MALGRÉ le froid d’une matinée de mars, un groupe de gamins jouait à la balle devant les grilles des jardins du Louvre. Ils étaient vêtus de façon insuffisante mais ne semblaient pas s’en soucier, ni sentir le vent qui balayait la place avec de brusques rafales. D’ailleurs, à regarder leurs visages hâlés, leurs membres agiles, on devinait que ce n’était point des enfants habitués à être dorlotés et à craindre les écarts de température.
Tout autre paraissait un garçon d’une dizaine d’années, assistant au jeu en spectateur, derrière les grilles du Louvre. Sa petite figure pâle s’encadrait de boucles blondes, ses jambes étaient minces et ses mains fines comme celles d’une fille. Il était vêtu à la mode de cette année 1612 : pourpoint de velours bleu, col de dentelle et bas de soie blanche. Certainement, il faisait partie de la cour royale habitant le vaste et sévère palais.
Il suivait attentivement le jeu des autres, mais ne souriait pas et gardait un air de profonde mélancolie. À un moment, la balle lancée avec violence, dépassa son but et, passant entre deux barreaux, frôla la tête du petit seigneur avant de retomber à ses pieds. Dépités, les joueurs se ruèrent vers les grilles.
— Elle est là ! cria l’un d’eux, la désignant du doigt.
— Oui, mais elle est perdue pour nous, riposta le second.
— Pas si sûr, voici quelqu’un qui va nous la rendre. Eh ! petit, lance-nous notre balle !
L’interpellé ne broncha point.
— Es-tu sourd, marmouset ?
— C’est à moi que vous parlez ? laissa tomber dédaigneusement l’enfant blond.
— Évidemment, puisque tu es seul. Dépêche-toi de nous rendre notre balle.
Pour toute réponse, le jeune seigneur tourna les talons et s’éloignait déjà lorsque Benoît, le chef de la bande, furieux, trépignant, s’accrocha aux barreaux :
— En voilà une façon de répondre aux gens qui vous parlent, petit prétentieux ! Je ne sais pas ton nom, mais ce que je sais, c’est que tu es un malotru, un orgueilleux…
— Et une espèce de fille en velours, coupa Pierre.
— Un singe habillé ! renchérit Jeannot. Tu nous dédaignes parce que nous sommes mal vêtus, dit Simon à son tour, mais nous valons tout autant que toi.
— Va donc te chauffer près de ton feu, petit bout d’homme ! conclut Henriot, le dernier du groupe.
Ces invectives violentes avaient arrêté le jeune garçon dans son mouvement de retrait. Il bondit, furieux lui aussi, contre les barreaux :
— Je ne suis pas un malotru, ni une fille, ni un singe habillé ! hurla-t-il, sa figure pâle toute colorée maintenant ; et vous allez me demander pardon à genoux de vos paroles !
Un grand éclat de rire lui répondit :
— Pardon ! À genoux… Tu ne doutes de rien, mon petit
— Apprends, mon jeune seigneur, que nous ne nous excusons pas lorsque nous avons raison et que nous ne nous agenouillons que devant Dieu et le roi.
— Eh bien, je…
— Eh bien, tu n’es ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas ? Si tu veux des comptes et t’estimes outragé, viens donc nous en demander raison ici, sans quoi tu n’es qu’un lâche !
Ce dernier mot acheva de mettre l’enfant hors de lui. Il courut vers la porte, sortit des jardins et se campa devant les autres garçons.
— À votre disposition, Messieurs.
Les gamins, adoucis par le geste si fier, s’étaient calmés.
— Nous ne nous battons pas à cinq contre un, déclara Benoît.
— Je veux me battre contre tous, riposta le blondin, les yeux étincelants.
— Bon, c’est entendu. Choisis ton adversaire.
— C’est toi qui m’insultas le premier, c’est toi qui me rendras compte d’abord.
— Entendu.
L’outragé ne se le fit pas répéter deux fois : il décocha un coup de poing à Benoît, qui riposta en lui noircissant un œil. Les coups plurent entre les deux garçons, mais l’avantage était, sans conteste, pour Benoît plus fort, plus robuste. Lorsqu’il estima son compagnon suffisamment corrigé, il s’arrêta. L’habit de velours était en loques et les belles boucles blondes n’existaient plus.
— Au second, fit cependant l’enfant, haletant.
Simon ne bougea pas.
— Je ne rue bats pas avec quelqu’un qui est à bout de forces. Tu es un brave, malgré ce que nous avions pensé. Si tu es d’accord, viens demain ici, nous nous battrons loyalement.
— J’y serai. À demain.
— À demain.
Les combattants se séparèrent sur ces mots. Les gamins s’éloignèrent et le jeune enfant rentra au palais. À peine l’eurent-ils aperçu que les serviteurs poussèrent des exclamations de surprise en voyant dans quel état lamentable se trouvait Sa Majesté Louis XIII. Le jeune seigneur n’était autre que le roi de France. Orphelin depuis un an, déjà triste et sombre de caractère, le petit prince avait une enfance mélancolique et solitaire. Il n’aimait point le monde et la compagnie de gens gais lui déplaisait. Les cérémonies officielles étaient pour lui autant de corvées : aussi fit-il la grimace lorsque son précepteur lui apprit que le lendemain il devrait se rendre dans la grande salle du Trône pour y présider la cérémonie de la Cène. Cette cérémonie n’était pourtant point une réjouissance mondaine, mais une fête religieuse en coutume dans la famille royale de France. La tradition voulait que ce jour-là, celui du Jeudi saint, la royauté s’inclinât devant la pauvreté. Douze enfants symbolisant les apôtres étaient réussis au Louvre. Le roi, ou le dauphin, se rendait à la salle du Trône, après avoir entendu l’office. Il y trouvait les douze enfants choisis parmi les plus pauvres et les plus méritants et qui étaient assis dans des fauteuils. Alors, la cérémonie commençait.
Le plongeant dans une bassine d’argent, le roi mouillait un linge et le passait sur le pied de chacun des petits pauvres. Puis, en signe d’humilité, il baisait ce pied en murmurant : « Ainsi fit Jésus-Christ ». Ensuite, le repas de la Cène avait lieu. Rassemblés autour du roi, les enfants partageaient avec lui un simple repas, à la fin duquel ils recevaient une bourse remplie d’écus.
Ce matin du Jeudi saint, Louis XIII, encore meurtri et griffé de la bataille de la veille, pénétra dans la grande salle d’un air plus triste que jamais. Il songeait que son rendez-vous avec Simon serait manqué et que celui-ci le tiendrait plus que jamais pour un lâche. Or, prenant le linge des mains du prince de Conti, il aperçut soudain ce même Simon assis dans l’un des fauteuils, et, lui faisant suite, Benoît, Jeannot, Henriot et Pierre… Ses adversaires de la veille ne l’avaient point encore reconnu. Tout intimidés, ils baissaient les yeux en fixant le sol.
Louis s’agenouilla devant le premier enfant. Son visage, si pâle d’ordinaire, était rose d’excitation. Quoi ! il lui faudrait se courber, lui, devant ceux qu’il voulait faire agenouiller la veille ? Jamais ! Subir un tel affront…
Le cœur plein de rage, il lava machinalement le petit pied nu et, le baisant, articula les mots traditionnels : « Ainsi fit Jésus-Christ ». Deux fois, trois fois, il recommença. Mais un étrange changement s’opérait en lui. Les paroles qu’il prononçait s’imposaient à son âme, il se rendait compte qu’en ce moment il tenait le rôle du Fils de Dieu, ce Dieu qui avait voulu qu’il soit à la tête de millions de sujets, pour les gouverner, certes, mais surtout pour leur donner un exemple de bonté, de charité, d’humilité. Or, il n’avait été la veille ni bon, ni humble, ni charitable. Il comprit soudain que ce n’était pas à coups de poings qu’un roi doit imposer le respect à ses sujets et que c’était en ce moment même qu’il devait prouver à ses compagnons de la veille qu’il n’était pas un lâche.
Benoît et ses amis avaient relevé la tète en voyant approcher le roi et, avec une horreur indicible, ils reconnaissaient dans ce jeune prince en habits de velours et de soie l’arrogant seigneur qu’ils avaient si bien rossé la veille. Blêmes, effondrés, ils plongeaient déjà dans un abîme de honte et de crainte : quel châtiment leur était réservé ?
Louis XIII était maintenant devant Benoît. Il s’agenouilla, lava le pied et le baisant doucement : « Ainsi fit Jésus-Christ », dit-il, relevant la tête. Devant le pauvre visage bouleversé de Benoît, il eut un bon sourire.
— Ne crains rien, Benoît, je n’ai pu être au rendez-vous ce matin, mais tu vois, nous nous retrouvons tout de même. Pardonnez-moi tous ma mauvaise humeur d’hier. Tout à l’heure, après le repas, nous ferons ensemble une bonne partie de balle.
— Ah ! Sire, balbutia Benoît, bouleversé par tant de bonté, comment pouvez-vous nous pardonner…
— « Ainsi fit Jésus-Christ », répondit le petit roi en s’inclinant.
Élisabeth Clarence.
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