Royal exemple

Auteur : Clarence, Élisabeth | Ouvrage : La semaine de Suzette .

Temps de lec­ture : 9 minutes

MALGRÉ le froid d’une mati­née de mars, un groupe de gamins jouait à la balle devant les grilles des jar­dins du Louvre. Ils étaient vêtus de façon insuf­fi­sante mais ne sem­blaient pas s’en sou­cier, ni sen­tir le vent qui balayait la place avec de brusques rafales. D’ailleurs, à regar­der leurs visages hâlés, leurs membres agiles, on devi­nait que ce n’é­tait point des enfants habi­tués à être dor­lo­tés et à craindre les écarts de température. 

Tout autre parais­sait un gar­çon d’une dizaine d’an­nées, assis­tant au jeu en spec­ta­teur, der­rière les grilles du Louvre. Sa petite figure pâle s’en­ca­drait de boucles blondes, ses jambes étaient minces et ses mains fines comme celles d’une fille. Il était vêtu à la mode de cette année 1612 : pour­point de velours bleu, col de den­telle et bas de soie blanche. Cer­tai­ne­ment, il fai­sait par­tie de la cour royale habi­tant le vaste et sévère palais. 

enfants pauvres jouant au ballon devant les grilles du Louvre

Il sui­vait atten­ti­ve­ment le jeu des autres, mais ne sou­riait pas et gar­dait un air de pro­fonde mélan­co­lie. À un moment, la balle lan­cée avec vio­lence, dépas­sa son but et, pas­sant entre deux bar­reaux, frô­la la tête du petit sei­gneur avant de retom­ber à ses pieds. Dépi­tés, les joueurs se ruèrent vers les grilles. 

— Elle est là ! cria l’un d’eux, la dési­gnant du doigt. 

— Oui, mais elle est per­due pour nous, ripos­ta le second. 

— Pas si sûr, voi­ci quel­qu’un qui va nous la rendre. Eh ! petit, lance-nous notre balle ! 

L’in­ter­pel­lé ne bron­cha point. 

— Es-tu sourd, marmouset ? 

— C’est à moi que vous par­lez ? lais­sa tom­ber dédai­gneu­se­ment l’en­fant blond. 

— Évi­dem­ment, puisque tu es seul. Dépêche-toi de nous rendre notre balle. 

Pour toute réponse, le jeune sei­gneur tour­na les talons et s’é­loi­gnait déjà lorsque Benoît, le chef de la bande, furieux, tré­pi­gnant, s’ac­cro­cha aux barreaux : 

Louis XIII enfant

— En voi­là une façon de répondre aux gens qui vous parlent, petit pré­ten­tieux ! Je ne sais pas ton nom, mais ce que je sais, c’est que tu es un malo­tru, un orgueilleux…

— Et une espèce de fille en velours, cou­pa Pierre. 

— Un singe habillé ! ren­ché­rit Jean­not. Tu nous dédaignes parce que nous sommes mal vêtus, dit Simon à son tour, mais nous valons tout autant que toi.

— Va donc te chauf­fer près de ton feu, petit bout d’homme ! conclut Hen­riot, le der­nier du groupe. 

Ces invec­tives vio­lentes avaient arrê­té le jeune gar­çon dans son mou­ve­ment de retrait. Il bon­dit, furieux lui aus­si, contre les barreaux : 

— Je ne suis pas un malo­tru, ni une fille, ni un singe habillé ! hur­la-t-il, sa figure pâle toute colo­rée main­te­nant ; et vous allez me deman­der à genoux de vos paroles !

Un grand éclat de rire lui répondit :

— Par­don ! À genoux… Tu ne doutes de rien, mon petit 

— Apprends, mon jeune sei­gneur, que nous ne nous excu­sons pas lorsque nous avons rai­son et que nous ne nous age­nouillons que devant Dieu et le .

— Eh bien, je… 

— Eh bien, tu n’es ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas ? Si tu veux des comptes et t’es­times outra­gé, viens donc nous en deman­der rai­son ici, sans quoi tu n’es qu’un lâche !

Ce der­nier mot ache­va de mettre l’en­fant hors de lui. Il cou­rut vers la porte, sor­tit des jar­dins et se cam­pa devant les autres garçons. 

— À votre dis­po­si­tion, Messieurs. 

Les gamins, adou­cis par le geste si fier, s’é­taient calmés. 

— Nous ne nous bat­tons pas à cinq contre un, décla­ra Benoît. 

— Je veux me battre contre tous, ripos­ta le blon­din, les yeux étincelants. 

— Bon, c’est enten­du. Choi­sis ton adversaire. 

— C’est toi qui m’in­sul­tas le pre­mier, c’est toi qui me ren­dras compte d’abord. 

— Enten­du.

L’ou­tra­gé ne se le fit pas répé­ter deux fois : il déco­cha un coup de poing à Benoît, qui ripos­ta en lui noir­cis­sant un œil. Les coups plurent entre les deux gar­çons, mais l’a­van­tage était, sans conteste, pour Benoît plus fort, plus robuste. Lors­qu’il esti­ma son com­pa­gnon suf­fi­sam­ment cor­ri­gé, il s’ar­rê­ta. L’ha­bit de velours était en loques et les belles boucles blondes n’exis­taient plus. 

— Au second, fit cepen­dant l’en­fant, haletant. 

Simon ne bou­gea pas. 

— Je ne rue bats pas avec quel­qu’un qui est à bout de forces. Tu es un brave, mal­gré ce que nous avions pen­sé. Si tu es d’ac­cord, viens demain ici, nous nous bat­trons loyalement. 

— J’y serai. À demain. 

— À demain. 

Les com­bat­tants se sépa­rèrent sur ces mots. Les gamins s’é­loi­gnèrent et le jeune enfant ren­tra au palais. À peine l’eurent-ils aper­çu que les ser­vi­teurs pous­sèrent des excla­ma­tions de sur­prise en voyant dans quel état lamen­table se trou­vait Sa Majes­té Louis XIII. Le jeune sei­gneur n’é­tait autre que le roi de France. Orphe­lin depuis un an, déjà triste et sombre de carac­tère, le petit prince avait une enfance mélan­co­lique et soli­taire. Il n’ai­mait point le monde et la com­pa­gnie de gens gais lui déplai­sait. Les céré­mo­nies offi­cielles étaient pour lui autant de cor­vées : aus­si fit-il la gri­mace lorsque son pré­cep­teur lui apprit que le len­de­main il devrait se rendre dans la grande salle du Trône pour y pré­si­der la céré­mo­nie de la Cène. Cette céré­mo­nie n’é­tait pour­tant point une réjouis­sance mon­daine, mais une fête reli­gieuse en cou­tume dans la famille royale de France. La tra­di­tion vou­lait que ce jour-là, celui du , la royau­té s’in­cli­nât devant la pau­vre­té. Douze enfants sym­bo­li­sant les apôtres étaient réus­sis au Louvre. Le roi, ou le dau­phin, se ren­dait à la salle du Trône, après avoir enten­du l’of­fice. Il y trou­vait les douze enfants choi­sis par­mi les plus pauvres et les plus méri­tants et qui étaient assis dans des fau­teuils. Alors, la céré­mo­nie commençait. 

Le plon­geant dans une bas­sine d’argent, le roi mouillait un linge et le pas­sait sur le pied de cha­cun des petits pauvres. Puis, en signe d’, il bai­sait ce pied en mur­mu­rant : « Ain­si fit Jésus-Christ ». Ensuite, le repas de la Cène avait lieu. Ras­sem­blés autour du roi, les enfants par­ta­geaient avec lui un simple repas, à la fin duquel ils rece­vaient une bourse rem­plie d’écus. 

Le Jeudi Saint, Louis XIII lave les pieds de 12 enfants pauvres et méritants

Ce matin du Jeu­di saint, Louis XIII, encore meur­tri et grif­fé de la bataille de la veille, péné­tra dans la grande salle d’un air plus triste que jamais. Il son­geait que son ren­dez-vous avec Simon serait man­qué et que celui-ci le tien­drait plus que jamais pour un lâche. Or, pre­nant le linge des mains du prince de Conti, il aper­çut sou­dain ce même Simon assis dans l’un des fau­teuils, et, lui fai­sant suite, Benoît, Jean­not, Hen­riot et Pierre… Ses adver­saires de la veille ne l’a­vaient point encore recon­nu. Tout inti­mi­dés, ils bais­saient les yeux en fixant le sol. 

Louis s’a­ge­nouilla devant le pre­mier enfant. Son visage, si pâle d’or­di­naire, était rose d’ex­ci­ta­tion. Quoi ! il lui fau­drait se cour­ber, lui, devant ceux qu’il vou­lait faire age­nouiller la veille ? Jamais ! Subir un tel affront… 

Le cœur plein de rage, il lava machi­na­le­ment le petit pied nu et, le bai­sant, arti­cu­la les mots tra­di­tion­nels : « Ain­si fit Jésus-Christ ». Deux fois, trois fois, il recom­men­ça. Mais un étrange chan­ge­ment s’o­pé­rait en lui. Les paroles qu’il pro­non­çait s’im­po­saient à son âme, il se ren­dait compte qu’en ce moment il tenait le rôle du Fils de Dieu, ce Dieu qui avait vou­lu qu’il soit à la tête de mil­lions de sujets, pour les gou­ver­ner, certes, mais sur­tout pour leur don­ner un exemple de bon­té, de cha­ri­té, d’hu­mi­li­té. Or, il n’a­vait été la veille ni bon, ni humble, ni cha­ri­table. Il com­prit sou­dain que ce n’é­tait pas à coups de poings qu’un roi doit impo­ser le res­pect à ses sujets et que c’é­tait en ce moment même qu’il devait prou­ver à ses com­pa­gnons de la veille qu’il n’é­tait pas un lâche. 

Benoît et ses amis avaient rele­vé la tète en voyant appro­cher le roi et, avec une hor­reur indi­cible, ils recon­nais­saient dans ce jeune prince en habits de velours et de soie l’ar­ro­gant sei­gneur qu’ils avaient si bien ros­sé la veille. Blêmes, effon­drés, ils plon­geaient déjà dans un abîme de honte et de crainte : quel châ­ti­ment leur était réservé ? 

Louis XIII était main­te­nant devant Benoît. Il s’a­ge­nouilla, lava le pied et le bai­sant dou­ce­ment : « Ain­si fit Jésus-Christ », dit-il, rele­vant la tête. Devant le pauvre visage bou­le­ver­sé de Benoît, il eut un bon sourire. 

— Ne crains rien, Benoît, je n’ai pu être au ren­dez-vous ce matin, mais tu vois, nous nous retrou­vons tout de même. Par­don­nez-moi tous ma mau­vaise humeur d’hier. Tout à l’heure, après le repas, nous ferons ensemble une bonne par­tie de balle. 

— Ah ! Sire, bal­bu­tia Benoît, bou­le­ver­sé par tant de bon­té, com­ment pou­vez-vous nous pardonner…

— « Ain­si fit Jésus-Christ », répon­dit le petit roi en s’inclinant. 

Éli­sa­beth Clarence.

Coloriage de catéchisme Jeudi Saint : Lavement des pieds

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