X
Colette est inquiète. Elle a trouvé Marianick endormie sur sa chaise dans la cuisine et le visage pâle à mourir.
Doucement réveillée, la bonne vieille a souri, de ce sourire qui court à peine sur ses lèvres trop minces, pour dire :
— Las ! je ne suis plus bonne à rien, ma jolie !
Et Colette a surpris une lassitude infinie dans les yeux fidèles qui se rivaient aux siens. Alors, elle a effleuré d’un baiser le front serré dans la coiffe blanche, comme elle eût posé les lèvres sur l’image de quelque vieille sainte, au pays des landes et des genêts, puis elle a répondu gaiement :
— Tu en fais trop ! C’est de l’orgueil, vois-tu, de refuser toujours de l’aide, et je t’avertis que je suis parfaitement décidée à liguer tout le monde contré toi, pour que tu acceptes un peu de secours. Qu’est-ce qu’on deviendrait sans toi, Marianick ! On va te soigner, ma vieille, que tu le veuilles ou non. Et tu seras obligée de besogner encore des années sur cette « pauvre terre », comme tu dis !…
Plaisantant ainsi pour cacher son émoi, Colette court chercher sa mère.
Il fallut coucher Marianick et, pendant quelques jours, la maintenir de force à la chambre. Elle répétait : C’est‑y pas malheureux ! Où je vas-t‑y retrouver mes pauvres affaires ? Défendez toujours à Bernard de mettre le nez dans l’office, y serait capable de mélanger l’huile et le vinaigre dans la même bouteille ! Hélas ! quand la bonne vieille redescendit à la cuisine, elle n’y retrouva pas Bernard, mais un petit Bédouin, avec un visage de demoiselle, des yeux noirs qui lui prenaient toute la figure, une robe qui couvrait presque ses pieds nus, et des gestes de jeune chat adroit, souple et malin.
Marianick faillit en avoir une syncope.
— Que c’est‑y que ce païen-là ? demande-t-elle à maman, qui assiste prudemment à l’abordage.
— Pas un païen, ma bonne Marianick, mais un petit chrétien, que nous a fourni le Père recteur du collège. Il va t’aider au ménage, faire tes commissions, ta vaisselle. Il a bonne volonté, tu verras.
Un « arabico » comme celui-là pour l’aider, elle, Marianick ! On a perdu la tête dans cette maison. c’est sûr. Et, sans un regard sur l’intrus, Marianick, les lèvres serrées, s’en va droit à son fourneau.
Après déjeuner, on commente le fait du jour.
— Dieu veuille que Marianick supporte son associé, dit maman non sans inquiétude. J’ai bien peur qu’il ne lui fasse bien des sottises et qu’il n’entraîne dans son sillage les deux petits, auxquels j’ai pourtant défendu de jouer avec lui.
Comme pour donner raison aux craintes maternelles, Nicole et Bruno, rouge de colère et se bousculant, entrent en tourbillon, se prennent les pieds dans le tapis et culbutent l’un par-dessus l’autre au beau milieu de l’appartement.
— Qu’est-ce que cela signifie ! dit Geneviève sévèrement.
— C’est Yamil !…
— C’est Yamil !…
— Hé bien quoi, Yamil ?
— Y m’a caché ma poupée, crie Nicole.
— Y m’a cassé ma trottinette, gémit Bruno.
— Faut le fouetter, continue Nicole à travers ses larmes, comme nous quand on est méchant.
Retenant son fou rire, Geneviève relève ses enfants, essuie les larmes et cherche à savoir le fin mot de l’affaire, lorsque Marianick, la coiffe à l’envers, s’encadre dans la porte.
Sa voix tremble de fureur contenue :
— Si ce païen-là continue, moi je monte au grenier et j’y laisse ma cuisine !
Cette fois, c’est grave. Maman suit Marianick en demandant des explications, qui sont vite données.
Yamil est naturellement taquin, malicieux et d’une souplesse inquiétante. Il joue des tours sans qu’on puisse s’en apercevoir et maman soupire à la pensée d’un enfant de plus dans la maison,… mais quel enfant !
Pendant ce temps, les deux petits, avec force gestes, racontent, indignés, les méfaits de Yamil.
Bernard trouve cela on ne peut plus amusant.
— Vous savez, les petits Bédouins sont très malins… et il faudra du temps pour mettre Yamil à la page. Les enfants juifs ont un tout autre caractère, beaucoup plus sérieux et rêveur, ce qui ne veut certes pas dire qu’ils soient sans défauts, mais c’est différent.
— Alors, dit Colette, qui tient avec une incroyable ténacité à son rôle de professeur, Yamil ne te ferait pas penser au petit Joseph de notre Histoire Sainte ?
— Oh ! pas du tout. Tandis qu’à l’escadrille, j’ai à faire à un très jeune Juif, qui conviendrait parfaitement comme type.
— Quel type ? demande immédiatement Nicole, en clignotant des yeux comme quand elle ne comprend rien du tout.
Colette répond à ce regard :
— J’aurais voulu me servir du petit Yamil pour vous faire le portrait de Joseph, dont l’histoire est tellement jolie, mais il paraît qu’il n’a pas le type.
Bruno, de sa petite voix, déclare :
— Yamil est assommant. Laissez-le tranquille et raconte l’histoire, si elle est chic. Qui c’est Joseph ?
— L’un des douze enfants de Jacob. Demandez à l’oncle Bernard de vous dire leurs noms ?
Intérieurement, Colette, fine mouche, espère un peu embarrasser son cousin… Douze noms, s’en souvient-il ?
Mais, parfaitement calme, avec un petit sourire ironique, Bernard qui a compris, défile : Ruben, Siméon, Lévi, Jud, Issachar, Zabulon, Dan, Nephtali, Gad, Aser, Joseph et Benjamin.
— Oh ! fait Bruno, plein d’admiration.
Comme si Colette n’existait plus, Bernard continue : Savez-vous, les mioches, que dix de ces gaillards ont été de méchants garnements. Ils ont trouvé moyen d’être jaloux de leur petit frère Joseph ; jamais vous ne devineriez pourquoi ?
Quatre yeux interrogateurs sont plantés dans ceux de Bernard…
Enchanté de son succès, il poursuit :
— Un beau matin, Joseph très simplement avait raconté à ses frères qu’il avait eu de beaux rêves. Il s’était cru transporté dans un champ de blé, au temps de la moisson, lorsque les gerbes relevées attendent, appuyées l’une contre l’autre, qu’on les transporte dans les granges.
Chose étrange, les gerbes des frères de Joseph semblaient venir s’incliner devant la sienne ; et puis, autre songe plus extraordinaire encore : il avait vu dans son rêve le soleil, la lune et les étoiles se prosterner devant lui.
Nicole se trémousse sur sa petite chaise.
— Pourquoi y faisait des rêves comme ça ?
— Joseph devait être chargé d’une grande mission. Le Bon Dieu se servait de ces songes pour le lui faire comprendre. Ses frères l’ont bien deviné et, furieux de penser que Joseph deviendrait peut-être plus puissant qu’eux tous, ils décidèrent de s’en débarrasser.
— Y vont pas le tuer ? réclame Bruno tout apeuré.
— Crois-tu qu’ils y ont pensé ! Ruben, le frère aîné, n’a tout de même pas été assez lâche pour le permettre ; mais tous ensemble, ils ont vendu le petit Joseph comme esclave à des marchands égyptiens. Je vous assure que la mort eût été moins cruelle, car les fils de Jacob connaissaient l’épouvantable esclavage de ce temps-là.
— J’espère que leur papa les a beaucoup. beaucoup punis ? Est-ce qu’il les a mis au cachot noir ?
Bernard ne peut s’empêcher de rire.
— Non, Nicole, pour une bonne raison, c’est que ces méchants garçons ont trompé Jacob, leur père. Ils ont tué un chevreau, trempé dans son sang la robe de Joseph et porté cette robe à Jacob, en lui racontant que l’enfant avait été dévoré par les bêtes féroces.
— Ils ont menti, dit Bruno avec un air de dédain. Hé bien ! c’étaient des vilains monsieurs !
— Tu n’as jamais si bien parlé, mon bonhomme ; mais ces vilains monsieurs, comme tu dis, ne s’attendaient pas à la manière dont le Bon Dieu leur reprocherait leur infamie.
À peine arrivés en Égypte, les marchands revendirent Joseph à un fonctionnaire de la cour du roi Pharaon, nommé Putiphar.
Comme Joseph refusa d’obéir à la femme de Putiphar, qui voulait l’obliger à faire une mauvaise action, il fut jeté en prison en même temps que l’échanson et le pannetier du Pharaon.
— Pas si vite, Bernard, dit Colette, assez satisfaite de prendre l’orateur en faute. Crois-tu par hasard que les petits vont y comprendre quelque chose ?
Dis-leur au moins que l’échanson du Pharaon était un serviteur chargé de verser à boire à la table du roi, et le pannetier celui qui servait le pain.
— Bon, ça va ! Or donc, Joseph, inspiré par le Bon Dieu, prédit à ces serviteurs ce qui leur arriverait bientôt. L’échanson fut délivré, comme Joseph le lui avait assuré. Mais, une fois libre, il oublia complètement celui qui lui avait si bien prédit sa délivrance, et Joseph resta en prison.
— Pourquoi tu dis alors que le Bon Dieu a puni les vilains frères de Joseph ? C’est Joseph qui est en prison, c’est pas ses frères.
— Attends un peu. Ça va venir…
Sur ces entrefaites, le roi Pharaon eut à son tour des songes étranges qui l’inquiétèrent beaucoup, car il eut beau appeler tous les savants d’Égypte, personne ne pouvait lui en donner l’explication.
C’est alors que l’échanson se souvint tout à coup de Joseph et de sa science extraordinaire. Il en parla au Pharaon, qui le fit appeler aussitôt.
Dans ses rêves mystérieux, le roi avait vu sept vaches grasses dévorées par sept vaches maigres. Il avait vu aussi sept beaux épis de blé engloutis par sept épis malingres et desséchés.
Joseph, éclairé par Dieu, expliqua au Pharaon ce que signifiaient ces songes : sept années de récoltes abondantes allaient enrichir l’Égypte, mais elles seraient suivies par sept années de terrible disette. Il fallait donc faire des provisions et des réserves de blé et de farine, pour n’en pas manquer au temps de la famine.

Émerveillé de tant de clairvoyance, le Pharaon chargea Joseph de prendre toutes les mesures nécessaires. Il en fit ce qu’on appellerait aujourd’hui son premier ministre, seulement un ministre qui connaissait à fond ce qu’il avait à faire. Si bien que les récoltes sagement accumulées en Égypte devinrent le seul espoir des pays d’alentour, quand la disette commença à se faire sentir.
— Alors, réclame Nicole. Joseph n’était plus malheureux ?
— Non, puisque le Pharaon, en reconnaissance des services rendus, le comblait de faveurs et de richesses ; mais cela ne l’empêchait pas d’être loin de son père qu’il aimait et de garder le souvenir de la jalousie de ses frères : avec cela, au fond du cœur, comment veux-tu qu’il fût vraiment heureux ?
— Enfin, quand y seront‑y punis ses frères ? dit Bruno, qui tient à cette punition exemplaire.
— Cette fois, nous y voilà. Au pays de Jacob comme ailleurs, le blé manquait, si bien que ses fils vinrent en Égypte pour en acheter. Ils s’adressèrent au tout-puissant intendant du Pharaon, sans se douter le moins du monde qu’ils avaient affaire à Joseph ; mais lui les reconnut fort bien. Joseph aimait surtout le petit Benjamin, son dernier frère. Or il n’était pas là. Il résolut de savoir ce qu’était devenu l’enfant, et déclara que Siméon resterait en Égypte, en otage, jusqu’à ce qu’on lui eût amené Benjamin. Là-dessus, il renvoya ses neuf autres frères avec du blé, mais sans le leur faire payer.
— C’est ça leur punition, Ben ? c’est pas la peine d’en parler !
— Écoute, Bruno, si tu interromps tout le temps, moi, je me tais.
La petite voix futée de Nicole proteste :
— Parle pour moi, oncle Bernard. Je suis sage.
L’orateur s’impatiente :
— Pour l’instant, taisez-vous tous les deux !
L’année suivante, les fils de Jacob revinrent avec Benjamin. Le vieux Jacob aurait voulu s’opposer au départ de son dernier fils, se demandant avec angoisse pourquoi l’intendant du Pharaon réclamait sa présence .
Quand Joseph vit arriver ce frère préféré, il eut bien de la peine à ne pas le prendre dans ses bras en lui criant la vérité, mais il eut le courage de se taire. L’épreuve qu’il voulait imposer aux autres n’était pas terminée.
Nicole n’ose plus interrompre, mais ses yeux parlent :
— Quelle épreuve ?…

— Il fait remettre à ses frères le blé demandé, puis il ordonne en secret de glisser sa coupe dans le sac de Benjamin… Quelques heures après leur départ, il envoya la police à leurs trousses en les accusant de vol. On fouille leurs sacs et, naturellement, la coupe de Joseph se retrouva dans celui de Benjamin. Toute la caravane est ramenée chez le gouverneur.
Aussitôt Joseph décide de garder le soi-disant voleur et de renvoyer sans lui ses autres frères. Mais ils déclarent tous qu’ils préfèrent demeurer prisonniers en Égypte plutôt que de rentrer sans Benjamin, car leur père, ajoutent-ils, en mourrait de douleur.
L’épreuve tournait en leur faveur. C’est alors que Joseph n’y tient plus. Il se fait reconnaître. Vous imaginez l’effroi de ses frères.
— C’est bien fait, c’est bien fait ! crie Nicole, sautant d’un pied sur l’autre.
— C’est pas assez puni ! déclare Bruno, qui décidément a de sévères principes de justice.
— Tu n’y comprends rien. Joseph, lui, savait ce qu’il faisait. Quand il fut bien sûr que le repentir de ses frères était sincère et profond, il leur pardonna tout, et les envoya en grande hâte chercher Jacob.
Le Pharaon leur fit cadeau de la terre de Gessen, où Jacob, consolé, vécut et mourut entouré de ses enfants.
Nicole pivote pour dire :
— Ça finit bien. L’histoire est jolie. C’est sûr qu’elle est vraie, oncle Bernard ?
— Absolument sûr, mais tu l’apprendras mieux plus tard.
— Et, dit Colette, ce petit Joseph vendu par ses frères, ne pensez-vous pas que c’est encore une figure ?
Qui donc, plus tard, fut vendu aussi par un de ses apôtres ?
— C’est Jésus, Notre-Seigneur, répond Nicole sans hésiter.
Cependant du jardin on entend maman qui gronde un peu. Bruno s’ébranle vers la porte, regarde, puis se retourne pour dire :
— Yamil aussi est une figure, mais c’est celle d’un diablotin !…

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