La dernière fresque

Auteur : Mainé, Marie-Colette | Ouvrage : Et maintenant une histoire II .

Temps de lec­ture : 7 minutes

L’of­fice s’achève.

Légende de Noël - Choeur des moinesDra­pés dans leur chape de bure noire, les moines alternent pai­si­ble­ment les ver­sets sacrés. Pour­tant, au fond de la cha­pelle, une étrange dis­trac­tion a clos les lèvres du prieur : il sou­pire lon­gue­ment en regar­dant sur la muraille une grande éten­due de plâtre blanc qui tranche sur les déco­ra­tions envi­ron­nantes. Tout autour de la nef, d’ex­quises fresques rap­pellent les épi­sodes de la vie du Christ ; une seule manque, impor­tante cepen­dant : la Nativité.

Encore une fois, le prieur sou­pire ; le frère ima­gier, le bon frère Nor­bert, est mort voi­ci plu­sieurs mois lais­sant son œuvre inache­vée. Le prieur est en grand sou­ci : qui donc ter­mi­ne­ra la déco­ra­tion de l’ ?… est proche (dans huit jours à peine) et le mur reste blanc. Main­te­nant, il faut s’y rési­gner, pas un maître ima­gier ne serait capable de tra­vailler si promptement…

Certes, de nom­breux peintres se sont pré­sen­tés, mais leurs esquisses n’ont pas satis­fait le vieil abbé. Il vou­drait plus beau, plus simple, plus vrai !… Il vou­drait un artiste qui peigne avec son cœur et sa foi. Point ne s’en pré­sen­tant, force est au de lais­ser la tache livide dépa­rer la chapelle.

***

Deux par deux, les moines longent le cloître. Sou­dain, des coups sourds ébranlent le por­tail, un frère se détache de la file, va pous­ser le ver­rou. Par l’huis entr’ou­vert, une sil­houette chan­ce­lante se glisse, et vient tom­ber aux pieds du prieur…

« Pitié !… Sauvez-moi !… »

Pater­nel, l’ab­bé se penche vers celui qui gît, écrou­lé sur le sol… Stu­peur ! C’est un ado­les­cent qui lève vers le prêtre un étroit visage sup­pliant, illu­mi­né par de clairs yeux d’a­zur… Hale­tant, il conte une émou­vante histoire :

récit pour la jeunesse - Petite passion, l'arrestation du Christ - Dürer Albrecht
Petite pas­sion, l’ar­res­ta­tion du Christ – Dürer Albrecht

L’hi­ver rude a affa­mé les pay­sans. Pour nour­rir sa mère, veuve, et son jeune frère infirme, le gar­çon n’ayant plus d’argent a chas­sé dans les terres du Sei­gneur Comte. Las !… à l’autre bout du domaine, un garde a été tué par quelque bra­con­nier rôdeur… Lui, Jehan, vu avec le sang d’un che­vreuil sur les mains, est accu­sé du meurtre… Les appa­rences sont contre lui !… Tout à l’heure, les gens du sire de Male­taille sont venus le qué­rir afin de le pendre haut et court ; alors, il s’est enfui… « Père, ajoute-t-il en ter­mi­nant, je vous en conjure, croyez-moi… Point n’ai ver­sé le sang ; je m’ac­cuse seule­ment d’a­voir tué le gibier inter­dit ; mais mon frère avait faim ! Oh ! Père, secourez-moi !… »

Un bruit d’armes reten­tit ; à nou­veau, on heurte à la porte. Le visage de l’en­fant se crispe :

« Oh ! Père !… Ce sont eux ! Ils viennent me prendre, défen­dez-moi. Si j’é­tais seul, cela me serait bien égal de mou­rir, même accu­sé injus­te­ment… Mais sans moi com­ment vivront ma mère et mon petit Jacques… Oh ! Père !

– Res­tez en paix, mon fils, allez prier à la cha­pelle ; je vais rece­voir ces hommes. »

Hélas ! le bon moine ne peut convaincre le sire de Male­taille venu en per­sonne à la recherche du fuyard. Le Comte, vou­lant ven­ger son ser­vi­teur, réclame farou­che­ment la vie du pauvre Jehan…

Déjà les gens d’armes ont sai­si l’a­do­les­cent, lorsque d’un sur­saut le gar­çon échappe à ses gardiens.

« Écou­tez ! Avant de mou­rir, je vou­drais accom­plir une œuvre qui res­te­rait comme une prière per­pé­tuelle… Père Abbé, j’ai vu qu’il man­quait une à votre cha­pelle ; je suis ima­gier. Par grâce, que l’on m’ac­corde huit jours pour peindre une Nati­vi­té. Si rien n’a prou­vé mon inno­cence d’i­ci là, je vous en donne ma foi, le soir de Noël, je me livre­rai sans résistance. »

L’é­trange pro­po­si­tion est accueillie par un silence étonné.

« Huit jours pour peindre une fresque, mais c’est impossible !

– Je le ferai pour­tant, avec l’aide de Dieu ! »

Le Père Abbé réflé­chit : cer­tai­ne­ment, sa cha­pelle sera gâchée par cet appren­ti, mais qu’im­porte ! D’i­ci là, il sera peut-être pos­sible de trou­ver un indice qui inno­cen­te­ra l’enfant.

Le prin­ci­pal est de gagner du temps. Joi­gnant ses ins­tances à celles de Jehan, il réclame les huit jours de grâce.

À contre­cœur, le sire de Male­taille cède. Pour lui, l’af­faire est claire : le meur­trier est ce gar­çon ; avec ses belles paroles, il peut émou­voir le vieux prieur, mais il ne perd rien ; dans huit jours la potence sera dressée.

***

Jehan s’est mis à l’œuvre. S’en­tou­rant de toiles et de bâtis, il tra­vaille seul, ne per­met­tant à per­sonne de voir son des­sin. De la prime aurore aux ultimes rayons du jour, il peint, met­tant toute son âme et tout son espoir dans son tra­vail. La fièvre lui bat les tempes… La fatigue fait par­fois tom­ber les pin­ceaux de sa main… qu’im­porte ! Il conti­nue : il a pro­mis l’œuvre pour Noël, il tien­dra parole.

Aucun fait nou­veau ne s’est pro­duit pen­dant ces huit jours, et, lorsque Jehan, à bout de forces, signe son œuvre le 24 décembre, les hommes de Male­taille sont prêts à le pendre !

Devant toute la com­mu­nau­té, le sire Comte, ses gens, Jehan tire le voile qui cache son œuvre : un long cri d’ad­mi­ra­tion accueille ce geste, puis un émou­vant silence…

légende pour les enfants du Caté - Fresque de la NativitéSol­dats et moines res­tent confon­dus devant la mer­veilleuse Nati­vi­té peinte sur le mur : la Vierge idéa­le­ment pure pré­sente un ravis­sant pou­pon, saint Joseph se penche pour ado­rer, tan­dis qu’une cou­ronne de ber­gers appor­tant d’humbles pré­sents entoure la Sainte Famille ; un seul, au fond, s’é­loigne, se retour­nant encore pour regar­der l’Enfant-Dieu.

À ce ber­ger, Jehan a don­né ses traits, et l’on sent dans le regard peint sur la toile toute la tris­tesse de celui qui s’en va mourir…

Un même cri jaillit des lèvres de tous : celui qui a peint si belle œuvre ne peut avoir le cœur coupable !…

Les visages se tendent vers le sire de Male­taille, impassible.

« Certes, la fresque est belle, mais jus­tice avant tout !… Emmenez-le ! »

Sans résis­tance, Jehan se laisse lier les mains ; son cœur et ses yeux res­tent atta­chés à la toile où il avait mis tant d’es­poir… Per­sonne ne dit mot ; sans honte, quelques jeunes novices pleurent.

Là-bas, sur le tableau, le ravis­sant visage de l’En­fant-Jésus semble s’attrister…

Déjà les gardes entraînent l’a­do­les­cent, mais l’un d’eux, qui n’a ces­sé de regar­der le tableau, se jette devant Jehan.

« Lais­sez-le !… Il est inno­cent ; moi, je connais le cou­pable : c’est un de mes proches. Après son crime, je l’ai aidé à fuir… Par lâche­té, j’ai lais­sé accu­ser cet enfant ; je crai­gnais que la colère de notre sire retombe sur moi !… Mais je n’en puis plus, c’est Noël, je ne peux lais­ser faire une telle injustice ! »

Tan­dis que son­nait la mi-nuit, Jehan rayon­nant frap­pait à la pauvre cabane, appor­tant l’as­su­rance de l’aide du Comte, pen­dant que dans la cha­pelle toute parée les moines priaient devant la douce Nativité.

Noël ! chan­tait la terre entière, Noël ! Jésus est né, paix et joie dans le monde !

Marie-Colette Mai­né.

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