MÈRE-GRAND. — Mais la plus belle de toutes les fêtes, c’était Calendo, c’était Noël. J’étais la dernière enfant et j’allumais la bûche, lou cachofio, plus heureuse qu’une reine. C’était, cette bûche, quelque vieille souche d’olivier ou de poirier. Les garçons allaient la chercher au verger, mes frères et les gars de labour, car on arrêtait tôt le travail ce soir-là. On la rentrait à la maison, en silence, la portant religieusement, tous à la file, le plus âgé la tenant d’un bout, le plus jeune de l’autre. Trois fois on lui faisait faire le tour de 1a grande salle, puis on la déposait sur la dalle du foyer.
Alors, le père s’agenouillait près du cachòfiô, il y répandait un verre de vin cuit, avec une solennité religieuse, comme un prêtre à l’autel. Comme il me paraissait grand, mon père, soir-là ! De sa belle voix grave — il me semble l’entendre encore — il chantait :
Allégresse ! Allégresse ! Mes beaux enfants, que Dieu vous comble d'allégresse ! Avec Noël tout bien vient. Dieu nous fasse la grâce de voir l'année prochaine Et sinon plus nombreux, puissions-nous n'être pas moins.
De quel cœur tous nous reprenions :
Allégresse ! Allégresse !
Alors, élevant son verre, le père invoquait le feu :
O feu, feu sacré, fais que nous ayons du beau temps ! Emplis mes étables et mes bergeries de petits, Et ma maison de beaux enfants…
On dressait la bûche sur les grands landiers reluisants et avec la flamme d’une chandelle, moi, la dernière-née, d’une main mal assurée, j’allumais les brindilles. La flamme s’élançait, joyeuse et claire, timide d’abord, léchant à peine la grosse souche obscure.
À la bûche, boutefeu, disait le père en se signant. Comme de beaux iris d’or, les flammes montaient d’un jet, fleurissant la bûche de gerbes dansantes, parmi des guirlandes de bleuettes qui sautillaient, vives comme des lutins.
Par les carreaux, on voyait dans la nuit belle s’ouvrir les fleurs d’or des étoiles et de loin se répondaient les cloches de Noël…
La table de Noël, pichoun ! Rien que de fermer les yeux, je la revois dans mon cœur, sous la douce clarté de ses chandelles, dans la lueur rose du cachòfiô. La belle table avec ses trois nappes si blanches et fleurant la lavande. Les trois chandelles dont il me semble, de si loin, voir vaciller la flamme tremblotante.
Toute fière j’apportais mon blé de la Sainte-Barbe [1]. 11 faut vous dire que le jour de la fête de la Sainte-Barbe, on avait l’habitude de mettre quelques grains à germer. Je les avais semés dans trois assiettes blanches bien exposées au soleil. Chaque matin, durant ces trois semaines d’attente, dès mon réveil, je me précipitais vers mes assiettes. Comme je surveillais avec amour les petites pousses vertes et quel bonheur lorsque je les voyais grandir !
Nous déposions sur la table lou gros pan calendau, le gros pain de Noël, orné de petites branches de houx, doré comme un gâteau. On ne l’entamait jamais avant d’avoir tracé sur lui un signe de croix et l’on donnait le premier morceau au premier pauvre qui passait : c’était l’aumône de Noël.
Ensuite le menu traditionnel : la morue frite, le muge aux olives, le cardon, les escargots à l’aïoli. Et les friandises, je les dévorais des yeux : les fouaces à l’huile (galettes de blé noir), les raisins secs et les nougats d’amandes.
Quand je voyais, assis autour de la table, toute notre famille, avec les grands-parents, oncles, tantes et cousins, je me sentais tout enveloppée de chaude tendresse.
Combien de Noëls se sont envolés depuis les jours lointains mon heureuse enfance ! Combien hélas de la sainte Tablée ne sont plus.
Mais, avec chaque année, revient la fête du divin « Enfancoun ». Et ce jour-là, dans mon vieux cœur se réveille mon cœur de petite fille. La petite fille qui mangeait son pain sec à quatre heures et gardait les deux sous de son chocolat pour acheter le santon choisi à la vitrine du libraire, petit bonhomme, petite bonne femme, dont on rêvait des semaines… La petite fille, qui sur le chemin de l’école, regardait, curieuse, les blés verdoyants de la Sainte-Barbe, sur le rebord des fenêtres, se demandant anxieuse : sont-ils aussi hauts, aussi verts que les miens ? Heureuse petite fille qui battait des mains devant ce beau pain de Noël « orné de petit houx, festonné d’enjolivures » et fêtait le pauvre qui en recevait la première part.
Cette petite fille des Noëls d’autrefois vit toujours dans mon vieux cœur, parmi les souvenirs…
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- [1] On plantait ce blé dans un coin du champ, comme une bénédiction.↩
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