Maman leur avait dit, ce matin-là, avant de sortir :
— Soyez bien sages tous les trois. Mathieu, tu veilleras sur tes sœurs.
Et Mathieu, tout fier de son importance, avait répondu :
— Oui, maman !
Et il s’amusait avec les petites filles, Véronique qui était sa jumelle (ils avaient dix ans) et Catherine qui n’avait pas encore six ans. La maman était allée livrer son travail, une fine broderie sur laquelle, depuis plusieurs semaines, elle usait ses yeux qui avaient tant pleuré.
— Pourvu que ma cliente me paye, avait soupiré la pauvre veuve. C’est Noël ce soir et je voudrais bien faire un gentil réveillon à mes enfants.
Les enfants aussi pensaient à Noël. Mathieu, tout en alignant sur le plancher les morceaux de bois qui étaient censément un train, revoyait les beaux étalages qu’il avait admirés toute cette semaine, dans les rues, en allant à l’école : les dindes marbrées de truffes, les fruits de toutes les couleurs, les collines de marrons glacés, les montagnes de fondants et de chocolat.
Véronique, elle, s’était plus volontiers arrêtée devant les joujoux ; les poupées, toutes plus jolies les unes que les autres, les ménages, les petites boutiques d’épicerie avec leurs tiroirs étiquetés et leurs minuscules balances pour jouer à la marchande. La petite fille en rêvait…
Quant à Catherine, elle n’allait pas encore à l’école et ne sortait guère ; aussi elle ne connaissait que par ouï-dire toutes ces merveilles, mais cela ne l’empêchait pas d’en parler comme les autres.
La maisonnette qu’ils habitaient était à quelque distance de la ville, en lisière de ce que l’on appelait la forêt. À vrai dire, cette forêt, jadis, couvrait des étendues, mais, peu à peu, les hommes l’avaient abattue, défrichée ; des routes l’avaient traversée, des hameaux, des villages avaient surgi, des champs remplaçaient les halliers. Il ne subsistait à présent de la profonde et sauvage forés que ces quelques vieux chênes promis à la hache. Déjà des bûcherons étaient venus à l’automne et avaient commencé le ravage. Puis l’hiver était arrivé, arrêtant leur travail. Comme cette terre appartenait à un homme charitable, il avait permis à la veuve de s’y approvisionner de bois que les enfants se chargeaient d’aller ramasser, quand il en était besoin.
La matinée s’avançait. Les petits bavardaient gaiement.
— Maman va sûrement rapporter quelque chose de bon pour ce soir, disait Catherine, peut-être des confitures…
— Des gâteaux…
— Du boudin…
— Pourquoi pas une dinde et du Champagne…
En disant cela, Mathieu haussait les épaules, comme pour se moquer de lui-même.
— En attendant, il faut penser au déjeuner, il est onze heures.
Véronique, en petite ménagère avisée, pelait déjà les pommes de terre pour la soupe quand la maman rentra, les mains vides et le visage fatigué. Les enfants n’osaient l’interroger, mais leurs regards disaient leur déception.
— La cliente n’était pas chez elle, mes chéris… La servante a pris la broderie, mais elle n’avait pas l’argent pour me payer.
— Alors, pas de réveillon, maman
— Mais si, nous avons encore des châtaignes et un petit pot de miel. Ce sera délicieux, n’est-ce pas, en rentrant de la messe de minuit
— Délicieux, répétaient docilement les enfants.
Mais leurs bouches faisaient la moue et leurs yeux s’emplissaient de larmes.
— Courage, mes bons chéris. Notre-Dame des Grâces ne nous abandonnera pas. Je suis allée le lui demander tout à l’heure.
Dans la cathédrale, La Sainte Vierge était honorée depuis des siècles sous le vocable de Notre-Dame des Grâces. L’antique statuette d’ivoire avait été perdue, brûlée ou brisée, croyait-on, par les révolutionnaire, mais on en avait une copie exacte, une Vierge assise avec l’Enfant debout sur ses genoux. Dans le brasillement des cierges, elle trônait comme une reine et souriait comme une mère.
— Notre-Dame de Grâces va-t-elle nous envoyer notre réveillon ? demanda la petite Catherine.
— Peut-être… En tout cas, elle sait ce qui est le meilleur pour nous.
Le repas s’achevait. Le ciel gris du matin s’éclaircissait un peu et un pâle rayon de soleil essayait de percer les nuages.
— Maman, dit tout à coup Mathieu, si nous n’avons pas de réveillon, nous pouvons du moins brûler la bûche de Noël. Il y a là tout prêt une vieille souche que j’ai remarquée. Permets-tu que nous allions la chercher tous les trois ?
— Allez mes petits, mais ne vous faites pas de mal, surtout si elle est trop lourde pour vous.
— Pas de danger…
Un bonnet de laine sur la tête, un capuchon aux épaules, les enfants s’éloignèrent sous les grands arbres. La vieille souche était bien là, à demi-enfouie sous les mousses et les feuilles mortes. Malgré le froid qui les engourdissait, les petites mains s’activèrent de telle manière qu’en peu de temps, la souche fut dégagée, prête à être emportée. Mais elle pesait si lourd que les efforts des enfants l’ébranlaient à peine.
— Nous ne pourrons jamais l’avoir, dit Véronique. Il vaut mieux la laisser et ramasser beaucoup de petit bois.
Mais Mathieu était tenace. Il ôta son bonnet, se gratta la tête en signe de perplexité et déclara :
— J’ai trouvé. Nous allons chercher le chariot.
C’était une planche montée sur quatre roulettes que leur père, jadis, avait agencée pour leur permettre de faire des glissades sur l’herbe.
Tout en courant, car le jour baissait, ils s’en furent à la maison et revinrent, traînant le chariot. Pour aller plus vite, ils y avaient juché Catherine qui battait des mains en riant de plaisir et un peu de crainte.
La souche était plus lourde que la petite fille. Quand ils l’eurent fait basculer sur le plateau, il leur fallut s’atteler tous les trois à la corde et tirer dur. Il faisait tout à fait nuit lorsque, rouges, les yeux brillants et les membres las, ils rapportèrent triomphalement leur trouvaille à la veuve qui se récriait d’admiration :
— Quelle bûche de Noël ! Croyez-vous qu’elle va tenir dans la cheminée ?
Une odeur de terreau était entrée dans la chambre avec la bûche un humus épais l’enveloppait encore.
— Il faut enlever un peu ces vieilles feuilles et ces mousses, mes enfants. Sans cela, la bûche ne pourra pas s’allumer.
Mathieu et ses sœurs obéirent. Tout à coup, sous la main de la petite Catherine, un énorme paquet de mousse bascula.
— Oh maman, quel gros trou !
Sous un nœud de racines, jadis sans doute au ras du sol, s’élargissait une profonde cavité. Mathieu y mit la main et devint tout pâle
— Il y a une chose dans le fond, une chose lourde et froide et dure…
La veuve s’inquiéta
— Prends garde, mon fils. Si c’était quelque serpent engourdi par l’hiver.
Mais non, ce n’était pas un serpent. C’était, au contraire, extraite enfin de cette gangue où elle avait reposé pendant des siècles, l’image de Celle qui écrasa la tête du serpent, c’était l’authentique statue de Notre-Dame des Grâces !
Avait-elle été cachée là par des mains pieuses au moment de la tourmente révolutionnaire ? Ou bien quelque brigand, espérant la vendre un bon prix, l’avait-il dissimulée dans cette cachette, butin que la mort l’avait empêché de récupérer ?
Quoi qu’il en soit, c’était bien elle, merveilleux ivoire patiné par le temps, avec sa taille infléchie, son visage souriant et pur, son geste maternel. Les ors de son manteau étaient ternis à peine et pas un doigt de ses mains délicates n’était blessé.
La mère et ses enfants tombèrent à genoux et récitèrent un Ave Maria. La Vierge avait elle-même apporté la réponse à la confiance. Notre-Dame des Grâces venait à eux les mains pleines.
Ayant enveloppé la statue dans son voile de mariée (la veuve n’ait pas trouvé, dans sa pauvre maison, de tissu plus précieux), elle s’en fut avec ses enfants au presbytère de la cathédrale.
Je vous laisse à penser comment ils y furent reçus. Ce fut la propre servante de l’archiprêtre qui fut chargée des achats du réveillon et Mathieu l’accompagnait. De la sorte, rien ne fut oublié, je vous assure. C’était un garçon avisé, ce Mathieu.
Plus tard, il apprit le latin et ce fut devant la statue de Notre-Dame des Grâces qu’il célébra sa première messe.
La Saint Vierge lui devait bien cela !
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