DANS le Ier siècle de notre ère, un soir de juillet imprégné de l’odeur des moissons blondes, un orage éclata sur la forêt de cette montagne qu’on appelle aujourd’hui Sainte-Odile, en Alsace. Des légionnaires de Rome, chargés de coloniser le nouveau territoire conquis par César, abattaient des chênes ou charriaient des blocs de granit pour daller une route, lorsque, soudain, ils virent surgir trois voyageurs aux vêtements déchirés par l’usure, aux sandales poudreuse. Celui des trois qui paraissait le maître, petit de taille et la barbe grisonnante, s’appuyait, sur un bâton et portait une robe à la manière orientale. Ses deux compagnons, jeunes, deux frères sans doute, car ils se ressemblaient, portaient une tunique faite d’une toison d’agneau et la coiffure de joncs tressée des paysans du mont Albain.
Les légionnaires, pour les accueillir, avaient suspendu leurs travaux, un centurion les interrogea :
— D’où venez-vous ?
— De Rome, répondit l’étranger à la barbe grise.
— Où allez-vous ?
— Là-bas, vers ce fleuve.
— Prenez garde. C’est un pays hostile.
— Qu’importe ! Dieu est avec nous.
Des soldats étendirent leurs manteaux sur la terre humide, et les trois voyageurs s’assirent, face à la plaine, devant le fleuve qui étincelait aux rayons dorés du soir.
— Nous allons au bourg d’Argentoratum, dit l’inconnu à la barbe grise. Quel chemin nous faut-il prendre ?
— C’est très loin, répliqua le centurion. D’ici, vous irez longer le pied des montagnes, et quand vous aurez traversé plusieurs villages, vous aboutirez à Noventium, où se trouve un temple consacré au dieu Mercure…
— Je le sais.
— D’ailleurs, l’un de mes légionnaires vous conduira.
— C’est bien.
Le plus âgé des voyageurs se tourna vers ses compagnons, et, leur montrant la terre d’Alsace, encore caressée d’une douce lumière, leur dit :
— Frères bien-aimés, préparez vos javelles, car voici la moisson que le Seigneur vous donne.
Tous les trois mangèrent un pain de seigle et quelques fruits tirés de leurs bissacs de toile. Après quoi, ils lièrent ensemble deux rameaux en forme de croix, les fixèrent sur le sol et les assujettirent avec des pierres. Avec la pointe d’un couteau, l’homme au bâton traça sur le grès les mots suivants :
« Au nom de Dieu et de Notre-Seigneur Jésus, moi, Materne, disciple de Pierre, j’ai prie possession du pays. »
Au-dessous, les deux frères ajoutèrent leurs noms « Eucharius, Valérius, serviteurs de Dieu. »
Ensuite, ils partirent dans la nuit brune, tandis qu’au firmament s’allumaient les premières étoiles.
Deux jours après, ils arrivèrent dans Novetium, devant le temple dédié au dieu voleur Mercure, et dont Jules César avait posé la première pierre. C’était un jour de sacrifice solennel qui attirait une multitude nombreuse. Déjà des laboureurs répandaient sur le sol des gerbes de seigle et de froment ; d’autres apportaient des corbeilles de fruits aux pénétrantes senteurs de miel.
Sans prendre garda à ces préparatifs, Materne franchit la double enceinte du temple, et en suivant la foule, il entra sous le portique. Une femme, la prophétesse du lieu, entièrement voilée de noir, était assise devant l’autel, comme indifférente aux hommages de ses fidèles.
Lorsque les disciples du Christ se trouvèrent en face d’elle, un frisson de crainte la saisit brusquement. Elle se leva d’un bond, se tourna vers Materne, et d’une voix à demi étranglée par l’angoisse, elle cria :
— Homme de Dieu !… Oh ! je souffre de ta présence. Retire-toi !…
Materne avait le front calme, illuminé par la sagesse. Il étendit la main droite, et, s’adressant à quelque puissance démoniaque, invisible aux autres, il dit :
— De par le Christ vivant, je t’ordonne de sortir de cette femme !
Aussitôt, la prophétesse tressaillit en des convulsions violentes ; puis elle tomba le visage contre terre, les lèvres mouillées d’écume.
— C’est le dieu qui l’agite ! murmuraient ses fidèles, tremblants eux-mêmes d’étonnement et de frayeur.
Materne se rapprocha d’elle et lui dit :
— Ma sœur, au nom du Christ, relève-toi !…
Il n’avait pas achevé ces mots qu’elle se relevait, docile, radieuse, et, se prosternant devant lui, elle dit :
— Seigneur, mon corps jusqu’à ce jour a été la proie des ténèbres. Mais tu es venu avec des paroles de vie, et mon âme avec docilité en suivra les enseignements.
Sans retard, Materne commença de l’instruire dans la foi chrétienne. Mais les prêtres des faux dieux ameutèrent leurs serviteurs pour chasser du temple les trois étrangers et l’ancienne prophétesse.
Materne, au moment de franchir le seuil, s’écria :
— Insensés, ne savez-vous pas que le temps des idoles est passé ?
À l’instant même, la statue de bronze qui se trouvait dans le sanctuaire s’écroula de son piédestal, en trois morceaux. L’un d’eux laissa couler un liquide épais et noir, semblable à du sang corrompu.
Materne et ses compagnons regagnèrent la lisière du bois, et, comme la nuit fraîche était venue, ils s’allongèrent sur un talus et s’endormirent. À la pointe du jour, Materne vit une troupe de pauvres gens qui épiaient son réveil. Le plus vieux lui adressa timidement la parole :
— Nous voulons connaître l’histoire du Dieu que tu sers. Nos bardes ont chanté jadis un maître invisible, semblable au tien.
Materne leur conta le récit merveilleux : le Fils de Dieu descendu sur la terre, les hommes sauvés, la joie des élus. Il évoqua les temps nouveaux, où l’homme vivrait, selon la justice, des fruits de son travail. Les simples, les déshérités écoutaient avec ravissement et avec gratitude les promesses de l’apôtre.
Le lendemain, ils étaient cent qui vinrent l’écouter. Le jour suivant, plus encore, et si nombreux que Valérius et Eucharius se joignirent à Materne pour les instruire. Le temple cependant devenait désert, malgré les exhortations de ses prêtres et les fêtes pompeuses dont ils multipliaient le nombre.
Une nuit, quelques disciples de Materne renversèrent les lampes sacrées, les images, puis ayant tracé sur l’autel de marbre le signe de la croix, ils lavèrent à grande eau, pour les purifier, les hautes murailles. Les prêtres alors s’enfuirent sournoisement. Et sous la voûte du temple, là où le Mercure de bronze s’offrait à l’adoration des foules, Materne continua d’enseigner au peuple la loi du Seigneur.
À ce temple qu’il avait transformé en église, Materne ajouta une haute tour de bois, sur laquelle, aux heures de la prière, ses compagnons ou lui-même montaient pour appeler les fidèles. Or, Un jour qu’il était sur la plate-forme, il distingua dans le brouillard de l’horizon, au Nord, en deçà du fleuve, les murailles d’Argentoratum, qu’on nomma plus tard Strasbourg.
— Cette ville, songea-t-il, brille sous le ciel comme la Jérusalem Céleste. Mais, hélas ! elle est pareille à une rose magnifique dont un ver ronge le cœur. Satan y triomphe encore.
Et le désir d’aller y porter l’Évangile entra aussitôt dans l’âme du Saint.
Il savait la difficulté de sa tache, car la ville se gardait jalousement, dans la gloire de ses grands hêtres et de sa source charmante. Il connaissait la légende de cette source qu’un porcher, en suivant son troupeau, avait découvert au fond d’un bois. Quelques huttes S’étant groupées autour de l’eau merveilleuse avaient formé le germe de la ville. Et là, dans une vasque de pierre, les Romains avaient bâti un temple dédié au dieu farouche de la guerre.
Materne choisit parmi ses fidèles les plus doux, les institua prêtres de son troupeau et leur confia l’Église qu’il venait de fonder à Noventium, et qui, florissante, transformée plus tard en abbaye, prit le nom d’Ebermunster. Ensuite, il amena ses deux disciples avec lui sur la route d’Argentoratum.
Deux jours après, quand il en eut franchi les portes., il admira les remparts fortifiés, les maisons, dont beaucoup étaient construites en pierre.
Sur la place du Marché, il avisa un pêcheur qui venait de pêcher dans l’Ill un petit poisson et il lui dit :
— Donne-moi ton petit poisson. Veux-tu ?
— Non ! non !… Et qui êtes-vous ?
— Je te l’achète.
— Pas davantage. Je le vendrai à mes clients d’habitude.
— Avec ta pêche, ils ne feront pas un repas copieux. Tandis que moi…
— Non ! non !… Allez-vous-en !…
Aux cris indignés du pauvre homme, des curieux se rassemblèrent. Alors, Materne monta sur une des futailles vides qui se trouvaient là et de toutes ses forces il parla :
— Qui veut acheter le breuvage délectable qui est l’avant-goût du ciel ?
— Qu’est-ce qu’il nous raconte ? bourdonnèrent des ménagères.
— Je vous offre de quoi nourrir votre âme durant l’éternité !… reprit Materne. Toi, femme laisse donc ces fruits que tu viens d’acheter et qui ne seront demain qu’une gourmandise corrompue. J’ai ici des grappes vermeilles… La parole de Dieu est, pour celui qui s’en nourrit, plus douce que le raisin mûr.
— La parole de Dieu !… bourdonnèrent encore les ménagères. C’est donc un messager de Dieu ?
— Toi, vieillard, je t’apporte l’eau de jeunesse et de vie. Là où sera le Christ, il n’y aura plus ni deuils ni larme…
— Le Christ ? murmura le vieillard. Je ne comprends pas…
— Tu comprendras. Car le prophète a dit les aveugles verront, les sourds entendront.
Les curieux, pour l’entendre, se pressaient en plus grand nombre. Personne ne souriait plus. Un homme, avec simplicité, interrogea Materne.
— Annonces-tu le destin des hommes d’après la marche des étoiles ?
— Pauvres fous que vous êtes tous ! Je vous apporte les biens véritables.
— Montre-nous tes marchandises !
— Allons !… Ce n’est pas aujourd’hui que vos yeux s’ouvriront à la lumière.
Materne secoua tristement la tête, et, suivi de ses disciples, il s’éloigna. Dans les hôtelleries, on leur refusa l’hospitalité. À la nuit, ce fut un pauvre homme qui consentit à les accueillir dans sa cabane.
Sitôt que le jour fut levé, ils se rendirent au temple païen, dans le centre de la ville. Là, Materne rencontra tout un peuple hostile, plus de deux mille personnes. Afin de les convaincre de la vérité qu’il annonçait, au nom du Seigneur, il avisa un boiteux et le guérit. Mais l’aveuglement des gens d’Argentoratum était tel qu’en présence même du miracle ils refusèrent de croire.
Puis, excités par les prêtres de Mercure, ils chassèrent à coups de pierre les serviteurs de Dieu, qui eurent juste le temps de fuir dans la campagne. Enfin, brisé de lassitude, le front saignant d’une blessure, Materne put se reposer au bord d’un chemin.
Eucharius et Valérius, oubliant leurs propres souffrances, aidèrent leur maître à marcher un peu, et pendant plusieurs jours, jusqu’au pied des monts, ils le portèrent dans leurs bras unis.
Enfin, ils arrivèrent dans une région de pâturages, où s’éleva plus tard la ville et le moutier de Benfeld. Materne pria ses disciples de le déposer à l’ombre d’un saule. Et, après avoir longuement prié, après avoir recommandé au Seigneur ceux qui lui étaient plus proches que des fils selon la chair, le Saint ferma les yeux et remit à Dieu son esprit.
Aussitôt, une grande clarté se répandit sur la prairie. Ceux qui la virent, épars dans la plus lointaine campagne, demeurèrent frappés de stupeur.
Eucharius et Valérius prirent le corps de leur maître, et, l’ayant porté au delà de l’Ill, dans une lande déserte, ils creusèrent une fosse. Lorsque la fosse fut comblée, ils pleurèrent :
— Hélas ! gémit Valérius. Qu’allons-nous faire à présent ?… Si nous retournons à Rome sans notre maître, on nous rendra peut-être responsables de sa mort. Si nous retournons à Argentoratum, les habitants nous feront périr. Que deviendrons-nous ?
— Il faut avoir du courage, répondit Eucharius. Allons à Rome retrouver l’apôtre Pierre. Lui seul peut nous assister.
Ils quittèrent la lande, et, le cœur lourd, s’en furent par des sentiers de montagne. Durant leur voyage, chaque site, en leur rappelant les haltes heureuses de jadis, augmentait leur tristesse. À Rome, ce fut le front humilié qu’ils se présentèrent devant Pierre. Ils lui contèrent doucement la mort de Materne, toutes les péripéties de l’immense malheur. Pierre, avec un grave sourire, leur répliqua
— Mes fils, bénie soit la souffrance qui nous vient au nom du Christ. Sachez pourtant que notre frère Materne n’est pas mort ; il repose dans le Seigneur. Voici que le jour de son réveil est proche. Prenez ce bâton, retournez en hâte au lieu où vous avez laissé votre maître. Vous placerez le bâton entre ses mains et lui direz : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Pierre, serviteur du Christ, t’ordonne de de te lever et de continuer à porter aux hommes le message dont tu es chargé. »
Ayant reçu là bénédiction de Pierre, les deux frères se mirent en route joyeusement. Au bout de quinze jours, ils parvinrent à Noventium, dont les campagne se couvraient de neige. Les croyants, anciens convertis de Materne vinrent avec respect baiser le bâton de l’apôtre, de qui Eucharius répéta les paroles solennelles. Tous alors voulurent accompagner les deux frères jusqu’il la tombe de Materne.
Il fallut, dans la lande déserte, balayer le neige, creuser le sol durci, afin de découvrir dans la fosse Materne, qui, enveloppé de son manteau, semblait dormir. Le mort entr’ouvrit les yeux, remua ses doigts, ses lèvres, souleva légèrement son front. En s’appuyant sur le bâton de l’apôtre Pierre, il sortit de la fosse. Et les chrétiens, émus d’étonnement et de joie, s’écrièrent ensemble :
— Il est ressuscité !
Materne leur dit :
— Très chers frères, je jouissais du repos. À présent, je demeurerai votre hôte pendant autant d’années qu’il s’est écoulé de jours depuis que j’ai été couché dans la tombé.
— C’est un peu plus de trente jours, répondit Eucharius.
Les chrétiens poussèrent des clameurs d’allégresse et les païens se firent baptiser. Parmi eux se trouvait le pauvre qui, à Argentoratum, avait accueilli dans sa cabane Materne et ses deux disciples. Cependant, la nouvelle du miracle se répandit le jour même dans la région. Un grand nombre de païens renoncèrent aux idoles pour se donner au Christ. Argentoratum envoya dix de ses notables supplier saint Materne de retourner dans ses murs.
Materne partit. À une lieue de la cité, il tendit un bruit de chants et de musique ; il vit une foule en habits de fête s’avançant vers lui, et qui agitait, en signe de soumission et de bonne grâce, des rameaux d’aubépines et des branches de pruniers en fleurs. Materne fut reçu en triomphe.
Il détruisit le temple païen, construisit une église qu’il plaça sous l’invocation de l’apôtre dont la voix l’avait arraché à la tombe. Cette église existe toujours : on la nomme Saint-Pierre le Vieux. Ceci se passait en l’an du Seigneur 64.
Dans la ville et dans les campagnes, Materna ordonna des prêtres, des diacres, susceptibles d’instruire le peuple. Il éleva une autre église non loin de Molsheim, qu’on appelle encore Dompeter, ce qui, en langue latine, signifie maison de Pierre.
De l’Alsace, Materne, accompagné de ses deux disciples, se rendit vers le Nord, à Trèves, qui était alors la plus grande ville de Germanie ; à Cologne, à Tongres, qu’il offrit également à Dieu. Sous ses pas, les miracles fleurissaient comme des roses.
Quand les trente ans furent révolus, il compta sa belle moisson de gerbes, vingt églises de pierre neuve, et doucement les mains jointes, il rendit pour toujours son âme à Dieu.
Georges Beaume
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