.
— Va chercher maman, dit papa à Jeanne en posant une main caressante sur sa tête.
Jeanne se pressa pour monter l’escalier.
Au premier on ne percevait aucun bruit. Les chambres attendaient déjà toutes prêtes. Par la fenêtre donnant sur l’escalier on voyait un carré de ciel. Le jour était doux comme un jour d’adieu.
Jeanne monta au second étage et, pénétrant dans la première pièce, elle trouva sa mère.
C’était une petite chambre carrée, toute blanche, aménagée en chapelle.
Sur un tapis bleu il y avait contre le mur une table un peu surélevée et couverte d’une nappe brodée. Au-dessus se trouvait une croix d’ivoire, que Jeanne connaissait depuis toujours. Au-dessous deux vases étaient garnis de fleurs.
Maman se tenait à genoux devant le crucifix, le visage plongé dans les mains.
Jeanne regretta que papa ne fût pas là avec elles.
Il était seul en bas avec son journal.
Jeanne s’agenouilla tout près ; et alors elle entendit que maman pleurait.
VIII
MAMAN se mit debout et sourit à Jeanne.
La mère et la fille devaient se comprendre aujourd’hui sans paroles.
En même temps, elles se penchèrent l’une vers l’autre. Tenant dans ses bras la fillette, maman lui dit tout bas :
— Tu es déjà grande, et tu comprends beaucoup de choses. Nous demanderons demain à tous les Saints de prier avec nous Notre-Seigneur pour ceux qui se perdent loin de Lui.
Nous profiterons de la fête de demain pour nous unir très intimement aux Saints du Ciel et de la terre qui sont unis entre eux dans la Communion, les uns en jouissant continuellement au Ciel, les autres au Purgatoire par l’Espérance et nous sur la terre par la Foi.
— Je sais, maman, c’est la Communion des Saints, qui nous obtiennent sans cesse des grâces, si nous les aimons.
— Nous tâcherons donc, ma petite Jeanne, d’aider ceux qui se perdent sans le savoir.
— Ceux qui se perdent, maman ? Sais-tu qu’il y a ici dans la maison de devant un enfant qui est perdu ?…
Elles descendaient ensemble l’escalier en se tenant par la main, et Jeanne racontait à sa mère ce qu’elle venait d’entendre sur le petit inconnu.
— Comment savoir qui est-ce au juste ?
IX
PAPA emmena tout son monde au restaurant où les couverts étincelaient sur la nappe blanche.
Il consultait la carte du menu et le garçon attendait, le crayon au-dessus de son bloc-notes.
— Que commandera papa ? s’inquiétait à haute voix la petite Josée, toujours d’un excellent appétit.
— Que commandera-t-il donc ? continuait-elle à penser, grondée par le regard de maman.
Tous les enfants furent d’accord qu’il était beaucoup plus amusant de manger au restaurant et que le déménagement était un événement fort agréable.
Pendant le repas, les parents s’entretinrent du petit malade. Maman avait obtenu de la concierge quelques précisions.
C’est un petit garçon déjà cardiaque, fils unique d’un manœuvre de chez Renaud ; il a l’âge de Jeanne.
À une table voisine, le garçon mît un plat devant un monsieur solitaire, qui se mit à remplir son assiette avec beaucoup d’entrain.
— Mon ami, reprit maman en s’adressant à papa, ce petit n’a personne pour le soigner et sa mère tient à le garder à la maison.
— Eh ! bien, ce sera mon premier malade ici.
Jeanne leva des yeux pleins de reconnaissance sur son père.
— Jeanne, tu iras demander à la concierge de prévenir ces gens que j’irai les voir à trois heures, dit papa en consultant son petit agenda.
X
À trois heures », pensait Jeanne, et elle entendait son cœur battre.
Il lui semblait que l’heure tardait singulièrement.
Jeanne appela ses frères et sœurs :
— Savez-vous qu’il y a un garçon perdu dans cette maison ?
On forma cercle autour de Jeanne.
— À l’hôpital où va papa, il y a beaucoup d’enfants malades… dit Bernard ; que faire ?
Bernard s’apprêtait à s’en aller.
François était de l’avis de son frère ; cela se voyait dans ses yeux.
— Que faire ?… disaient les yeux des garçons, on est obligé de terminer la forteresse, car autrement elle se démolirait… On est en vacances !
Les fillettes se blottirent autour de Jeanne.
— Que faudrait-il lui offrir ? demanda Thérèse, prête à donner ses poupées, même son petit nègre qu’elle aimait par-dessus tout.
Mais un garçon, ça n’a pas besoin de petits négrillons. Thérèse trouvait une consolation dans cette dernière pensée.
— Il faut dire un « Avé », et le garçon sera guéri, dit soudain la petite Josée, qui prouva qu’elle ne pensait pas toujours à la nourriture et aux jeux.
— C’est une idée ! confirma Jeanne avec ardeur. Disons une dizaine de chapelet.
— Une dizaine de chapelet ?
Bernard en avait assez de cette dévotion de femme !
Jeanne ne céda pas. Elle s’approcha de son frère.
— Réfléchis, mon petit Bernard : s’il était possible de sauver quelqu’un par dix « Je vous salue » ?
— Est-ce que je le sauverai ? demanda Bernard en écartant les mains.
Jeanne avait des larmes aux yeux.
— Qui vient avec nous ? s’écria-t-elle.
Dans le vestibule où se passait ce conseil secret accompagné du bruit des marteaux travaillant à l’installation de la nouvelle demeure, un appel énergique retentit :
— Qui vient avec nous ?
Les hommes ne pouvaient pas se laisser distancer par les femmes. Les garçons s’approchèrent de ce chef.
— Nous marchons.
Et tous les enfants suivirent Jeanne qui montait l’escalier.
— Montons-nous au grenier ?
François et Bernard y étaient toujours disposés. Jeanne les emmena dans la pièce du recueillement.
Dès le seuil, l’atmosphère de la chambre accueillit les enfants dans sa blancheur, parmi la nudité de ses murs avec la grande croix tendue vers les arrivants.
Les fleurs s’épanouissent ici pour Celui qui d’En-Haut parle aux cœurs élevés vers Lui.
XI
LA prière des enfants s’éleva.
Elle atteignit le plafond, le traversa et plana au-dessus du toit de la maison.
Cette prière composée de petites lettres formant des mots, de mots constituant des phrases accompagnées de soupirs, montait toujours plus haut.
En couronne tressée de rayons, elle se balançait au-dessus de la ville, au-dessus des maisons, où il y avait pas mal d’enfants perdus et beaucoup de grandes personnes non moins perdues.
Les perdus se perdaient différemment, les uns perdaient la santé du corps, les autres celle de l’âme.
La couronne des dix « Je vous salue » monta encore plus haut et encore plus haut.
La ville était déjà au-dessous d’elle comme une ville de petits Poucets ; les tours, les ponts, les arcs et les clochers, vus de cette hauteur, n’avaient plus le même aspect que vus d’en-bas. Une ville regardée d’en-haut est semblable à une vie regardée de l’éternité.
La couronne de prières touchait déjà les nuages. Elle perdit la vue de la ville et de la maison d’où elle s’était élevée des cœurs de Jeanne, de Bernard, de François, de Thérèse et de Josée.
Elle était suspendue dans l’espace, se frayant un chemin parmi les astres et elle avait au-dessus d’elle le seul but à atteindre : le Ciel.
Là où commence l’azur du paradis et le parfum de ses lys, des couronnes pareilles arrivaient de tous côtés en grand nombre et toutes se glissaient vers le Ciel.
Ces couronnes faisaient la lumière à l’entrée du paradis, la lumière que possèdent déjà sur la terre ceux qui savent aimer, prier et se sacrifier.
Le paradis est partout où il y a le véritable amour et spécialement dans le lieu où aboutit la couronne de prières, car l’amour y règne exclusivement.
Comme c’était une couronne de chapelet pour la guérison du petit garçon perdu, l’archange Raphaël accourut lui-même pour la recevoir.
Il se pencha un peu en avant, les pieds posés sur un nuage et il embrassa la couronne !
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