XXIV
Après la randonnée de Babylone, qu’il fait donc bon, en vacances, au logis.
Bernard jouit de sa fin de permission comme un vrai collégien. Il vient d’entrer à la cuisine et, sans plus de façon, empoigne par les épaules Marianick.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Je t’emmène, là, dehors, un instant. J’ai quelque chose à te faire voir. Il y en a juste pour deux minutes.
Riant et maugréant à la fois, Marianick se laisse entraîner.
Dans la prairie l’avion repose.
— Je ne veux pas aller voir ton oiseau de malheur. C’est des inventions du diable !
— Marianick, la calomnie est un péché. Je veux que tu regardes, au moins une fois, cet oiseau que tu détestes sans savoir pourquoi.
— Sans savoir pourquoi ? Il a peut-être pas cassé la jambe de Colette ?
— Ça, c’est un accident. Les carrioles qui vont au pardon de Sainte-Anne ont aussi des accidents…
Marianick n’avait pas prévu cette réponse ; elle avance, un peu ennuyée, vers l’avion, qui a l’air bien tranquille, et même un peu pataud, là, sur la prairie.
— Voyons, reprend Bernard, pourquoi ce pauvre oiseau a‑t-il le don de te mettre à l’envers ?
Regarde les sièges. Tiens, je vais t’aider, entre dans la carlingue et assieds-toi.
— M’asseoir là-dedans ! Jamais de la vie ! Y a s’ment pas ou mettre un poupon, tant que c’est petit.
— Marianick, voilà maintenant que tu vas faire un mensonge. Assieds-toi, tu verras.
Et sans trop savoir comment, Marianick se trouve très confortablement installée dans un excellent fauteuil de cuir.
— Tu ne diras plus qu’on y est mal. Appuie-toi bien. C’est ça . Vois comme je suis bien aussi, mon manche à balai ressemble tout bonnement au volant d’une auto.
Si Marianick pouvait voir le sourire de Bernard ! Mais vraiment, on est bien, les cuirs sont jolis, et elle s’amuse presque à tout regarder, quand il lui semble éprouver un léger mouvement.
— Bernard, qu’est-ce que tu fais ?
— Rien du tout, je déplace un peu l’oiseau ; il roule sur ses roues comme une
voiture. Je vais le ranger là, à côté, bien à l’ombre.
Mais, ô horreur, le nez de l’avion se redresse et la prairie semble tout d’un coup s’éloigner. Marianick, cramponnée des deux mains aux bras du fauteuil, hurle :
— Bernard, tu es un vrai démon ! Sainte Vierge Marie ! descends tout de suite ! Ah ! bonne sainte Anne ! Si c’est pas honteux, à ton âge, de tromper les gens… Non, mais v’là les nuages qu’approchent !
Bernard, entends-tu ? Bernard !!!
La bouche aux oreilles à force de rire, Bernard, tout doucement, fait deux fois le tour de la prairie, à hauteur moyenne, et plus doucement encore atterrit.
Alors il se retourne :
— Là, tu vois, je remets l’oiseau à l’ombre comme je te l’ai promis, et nous allons bien gentiment rentrer tourner tes sauces.
Marianick est muette de fureur, et Bernard s’attend à tout, s’avouant que, quoi qu’il arrive, il ne l’aura pas volé.
Qui le croirait ? Le soir, faisant ses confidences à maman, Marianick déclare presque tout bas :
— Faut pas le dire à cet enragé de Bernard, y serait trop content, mais c’est tout de même pas bête et ben joli de courir comme ça, à travers le ciel. Si c’était monsieur, qu’est un homme respectable, qui m’emmenait, en vérité je crois ben que je m’en irais jusqu’à Paris…
Et Marianick est prise au mot. Non pas pour voler jusqu’à Paris, mais pour faire le pèlerinage de Jérusalem.
Papa est obligé d’y passer quinze jours. Jacques et sa femme n’y sont jamais allé. L’occasion est tentante, surtout par la voie des airs, et l’on s’envole en deux avions…
Yamil, depuis quelques semaines, est si sage que maman a cru pouvoir l’emmener. La joie le rend muet, il coule vers Marianick des yeux pourtant encore malins, rêvant intérieurement de voir passer sur son vieux visage quelque reflet de frayeur, mais Marianick est Bretonne… Du moment qu’elle est là, c’est qu’elle l’a bien voulu et pas un instant elle ne cédera à la peur, pas plus que ses aïeux, à la barre de leur barque de pêche, les jours de gros temps.
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Jérusalem !… On débarque le soir et l’on s’installe à la Casa Nova.
Au matin, tandis que maman prolonge ses dévotions à la chapelle, Geneviève et son mari vont au Saint-Sépulcre, et Colette, Bernard et les plus jeunes montent lentement vers l’esplanade du Temple. Les enfants butent sur les terribles pavés ronds des petites ruelles et respirent, non sans dégoût, l’odeur de friture et de bananes trop mûres qui s’exhale des échoppes au long des rues.
Aussi quelle joie d’atteindre l’esplanade !
— Si nous restions un peu ici à l’ombre de ce pan de:mur et de ces quelques cyprès ?
— Je ne demande pas mieux, répond Colette. C’est tellement beau !
— Et puis, si tu expliquais, réclame Nicole insatiable.
— Ce sera peut-être la dernière fois ; nous touchons à la fin de notre Histoire Sainte et nous n’avons qu’à regarder tous ces gens qui vont et viennent autour de nous pour nous imaginer les Juifs au retour de leur captivité.
De Babylone ici, quel voyage !
Pierre regarde sa sœur :
— Et, comme toujours, à pied ! ou sur leurs ânes et leurs chameaux ! Ce qu’ils devaient âtre fatigués.
— Mais si heureux ! Un descendant de David, Zorobabel, avait guidé leur marche vers le pays de leurs aïeux, et maintenant, ici même, ils reconstruisaient le Temple de Dieu. Ce n’était plus celui de Salomon, évidemment, mais il était encore bien beau ; et puis Jésus, un jour, devait y entrer.
Jean murmure :
— Quel dommage qu’il n’en reste rien !
— Si, reprend Bernard, qui consulte sérieusement son guide. À côté de nous, ces quelques colonnes en sont probablement, et, au-dessous, ces assises lui appartiennent certainement.
— Maintenant, dit Colette, prenons l’escalier. Donnez-nous la main, les petits ; montons jusqu’aux remparts. Tu te souviens, Bernard, la vue y est immense et magnifique.
— Oui, mais attention ! Abrite les petits derrière les créneaux, car le vent est terrible. Gare à ton chapeau, Nicole ! S’il est emporté jusqu’en Galilée, nous n’irons pas courir après.
Nicole, prise de peur, empoigne son chapeau des deux mains en disant :
— Jusqu’en Galilée,… où c’est ?
Bernard s’approche de l’ouverture entre deux créneaux :
— Je vais te soulever un peu. N’aie pas peur. Je te tiens. Viens, Pierre, regarde aussi. Devant nous, cette colline, c’est le mont des Oliviers, et très au nord, au delà, la Samarie et, plus loin encore, la Galilée. Et puis, tournons-nous vers le sud. Tout autour de Jérusalem, jusqu’aux limites de l’horizon, c’est la Judée, d’où les Juifs tirent leur nom.
— Comprenez bien, précise Colette, nous avons ici, sous nos yeux, ce pays que les Juifs réoccupèrent à leur retour de captivité. Ils subirent très vite la domination des rois de Perse qui s’étaient emparés de l’Assyrie, et même Alexandre le Grand vint à Jérusalem, mais en roi pacifique.
Jean, silencieux à son habitude, ne peut s’empêcher d’ajouter :
— C’est terrible, tout de même, ce que les Juifs en ont vu ! Dire qu’après le partage de l’empire d’Alexandre, cette pauvre petite Judée devint tributaire de l’Égypte pendant près de cent ans, et puis c’est Antiochus le Grand, roi de Syrie, qui s’en empare à son tour et les Juifs n’ont même plus de royaume proprement dit.
Colette réfléchit :
— Il me semble que c’est alors qu’ils se dispersent de plus en plus et forment la majeure partie de la population, non seulement de la Judée, mais de cette Samarie et de cette Galilée, qui sont situées là-bas, au nord, devant nous.
Jean répond sérieusement :
— C’est vrai, mais cette dispersion ne les met pas à l’abri de la persécution affreuse que déchaîne contre eux cet autre roi de Syrie, Antiochus Épiphane. Tu te souviens ? Jérusalem saccagée, le Temple pillé,… des milliers de Juifs massacrés ou vendus comme esclaves. Peut-être n’ont-ils jamais tant souffert, mais, cette fois du moins, avec un rude courage.
Bernard, regarde donc un peu ton bouquin. Il faudrait raconter aux petits cette dernière époque de manière à ce qu’ils s’en souviennent.
— Non, pas besoin de livre. C’est l’époque héroïque du Peuple de Dieu.
Nicole, le nez au vent :
— L’époque héroïque ?
— Oui, celle où on a du cran. Écoute un peu.
Un vieillard, Éléazar, a subi tous les supplices plutôt que de renoncer à sa foi. Sept enfants d’une même famille se sont laissé jeter, pieds et mains coupés, langue arrachée, dans une chaudière, et cela sous les yeux de leur mère, qui les encourageait l’un après l’autre à regarder le Ciel, où ils allaient entrer. Son dernier enfant, si jeune qu’on eût pu craindre qu’il manquât de courage, mourut en répétant quelque chose comme ceci : « Je n’obéirai pas à l’ordre d’Antiochus, mais j’obéirai à la loi de Moïse, qui est la loi de Dieu. » Après ses sept enfants, la mère fut également martyrisée.
Nicole est frémissante et Bruno écoute en dévisageant l’orateur. Bernard, lui, s’emballe :
— Je vous ai dit que c’était l’époque héroïque.
Un prêtre de Jérusalem, Mathathias, s’enfuit d’abord dans la montagne avec ses cinq fils. De là, il appelle les Juifs à défendre avec lui leur religion et leur patrie. C’est une guerre sainte… comme plus tard les Croisades, la Mission de Jeanne d’Arc…
L’un des fils de Mathathias, Judas, surnommé Machabée, — ce qui veut dire marteau — à cause de sa bravoure, réunit six cent mille hommes et, à leur tête, bouscule l’ennemi, remporte victoire sur victoire, rentre à Jérusalem, purifie le Temple qui avait été saccagé et y rétablit le culte.
— Hourrah ! fait Pierre, en jetant en l’air son béret.
— Cette fois, c’est fini ! déclare Nicole satisfaite. Les Juifs vont être tranquilles…
— Non, pas encore ! Judas Machabée essaye de faire alliance avec Rome, mais il est tué dans une bataille. Son frère Jonathas délivre de nouveau la Judée et la gouverne aussi sagement que les juges d’autrefois ; mais il est attiré dans un guet-apens et massacré. Après lui, sept autres princes de la même famille se succèdent ; l’un d’eux, Jean Hircan, repousse le roi de Syrie, conquiert la Samarie, refait en quelque sorte le royaume de Salomon ; mais Rome guettait.
Nicole a un soupir de lassitude :
— Ça ne finira jamais ! Rome ! Qu’est-ce que c’était encore que Rome ?
— La capitale d’un empire immense. Les généraux de cet empire profitèrent des divisions qui déchiraient le Peuple de Dieu.
Un jour l’un d’eux, Pompée, s’empara de Jérusalem et annexa la Palestine à l’Empire romain. Un prince usurpateur, Hérode, parvint à obtenir de Rome le titre de roi pour une partie de la Palestine. Il fit massacrer tous les Juifs qui le gênaient. C’était un prince ambitieux et cruel.
— Mais, dit Pierre, pris tout à coup d’une idée subite, nous y sommes !
— Que veux-tu dire ?
— Mais, Colette, que l’Histoire Sainte est finie ! Cet Hérode, c’est celui qui verra naître Notre-Seigneur.
— Parfaitement ! Seulement nous en reparlerons ailleurs. J’ai une idée… Inutile de me la demander, je ne la confierai qu’à maman.
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