Le voyage des Cloches à Rome.

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Temps de lec­ture : 9 minutes

Patissier ambulant« Grand’­mère ! grand’­mère ! m’é­criai-je, voi­ci le mar­chand de gâteaux : viens vite ! j’ai été sage. »

J’en­ten­dais en effet au loin, dans la rue du vil­lage, la cla­quette du pâtis­sier ; et il ne venait pas len­te­ment comme chaque jour ; comme chaque jour, il ne s’ar­rê­tait pas de porte en porte ; la cla­quette, aux bat­te­ments si mal assu­rés d’or­di­naire, n’al­ter­nait plus avec le cri trem­blo­tant du bon­homme ; elle frap­pait fort et sans cesse. Les petits gâteaux venaient droit à moi, leur plus constant ami, et je me disais tout joyeux : « Nul ne les arrête au pas­sage, nul ne me pren­dra celui que je préfère »

Mais à mesure que le bruit appro­chait, un doute cruel gran­dis­sait dans ma tête : mon vieux mar­chand n’a­vait ni une démarche aus­si pré­ci­pi­tée, ni un bras aus­si ferme. « Mon Dieu, me disais-je, si ce n’é­tait pas lui ! ne vien­drait-il plus ? serait-ce main­te­nant un autre à sa place, et à la place de mes bons petits gâteaux dorés, les mau­vais gâteaux de tout le monde ? »

Il me pre­nait envie de bou­der les nou­veaux venus ; et cepen­dant, c’é­taient tou­jours des gâteaux : ils appro­chaient… je les sen­tais venir… « Grand’­mère ! grand’­mère ! » et, tra­ver­sant la cour à la hâte, je me lan­çai hors du logis.

Hélas ! mon bon­heur avait été trop grand pour ne pas cacher une décep­tion cruelle : Point de gâteaux ! point de mar­chand jeune ou vieux !… Un enfant de chœur en cos­tume, por­tant une immense cré­celle, par­cou­rait la rue en s’ar­rê­tant un ins­tant à chaque porte ; et soit qu’il ren­dît hom­mage à mon aïeule, soit qu’il vou­lût ajou­ter le sar­casme à la mys­ti­fi­ca­tion, il fit devant moi sa pause la plus longue et son tapage le plus acharné.

Crécelle du jeudi saintJe ren­trai au logis, tré­pi­gnant de rage, et j’al­lai me jeter dans les bras de ma grand’mère.

« Le méchant, m’é­criai-je, il l’a fait pour se moquer de moi ! »

Et je me mis à ver­ser de grosses larmes.

« Cher petit ! me dit mon aïeule, en tirant de son grand sac un bon­bon qui me cal­ma sou­dain, — l’en­fant de chœur ne pen­sait pas à toi ; oublies-tu donc que nous sommes au  ? Nous n’a­vons plus de , il venait nous annon­cer l’heure des vêpres.

— Com­ment, grand’­mère, plus de cloche ? je l’ai enten­due Ce matin…

— Ce matin ; mais ce soir elle s’en est allée.

— Où donc, grand’mère ?

— À , mon enfant.

— À Rome !… Et pourquoi ?

— Parce qu’elle y va chaque année le jeu­di saint.

Paques : Cloches partant pour Rome— Et pourquoi,faire ?

— Ah ! bien des choses. Elle va voir le saint-père.

— Et les autres ?

— Com­ment les autres ?

— Les cloches de la ville, celles des autres églises ?

— Elles y vont aussi.

— Quoi, toutes ?

— Oui, toutes.

— Oh ! grand’­mère ! dis-je en sou­riant.… Mais, ajou­tai-je avec inquié­tude, quand reviendront-elles ?

— La veille de , à midi, et elles son­ne­ront bien fort pour rat­tra­per le temps perdu.

— Oh ! tant mieux ! je pour­rai recon­naître le mar­chand de gâteaux. »

Et ma grand’­mère, ache­vant d’es­suyer mes larmes par un gros bai­ser, me prit par la main et m’emmena à vêpres.

Chaque année, depuis lors, quand venait le jeu­di saint, je me rap­pe­lais la cré­celle de l’en­fant de chœur, mes petits gâteaux et le départ de la cloche. Bien des fois je regar­dai naï­ve­ment entre les ouver­tures du clo­cher pour voir si la place était vide. Bien des fois, dou­tant de l’as­ser­tion de ma grand’­mère, j’ai deman­dé au sacris­tain, au bedeau, à la don­neuse d’eau bénite où allaient les cloches le jeu­di saint ; tous me répon­daient : « Elles vont à Rome. »

Un jour même, il m’en sou­vient, le curé du vil­lage vint visi­ter mon aïeule. « Mon­sieur le curé, lui dis-je de mon air le plus câlin et le plus incré­dule, est-il vrai que notre cloche… ? »

Le bon prêtre se mit à sou­rire. « Oui, mon enfant, me répon­dit-il, notre cloche est à Rome. »

Plus tard, quand j’ai pu com­prendre bien d’autres tra­di­tions popu­laires, j’ai cher­ché à savoir l’o­ri­gine et le sens de celle-ci. Nul, même à Paris, n’a pu m’ap­prendre autre chose que ce que m’a­vait appris ma grand’mère.

Cloches d'égliseY son­gez-vous d’ailleurs, vous tous qui habi­tez la grande ville ? Savez-vous ce que c’est qu’une cloche ? Enten­dez-vous quel­que­fois cette grande voix d’ai­rain qui porte les aver­tis­se­ments du Sei­gneur, et pou­vez-vous un jour dans l’an­née vous aper­ce­voir de son silence ? Non ! vous qui, pas un ins­tant, ne vivez sans bruit, vous ne savez pas tout ce qu’il y a de solen­nel au vil­lage dans ce silence de deux longues journées.

Là-bas, la cloche bat sans cesse comme l’ar­tère au cœur de l’homme ; elle salue le soleil lors­qu’il arrive et lors­qu’il dis­pa­raît ; joyeuse et vive, elle couvre les pre­miers vagis­se­ments du nou­veau-né ; lente et lugubre, elle alterne avec les der­niers sou­pirs de l’a­go­ni­sant ; aux tra­vailleurs des champs, elle signale l’heure de la peine et le moment du repos ; par­tout elle nous parle, par­tout elle nous accom­pagne, par­tout et tou­jours on l’entend.

Et sou­dain, un jour, elle se tait ; il manque en un ins­tant aux har­mo­nies de la nature cette note vibrante qui les domine et les vivi­fie ; tout devient silen­cieux comme la tombe, lugubre comme la fête que célèbre l’É­glise ; au lieu de la cloche du matin, le coq seul chante, le coq à la voix duquel Pierre renia le Christ ; au lieu de la cloche du soir, reten­tit seul dans les airs le cri sinistre de l’oi­seau des sépulcres, écho des der­nières paroles du Sau­veur expi­rant : « Eli, Eli, lam­ma sabacthani ? »

Crucifixion et mort sur la Croix le vendredi saint

La cloche s’est tue ; toutes ont fait silence, et dès que le Sei­gneur va mou­rir, organes de la parole divine, elles se rendent auprès du repré­sen­tant du Seigneur.

Les cloches vont à Rome !

Venez, venez avec moi au faîte du temple… Les cloches s’é­branlent, leurs liens se détachent d’eux-mêmes, les murailles leur livrent pas­sage, elles partent.… Oh ! par­tons avec elles, pre­nons place dans ce véhi­cule nou­veau ; allons, et que Dieu nous protège !

Déjà le temple est bien loin, puis la ville, puis la terre ; nous voi­ci au milieu de l’es­pace, tou­jours nous éle­vant vers cette voûte immense qui tou­jours s’é­lève ; seuls au milieu du silence. Oh ! comme notre course est pré­ci­pi­tée ! La lumière, la pen­sée, ne peuvent s’é­lan­cer plus rapides ; et là-bas, sous nos pieds, les villes courent, comme effrayées, se cacher der­rière l’horizon.

Voyez de toutes parts ces points noirs qui quittent la terre comme une nuée d’oi­seaux voya­geurs, et qui gran­dissent en s’ap­pro­chant de nous. Le nombre en est infi­ni ; sous leurs rangs pres­sés et sombres la terre a dis­pa­ru… les cloches ! toutes les cloches !

Celles-ci, pesantes et majes­tueuses comme l’aigle aux grandes ailes ou comme le roc de nos contes ; celles-là, frêles, fluettes et sau­tillantes comme l’a­louette ou le roi­te­let. Oh ! les bour­dons des grandes villes, les cloches argen­tées des manoirs, les cloches de fer des hameaux, les vieux bef­frois ver­dis d’oxyde, les carillons bavards des villes fla­mandes, les cloches bien-aimées de Qua­si­mo­do et celles de Trot­ty-Weeck ! Et là-bas, là-bas, bonne grand’­mère, je la recon­nais… la cloche fêlée de notre vil­lage !… Oh ! mes gâteaux et la cré­celle de l’en­fant de chœur !

Et tout cela s’é­lance ! Cette immense migra­tion de métal vole sans hési­ter vers le même but… Rome ! À chaque seconde, le nombre s’ac­croît, les rangs se mul­ti­plient ; et le soleil des­cend à l’ho­ri­zon, la terre s’obs­cur­cit, la lumière un ins­tant encore vacille dans l’es­pace, puis s’é­teint. Le sif­fle­ment de l’air nous dit seul main­te­nant que nous cou­rons toujours.

Enfin reten­tit un choc ter­rible… nous nous arrê­tons ; Rome est là ! Et venues de tous les points du globe, toutes les cloches chré­tiennes se ren­contrent au même ins­tant, se heurtent, s’ac­cu­mulent et forment, au-des­sus de la ville sainte et des nuages une pyra­mide incom­men­su­rable dont le som­met touche au firmament.

Et là, elles assistent aux prières que dirige le repré­sen­tant du Sei­gneur ; là, elles entendent les lita­nies lugubres ; là enfin, elles recueillent cette béné­dic­tion solen­nelle que, du bal­con de la basi­lique de Saint-Pierre, le pon­tif sou­ve­rain octroie à la ville et au monde, urbi et orbi. Puis, émis­saires fidèles et rapides, elles s’en retournent, répan­dant sur leur pas­sage la sainte béné­dic­tion qu’elles ont reçue, et annon­çant bruyam­ment aux fidèles le grand jour de la résurrection.

Ger­mond de Lavigne.

Cloches de Pâques qui annoncent la Résurrection du Christ

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