Vos Petits Frères d’Alsace
Voici le vrai mois de l’enfance. Saint-Nicolas, puis Christkindel ou Noël, ces mots résonnent agréablement aux oreilles des enfants de tous les pays.
À la Saint-Nicolas, la nuit venue, la famille est rassemblée devant le poêle ronflant : les petits attendent avec anxiété l’arrivée du grand Patron. Ils sont aux écoutes : la conversation des parents ne saurait les distraire. Ils s’avancent jusqu’à la porte, tendent l’oreille… La nuit est glaciale ; par un temps pareil, le saint aura-t-il le courage de sortir ?… Tout à coup, vers neuf heures, des pas résonnent sur le sol glacé. Une clochette argentine, le braiment sonore d’un bourriquet, les coups discrets à l’huis… c’est lui, enfin ! Oui, ce sont les trois coups accoutumés et les trois sonneries…
La maman se dispose à ouvrir, les enfants deviennent muets ; ils se blottissent dans le coin le plus reculé, serrés les uns contre les autres : la visite d’un saint, c’est toujours une chose importante.
La porte s’ouvre et la figure de saint Nicolas apparaît sur le seuil. Son compagnon, le terrible Hans Trapp, attache à l’anneau extérieur le licol de l’âne chargé de jouets. Tous se lèvent et s’inclinent. Saint Nicolas, majestueux et bienveillant, appuie sa main gauche sur sa crosse et de la dextre il bénit, avec un petit discours de bienvenue, et demande :
— Où sont les enfants sages ? Ils auront des friandises, des jouets, mais les autres…
Et il montre la porte.
— Hans Trapp apporte pour eux des verges trempées dans du vinaigre. S’ils ne promettent pas d’être meilleurs l’année qui vient, il va les jeté dans sa hotte. Il les enfermera dans sa caverne jusqu’à Noël, sans chandelle, sans feu, au pain sec, à l’eau claire ; ils coucheront sur des fagots…
Ce discours fait trembler ceux qui ont des peccadilles sur la conscience. Mais comme ils se repentent, comme ils sont résolus à se corriger !
Saint Nicolas lit dans le fond de leurs cœurs. Il leur pardonne, il aime tant les enfants ! Et la distribution commence.
Pourtant, il advient qu’un endurci n’a pas mérité l’absolution et encore moins les récompenses. Alors Hans Trapp ouvre brusquement la porte ; il entre, roulant des gros yeux furieux, son fagot de verges à la main. Un bruit de chaînes accompagne ses mouvements.
Il s’élance à la poursuite du mauvais sujet, qui tremble, pleure, joint les mains, se jette à genoux, promet de ne plus recommencer, et Saint Nicolas intervient. Mais il est sévère, le bon saint ; il consent bien à laisser ce vilain garçon, cette méchante petite fille à ses parents, mais il se contentera, pour cette fois, de les priver de jouets et de friandises. Quelques semaines plus tard, Hans Trapp sévira avec Christkindel. Il sera impitoyable et les emportera pour toujours enchaînés. La famille feint naturellement la plus grande frayeur, la maman pleure à l’idée de perdre son petit… Saint Nicolas et Hans Trapp s’éloignent. Ils vont exercer leur ministère chez les voisins.
La neige couvre la terre de son épais manteau blanc. Partout s’ouvre la foire aux sapins. Les arbres de Noël descendent de la forêt vosgienne. Il y en a pour toutes les bourses, des petits et des grands. Les boutiques se sont garnies de bougies et de lampes, de jouets, et ont été bien vite dévalisées par les parents prévoyants. Le 24 décembre sera jour ou plutôt soirée de grande fête. Les baraques foraines encombrent la place publique. Elles offrent aux convoitises enfantines cent merveilles ; mais ce qui par-dessus tout attire les regards des garçons, ce sont les sifflets. Quiconque possède quelques sous achète un sifflet, et les rues du pays, s’emplissent d’une assourdissante cacophonie. D’où vient cette rage de sifflets à Noël ? Nul ne le sait et nul n’oserait tenter d’interdire l’infernale concert.
Presque chaque maison a son sapin et bien des mamans préparent l’arbre de Noël autour duquel, comme à la Saint-Nicolas, la famille veillera. Les familles se rassemblent, des amis se joignent aux parents. Les bougies sont allumées, à la grande joie des bambins : on rit, on chante, les vieux se sentent rajeunir au souvenir des Noëls passés ; ils se revoient enfants, ils évoquent dans leurs mémoires l’image des chers disparus.
À neuf ou dix heures, une cloche tinte dans la rue c’est Christkindel qui annonce sa venue. La porte s’ouvre et le voici de blanc vêtu, un voile sur le visage. Mais ce Christkindel, malgré son nom (Christ petit enfant) est une femme, c’est la dame de Noël. Couronnée de roses, elle entre dans un éblouissement de lumière, sa douce voix chante un alleluia : c’est un souhait pour tous, répété par tous les assistants. Ce pieux devoir accompli, elle s’adresse aux enfants, elle questionne les parents : les petits ont-ils été bien sages ? Si la réponse est satisfaisante, elle prend des sucreries dans une corbeille suspendue à son cou et les distribue à ceux qui les ont méritées. Pour les méchants Hans Trapp est encore plus terrible qu’à la Saint-Nicolas. Gare à ceux qui avaient promis de se corriger et n’ont pas tenu leur promesse !… Hans Trapp est devenu un colosse effrayant, couvert de peaux de bêtes, coiffé d’une énorme toque poilue. Deux cornes longues et pointues surmontent son front, sa barbe rousse tombe jusque sur son ventre ; il roule des yeux flamboyants, grince des dents, des dents de croquemitaine, et des chaînes s’enroulent autour de ses reins. D’une main, il secoue une clochette ; de l’autre, il brandit une poignée de verges ; ses grosses bottes serrées claquent sur le plancher. Enfin, d’une voix caverneuse, qui fait frissonner les plus braves et les plus innocents, il demande où sont les méchants. À grands pas, il parcourt la pièce et feint de vouloir les prendre. Les enfants fuient, se cachent ; les plus avisés se réfugient dans le giron de la Dame de Noël, les autres s’accrochent aux jupes de maman ou aux basques de la redingote de grand-père. Parfois, on entend des cris, des pleurs, des sanglots sous les tables, derrière les chaises. Mais la dame de Noël est là pour tout arranger ; le calme se rétablit et elle distribue les jouets. Hans Trapp s’en va en maugréant, jurant qu’il reviendra avant la fin de la semaine, seul cette fois, et qu’il ne se laissera plus toucher.
Mais la dame de Noël se retirant après avoir souhaité à tous une bonne année avec toutes sortes de prospérités, Hans Trapp est bien forcé de la suivre.
Qu’est-ce donc que ce terrible Hans Trapp ? C’est le croquemitaine alsacien. Son nom est la déformation de celui du tout-puissant seigneur Flans von Tratt, qui vivait au XVe siècle dans le château de Berbelstein, près de Wissembourg. Il était d’une férocité renommée. Sa méchanceté était telle, et il inspirait une si grande frayeur à cinquante lieues à la ronde, qu’il fut mis au ban de l’Empire. L’imagination populaire s’en est emparée et en a fait un épouvantail pour les enfants que rien ne peut corriger.
Dès que Christkindel est sorti, la maîtresse de la maison va prendre dans le hangar une belle bûche préparée et ornée de branches de houx aux rouges baies. Pendant ce temps, la famille s’est réunie devant l’ouverture du foyer du poêle ; lorsque la maman se présente, l’aïeul se lève, et une cruche de vin en main, il en répand quelques gouttes sur la bûche qu’il bénit au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Enfin la bûche est mise dans le poêle où ne doit se trouver qu’un lit de charbons ardents, suffisants pour enflammer la bûche qui doit se consumer seule. Les cendres sont religieusement recueillies, conservées et semées dans les champs, où elles assureront la bonne levée des semences.
Après cette cérémonie, la maîtresse de maison se rend à l’étable et l’écurie et donne une ration aux bêtes, qui seront ainsi associées aux réjouissances de Noël.
Les bonnes femmes vous diront qu’entrant dans les étables et les écuries la nuit de Noël, elles n’y ont jamais trouvé les bêtes couchées. Ces animaux se souviennent qu’en cette nuit, le bœuf et l’âne réchauffaient le petit Jésus.
Mais voici que s’égrennent les premiers tintements des cloches qui percent le silence nocturne ; c’est pour la messe de minuit qu’elles chantent si gaiement, car la voix des cloches n’est pas toujours la même : elles pleurent pour le glas, elles chantent pour les fêtes joyeuses.
Tout le monde s’apprête. Les chauds vêtements ont été préparés dans la journée : la bisé est dure. On allume la lanterne : la nuit est sombre, toutes les petites lumières tremblotantes qui se dirigent vers l’église ne sont ce pas les étoiles qui sont descendues du ciel, pour guider les humbles chrétiens vers la crèche de Jésus, comme la belle étoile d’Orient guida les puissants rois mages sur la route de Bethléem ? Le retour de l’office est moins recueilli. L’église était froide, humide, la messe a été longue, l’air était glacial sous la voûte séculaire. Les membres se sont engourdis dans l’immobilité. Il n’est pas défendu de se réchauffer en courant, en gesticulant, en sautant. Une sorte de farandole aux lanternes s’organise, on se hâte joyeusement vers le chaud foyer familial où flambe la bûche de Noël. Les groupes s’égrènent le long de la route, on se sépare, en se souhaitant bonne fin d’année.
Et le lendemain, jour de Noël, la succulente choucroute, l’oie aux marrons, arrosée d’un vieux vin blanc du pays, répareront les pieuses fatigues de la veillée.
P. Kauffman.
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