Messe de Minuit

Auteur : Filloux, H. | Ouvrage : Au cœur de la Provence .

Temps de lec­ture : 8 minutes

MÈRE-GRAND. — Ces messes de minuit de mon enfance ! Il me sem­blait, cette nuit-là, que le Para­dis s’ou­vrait. On ten­tait [1] la grande char­rette, on atte­lait la Falette, notre bonne mule, en tenue de gala : housse de spar­te­rie bleue et blanche, pom­pons rouges et gre­lots d’argent. Et nous par­tions, le cœur ravi de joie. Devant nous trot­tait la mule, dans la musique de ses gre­lots. Dans le rond de clar­té de la lan­terne à huile, je vois encore poin­ter ses fines oreilles. 

Les étoiles étaient toutes au ren­dez-vous, là-haut, dans le ciel clair. Pen­sez donc une nuit pareille, celle où notre beau Dieu naquit par­mi les pâtres ! Il y avait les trois rois mages qui scin­tillaient comme trois larmes de cris­tal.

JACQUES. — Les rois mages ? 

MÈRE-GRAND. — Oui, ce sont trois étoiles que nos pâtres appellent Mel­chior, Gas­pard et Bal­tha­zar, eux qui les connaissent toutes par leurs noms. Notre vieux pâtre me les mon­trait : « Sui­vant la sainte Étoile, me disait-il, ces trois rois s’en vinrent tout droit à Beth­léem por­ter au petit drol­let leurs cadeaux : l’or, l’en­cens, la myrrhe. Quand, char­gés d’ans ils mou­rurent, pour les récom­pen­ser de leurs cadeaux et plus encore de leur grande foi, le doux Sau­veur prit leurs trois âmes toutes blanches, car ils avaient été doux et simples et Il les pla­ça là-haut dans le ciel, par­mi les étoiles, tu vois. » Et devant ces trois brillantes étoiles, le vieux qui me ser­rait dans son man­teau de cadis sou­le­vait son grand cha­peau dans la nuit. 

« Regarde, me disait-il encore, ce che­min tout blanc, qui va droit de France en Espagne, c’est le che­min de saint Jacques. C’est ce grand saint qui le tra­ça dans le ciel, écla­tant de lumière, pour indi­quer la route au grand empe­reur Char­le­magne, lors­qu’il s’en allait faire la guerre aux Sarrasins. »

« Ah ! bonne Mère ! le beau voyage sous les étoiles ! L’on croi­sait maintes char­rettes, gre­lots tin­tants, lampes lui­santes et des bon­soirs s’é­chan­geaient. Bien­tôt, on dis­tin­guait les ruines des Baux. Sous la lune, elles pre­naient des formes étranges qui nous fai­saient peur. 

« Mais voi­ci que s’ou­vrait le por­tail de l’é­glise Saint-Vincent, tout illu­mi­née de cierges. Tout droit j’al­lais vers la crèche, accom­pa­gnée de ma bonne mère, la sainte femme. Je por­tais, ser­rée dans une ser­viette, une galette de pur fro­ment. C’é­tait mon cadeau au divin Enfant. Il sou­riait sur son lit de paille, au milieu des cor­beilles d’œufs et d’o­lives, par­mi les trom­pettes, les sucres d’orge, offrandes naïves du monde enfan­tin. Tout émue, les yeux cli­gno­tants dans la lumière des cierges, je dépo­sais ma galette. 

« Alors, accom­pa­gnés par les fifres et les tam­bou­rins, les vieux Noëls jaillis­saient, ces Noëls pro­ven­çaux qu’on chante encore dans notre vieille église. Votre mère, enfants, va vous chan­ter : Pastre di moun­ta­gno. Pour moi, ma voix est un épi égre­né [2]. »

Grâce au grand poète Mis­tral, aux Félibres, aux Amis de la , ce beau pas­sé ne mour­ra pas.

Ain­si parle un poète à Mis­tral :

« Tu as por­té la patrie et la mai­son dans tes bras…
Ce qui s’é­tait éteint brille comme une étoile ;
Et voi­ci donc ma grand”, qui remonte, son­geuse,
La lèvre encore fleu­rie et la que­nouille aux doigts. » 

Clo­vis Hugues.

Li pastre di Baus

Chantons l'Enfant-Dieu
Qui nous a donné la vie ;
Là-haut, l'ange crie :
Chantons l'Enfant-Dieu, 
Nous aurons tout à souhait.
nous a sauvé.

I

I

     Pastre Baussen
Touti d'ome de sén
Anieu se revesén
Dins la viéio capello
Pastre Baussen,
Touti d'ome de sén
Anieu se revesén
De gau trefoulissen.
     Bergers des Baux 
Tous hommes de bon sens,
Cette nuit nous nous revoyons
Dans la vieille chapelle.
Bergers des Baux,
Tous hommes de bon sens,
Cette nuit nous nous revoyons,
De joie nous tressaillons.

II

II

     Pople catieu
S'es vengu l'Enfant Diéu
Que dou Paire es lou Fiéu
Saren fort emai libre.
Pople catieu
S'es vengu l'Enfant Diéu
Que dou Paire es lou Fiéu
Devendren renadiéu.
     Peuple captif,
S'il est venu l'Enfant-Dieu,
Qui du Père est le Fils,
Nous serons forts et libres.
Peuple captif,
S'il est venu l'Enfant-Dieu
Qui du Père est le Fils,
Nous renaîtrons…

III

III

     Piéi de retour,
Cridaren dis autour
Is endré d'alentour
Bén plus luen que Manvilo.
Piéi de retour
Cridaren dis autour
Is endré d'alentour :
Vivo lou Redemptour !
     Puis, de retour,
Nous crierons des hauteurs
Aux endroits d'alentour
Bien plus loin que Manvile.
Puis, de retour,
Nous crierons des hauteurs,
Aux endroits d'alentour :
Vive le Rédempteur !

L’offrande des Bergers

LA MAMAN. — Écou­tez le plus beau, enfants ! Une voix d’ange monte, de der­rière l’au­tel, toute menue, comme un son de cristal. 

Bergers, la grande nouvelle, 
Qu'ici-bas je viens porter,
Par son messager fidèle,
Dieu vous la fait annoncer.
Connaissez bien l'excellence
Du don que vous recevez,
D'être instruits de la naissance
De l'Enfant que vous verrez.

LE BAILE-PASTRE [3] se réveille : 

     D'où vient cette voix que j'entends ?
Pourquoi vient-elle troubler les pastoureaux ?
La clarté qui partout se répand
Indique-t-elle quelque chose de nouveau ?

Pâtres, réveillez-vous !
C'est le moment de se mettre en train,
Par sentiers et par chemins,
Nous jouerons de la flûte et du tambourin.

Dans la cha­pelle des ber­gers, le cor­tège s’or­ga­nise par­mi le scin­tille­ment des lumières. Il défile dans l’é­glise au chant d’un Noël entraînant.

     La lune est levée, 
Partons, camarades,
En jouant l'aubade
Jusqu'à Bethléem :
Plus de sornettes, Ni de chansonnettes
Sur notre musette
Jusqu'à Bethléem.
Partons, chantons jusqu'à Bethléem.

Les tam­bou­ri­naires en tête, puis les petits anges aux longues robes blanches, l’é­toile d’or au front. Der­rière eux, tout de suite, le char de l’a­gneau avec ses colonnes et ses arceaux déco­rés de feuillage ; il brille de toutes ses petites chan­delles bleues, vertes, roses. Un bélier le traîne, un magni­fique bélier, à la corne trois fois enrou­lée autour de l’o­reille, atte­lé de rubans de soie. Il porte au cou le gros redoun au son grave qui rap­pelle les trou­peaux des­cen­dant des alpages à l’au­tomne. Au milieu du char, dans l’é­blouis­se­ment des lumières, cou­ché sur la paille, le petit agneau de l’of­frande jette de tous côtés des regards apeurés. 

MÈRE-GRAND. — Je vois tou­jours notre vieux pâtre, tête nue, pen­ché sur l’a­gneau. Il marche en tête de ses cama­rades « jeunes et vieux pâtres, vêtus des limou­sines des nuits fraîches, leur cha­peau à la main, leurs hou­lettes empa­na­chées de houx ». Puis le cor­tège des ber­gères parées de gais fichus et de rubans. Tous portent la chan­de­lette rouge allu­mée. Quelle clarté !

Le prêtre se tourne face à l’as­sis­tance. Il tient dans ses mains le petit Jésus de cire. De petits anges l’en­tourent, chan­tant le Glo­ria.

Alors, le baïle-pastre prend l’a­gne­let dans ses vieilles mains trem­blantes. Il fait une pro­fonde révé­rence à l’En­fant et dépose un bai­ser sur ses pieds. Il se tourne ensuite vers la ber­gère qui le suit et lui donne l’a­gneau qui passe ain­si de mains en mains. Les tam­bou­ri­naires jouent de vieux airs. 

LA MAMAN. — À l’é­lé­va­tion, le baïle-pastre, por­tant l’a­gneau, s’a­ge­nouille devant l’au­tel. Le petit agneau bêle tan­dis que le prêtre élève l’Hos­tie, l’Agneau de Dieu. À la fin de la messe, on dépose l’a­gneau près de l’En­fant de la crèche. Ras­su­ré, l’a­gneau blot­tit sa tête fri­sée sur les petits pieds roses. Et Jésus sou­rit par­mi les offrandes, « à tra­vers le grillage d’or des fou­gasses qui lui font un autel d’abondance ». 

Il nous a don­né tout cela, l’En­fant bou­clé de cire et n’a gar­dé pour lui que la paille de nos blés et l’ha­leine des bêtes de labour [4].

CHANTAL. — Le ravis­sant Noël !

Illus­tra­tions de Robert Bresson

  1. [1] On ten­tait la char­rette : on la cou­vrait d’une tente ou bâche.
  2. [2] La grand-mère veut dire qu’elle n’a plus de voix pour chan­ter.
  3. [3] Le chef des ber­gers.
  4. [4] D’a­près M. GASQUET : Une enfance pro­ven­çale.

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