Le chant des Alyscamps
Devant nous s’ouvre la longue allée, bordée de hauts peupliers d’Italie au feuillage touffu. De chaque côté s’alignent des tombeaux, des dalles funéraires, des monuments en ruines. Ici, une date qu’on déchiffre avec peine ; là, un nom à demi effacé. Cette allée de tombeaux rappelle les voies romaines que les riches habitants de Rome bordaient de leurs sépulcres. Ainsi, avant d’entrer dans la ville des vivants, on traversait la cité des morts.
L’évêque Trophime, le premier, eut là son tombeau et ce fut, dans la suite, un grand honneur d’être enterré auprès du saint. Évêques et seigneurs, commerçants et bourgeois aimaient à venir dormir là leur dernier sommeil. Dans les villes au bord du Rhône, on confiait les cercueils au fleuve, avec une offrande pour les marins qui les repêchaient. Ainsi, ceux qui s’étaient endormis du grand sommeil n’étaient point oubliés ; ils se mêlaient à la vie de tous les jours et la vue de ces tombeaux était une leçon pour les vivants. Car ceux qui reposaient à l’entrée de la cité, c’étaient ceux-là qui l’avaient faite de leurs travaux, de leurs peines, de leurs sueurs.
Les riches tombeaux ont disparu : il ne reste plus que ces pauvres dalles effritées et nues, sous l’allée magnifique des peupliers. Au fond, la vieille église en ruines de Saint-Honorat. Ce saint Honorat, c’est le saint de Provence, un des premiers évêques d’Arles, qui vint des brumes du Nord au pays du soleil et lui donna tout son cœur. Son histoire est si belle que je ne puis résister à l’envie de vous la conter. Asseyons-nous sur ces dalles, à l’ombre des feuillages, dans le couchant recueilli.
Saint Honorat est né, là-bas, dans une grande cité grise au bord du Rhin, vers l’an 360. Ses parents étaient de nobles seigneurs estimés de tous et grands étaient leurs biens. Sa mère, avant sa naissance, avait vu, dans un songe, une gerbe de feu jaillir de son cœur. Elle pensait : « Que sera mon enfant ? »
Cet enfant, qu’on appela Andronich, fit la joie de ses parents : toujours souriant, très doux, avec un gracieux visage où brillaient des yeux vifs, sous une auréole de blonds cheveux. Il devint un écolier studieux, merveilleusement doué, si bien qu’il dépassa même son frère aîné.
Jeune homme, il faisait l’envie des mères, tant il était aimable et courtois. Comme ses parents, il était païen et sacrifiait aux dieux des Romains, maîtres du Rhin, comme du Rhône, maîtres du monde d’alors. Une aventure merveilleuse vint transformer sa vie. Comme il était à la chasse avec des amis, il aperçut un cerf magnifique qui, à sa vue, s’enfuit dans les fourrés. Piqué au jeu, Andronich descend de cheval, oubliant ses compagnons pour poursuivre la bête. Course difficile à travers la forêt. Tout à coup, le jeune homme voit devant lui s’ouvrir une caverne. Curieux il s’approche et découvre trois hommes vêtus de laine blanche, portant de longues barbes. Pris de peur, il songe à s’enfuir, mais il lit tant de bonté sur les visages qu’il avance jusqu’à la caverne. Le cerf s’accroupit aux pieds des solitaires. Andronich s’étonne et s’émerveille.
— Ce cerf appartient au Seigneur, explique le plus âgé des hommes, au Seigneur Dieu que nous adorons et il vit familièrement avec nous qui l’appelons au nom de Jésus.
Alors, l’un des ermites, Caprais, conte au jeune homme attentif la merveilleuse histoire du Christ. Ce Jésus de Nazareth, mis en croix par amour pour les hommes, ne lui était pas inconnu. On en avait souvent parlé devant lui, il avait entendu discuter son enseignement dans les écoles, mais il le considérait jusque là tel que le lui avaient montré ses parents : comme un malfaiteur, un fauteur de troubles justement condamné. Aujourd’hui, dans la caverne ouverte sur la forêt, il comprend, son erreur et déjà son cœur loyal s’attache à Jésus. Enfin, le cerf le guide vers ses compagnons inquiets de sa longue absence.
De cœur droit et franc, Andronich confie simplement à ses parents son extraordinaire aventure. Mais le noble seigneur ne veut pas entendre parler de christianisme, la religion détestée des Romains. Alors, le cœur déchiré, mais fidèle à sa foi, le jeune homme vit en étranger dans la maison de son père. Sa mère meurt, de chagrin peut-être.
Andronich reçoit le baptême après une sérieuse et fervente préparation ; il devient chrétien sous le nom d’Honorat. Être chrétien dans un pays païen n’est pas chose aisée ! Son père, désolé de le voir s’éloigner de lui de plus en plus, cherche à le détourner de sa foi. Il l’entraîne dans les plaisirs, les fêtes, pour lui faire oublier Jésus. Mais Honorat reste fidèle à son baptême, soutenu par les pieux ermites Caprais et Léonce qu’il va visiter souvent, dans leur caverne de la forêt.
Il se sent attiré par leur vie de silence et de prière. Il veut consacrer à Dieu sa jeunesse. Il fait couper ses longues boucles blondes et apparaît, tondu, aux yeux stupéfaits de son père. Il échange la toge romaine pour un grossier vêtement de bure. Mais ce n’est pas assez.
— Fuis, fuis… lui souffle une voix dans son cœur.
Il quitte, en secret, le palais paternel. Le père, affolé, envoie Germain, son frère aîné, sur ses traces pour le retrouver et le ramener bien vite. Mais Germain, dès qu’il l’a rejoint, touché par la grâce divine, se fait chrétien à son tour sous le nom de Venence.
Les deux frères servent le Seigneur avec la même ardeur. Tous deux décident de quitter leur patrie pour s’en aller vers l’Orient, où sont établis des moines. Conduits par Caprais et Léonce, les sages ermites, ils partent aux premiers jours du printemps, descendent la Saône et le Rhône et débarquent à Marseille. Leur vieux père, ébranlé par tant de foi, bénit leur départ. Lui aussi devient bientôt disciple du Christ.
La petite troupe gagne l’Italie ; tous s’émerveillent des splendeurs de Rome, sans se laisser tenter. Ils s’abandonnent aux flots bleus de la Méditerranée, mais une tempête terrible jette la barque sur une côte sauvage. Le jeune Venence, épuisé de maladie, meurt. Alors les trois voyageurs reviennent à Rome. Le Pape, au nom de Dieu, envoie Léonce comme évêque à Fréjus. Honorat l’accompagne et cherche dans la campagne une grotte solitaire pour y passer ses jours et ses nuits dans la prière.
Une louve blanche vient à lui et le conduit vers une grotte retirée. L’ermite s’y cache, loin de la foule, pour penser aux choses de Dieu. Il est,devenu prêtre et le renom de ses vertus attire les âmes. Bientôt de nombreux disciples accourent vers lui, c’est alors qu’il les emmène vers ces Iles de Lérins que nous avons vues à Cannes, « comme deux barques voguant de conserve ». Le lieu sauvage et désert les ravit. L’île devient bientôt l’Ile des Saints. C’est aujourd’hui l’île Saint-Honorat.
Mais le Seigneur destinait Honorat à un autre service. Il le veut pasteur des âmes. Il l’arrache à sa solitude et le fait nommer évêque en Arles. Comme un bon berger, Honorat vit au milieu de ses ouailles, leur montrant le chemin du ciel, les soulageant, les consolant dans leurs misères. Sa douceur, sa bonté lui gagnent tous les cœurs. Chargé d’ans et de mérites, il veut mourir dans son église, au milieu de son fidèle troupeau. Tout le jour, riches et pauvres, nobles et petites gens défilent devant lui, recevant ses conseils et ses dernières bénédictions.
Dans toute la Provence, son souvenir est resté vivant. Cette antique chapelle le garde pieusement, à demi écroulée, dans son cadre charmant de vieux arbres que dore un rayon attardé. Quelle paix dans cette allée que le crépuscule emplit de mystère ! Au-dessus des tombeaux, chantent rossignols et pinsons. Entre deux larges dalles, insouciants et rieurs, deux bruns petits garçons jouent aux billes… Lentement, lentement, meurt le long jour d’été.
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