XII
Là-bas, dans les deux petites maisons, à l’abri des lauriers-roses, les enfants, las d’attendre le retour de l’Oiseau-Bleu, se sont endormis ; mais maman, Geneviève et Jacques, se cachant mutuellement leur angoisse, sont demeurés au jardin, interrogeant à tout instant le ciel de leurs regards inquiets. Les étoiles luisent par milliers, sur un fond de velours saphir, dont rien ne peut peindre la profondeur et la beauté… C’est une admirable nuit d’Orient, silencieuse, enveloppante, belle jusqu’à l’infini.
Mais, pour ceux qui, ce soir la contemplent, une seule pensée domine : sera-t-elle traversée bientôt du bruit d’un moteur qui approche ? Celui qui a jeté dans ses profondeurs ces millions d’étoiles a‑t-il voulu soutenir et protéger l’oiseau frêle, construit de main d’homme, qui ne rentre pas ?
Les heures se succèdent. De temps à autre, les trois guetteurs coupent le silence de quelques mots, puis de nouveau se taisent, devant l’angoisse de plus en plus envahissante.
Maman égrène son chapelet, on entend les grains se heurter sur ses genoux. Jacques, la main dans sa poche, en fait autant. Geneviève, malgré son affreuse inquiétude, remercie Dieu d’avoir gardé près d’elle ses deux petits ; … mais Bernard !
Il est 2 heures du matin et la nuit devient froide.
— Rentrons, dit Jacques fermement. Il ne s’agit pas d’attraper mal. De la maison, nous surveillerons aussi bien. Venez…
Et l’on rentre,… mais pour demeurer près de la fenêtre ouverte, le cœur tenaillé par l’angoisse.
Brusquement maman sursaute :
— Cours, Jacques, c’est la sonnerie du téléphone !…
Et elle essaye de suivre l’officier, tout en se cramponnant aux meubles, pour ne pas tomber, tant est atroce son inquiétude.
Elle entend vaguement : Allo… oui,… puis plus rien. On en dit long à l’autre bout du fil. Alors les deux femmes demandent ensemble, comme malgré elles :
— Sont-ils morts ?
D’un signe de la main, Jacques fait signe que non, et demeure l’oreille tendue, collée au récepteur.
Enfin sa physionomie prend une expression de détente :
— Bien, j’y vais.
Et il raccroche. Puis, se tournant vers maman :
— Rien de grave, j’espère, une panne inexplicable dans le désert aux environs de Ramleh. Les officiers anglais ont prévenu notre centre, qui me donne l’ordre de partir à l’instant chercher les rescapés. Je file.
— Mais enfin, sont-ils blessés ?
Jacques esquisse un nouveau geste rassurant, tout en ouvrant la porte :
— Je ne crois pas, les officiers m’ont donné peu de détails, mais ils m’ont affirmé qu’il n’y a rien de grave. Laissez-moi partir, ça presse, et priez bien.
D’un coup sec, la porte se referme.
On devine ce que fut le reste de la nuit, l’interminable matinée. Enfin, vers 13 heures, une auto stoppe devant la maison. Jacques est au volant, Bernard et Jean ouvrent les deux portières à la fois, mais l’aîné, les traits douloureux, sort difficilement de la voiture ; Jean lui aide. Ensuite, doucement, penchés tous les deux vers l’intérieur, ils cherchent à dégager un matelas.
Très lentement, avec le secours de Jacques, ils l’attirent au dehors. Colette, qui héroïquement cherche à sourire, y est allongée.
Maman a tout vu. En une seconde elle est là, murmurant :
— Ma petite fille chérie, qu’as-tu, mon Dieu ? Et puis, où est ton père ?
Mais déjà les jeunes gens rassurent Papa va rentrer avec l’oiseau. Tout va bien. C’est seulement Colette qui a un peu mal à la jambe.
— J’ai demandé le chirurgien, dit Jacques posément. Jusqu’à ce qu’il arrive, laissons-la étendue, ici dans le bureau, pour ne pas la remuer inutilement.
Non seulement, selon l’expression des garçons, Colette avait un peu mal à la jambe, mais bien une fracture grave. Pendant des jours et des jours elle devrait demeurer sur place, allongée dans un appareil de plâtre, elle, la vivante et alerte Colette, que rien n’arrête jamais !
Mais, sachant à quel péril grave tous ont échappé, elle ne se plaint pas. Dès qu’elle est assez bien pour « causer », les trois petits entreprennent de la distraire, en se faisant raconter par le menu cette passionnante aventure. Pas un instant ils ne songent que la distraction sera pour eux et que Colette se fatigue vite.
Elle, cherchant à oublier son mal, se prête au jeu ; et puis, pour tout de bon, son rôle de professeur la reprend tout entière, et elle raconte indéfiniment. Le merveilleux vol de Beyrouth au Caire, les descriptions de l’Égypte, entremêlées des détails de la vie de Moïse, sa naissance, son sauvetage, sa fuite, son retour, les plaies d’Égypte, l’entêtement du Pharaon… comme c’est captivant ! mais ce qui passionne positivement les trois petits, c’est le voyage de retour, et cet accident dans le désert des Hébreux.
Jamais les petits yeux noirs de Nicole n’ont brillé d’un plus ardent intérêt, tandis que, se trémoussant sur sa chaise basse, contre le lit de sa tante, elle dit de sa voix impatiente et futée
— Alors, Tate, vous êtes partie du Caire de très grand matin ?
— Oui, de très grand matin. L’eau du Nil était ravissante, un peu rose et miroitante, et, à cause de vous, nous avons volé très bas.
— À cause de nous, pourquoi ?
— Pour tout voir, tout regarder, afin de bien vous expliquer au retour.
La veille au soir, papa nous avait lu, dans la Bible, les pages qui racontent la fin de l’histoire de Moïse. Nous nous sommes mis à en reconstituer tous les détails, dès que nous avons atteint ce que fut jadis la terre de Gessen.
Nous nous imaginions là, au dessous de nous, toutes les tentes et les maisons des Hébreux, mêlées aux habitations égyptiennes, si bien mélangées que, pour désigner les demeures du peuple de Dieu, il fallut les marquer d’une croix au moment du passage de l’ange exterminateur.
— Qui c’était l’ange exterminateur ? Celui que Dieu avait chargé de punir les Égyptiens, en faisant mourir leurs fils aînés.
Bruno secoue la tête :
— C’était une grande punition.
— Mais songe à tout le mal que les Égyptiens faisaient aux pauvres Hébreux et depuis si longtemps ! De quel droit les retenaient-ils en esclavage ? Le Bon Dieu leur avait ordonné de les laisser partir. Ils refusaient d’obéir, et quand Dieu commande…
Nicole n’aime pas les explications qui traînent :
— Alors, dis vite, Tate, tout comment le Bon Dieu a fait céder les Égyptiens.
— Il a donné ordre aux Hébreux de se tenir prêts à partir. Ils devaient immoler un agneau dans chacune de leurs familles, marquer leur maison d’une croix faite avec son sang, puis, la nuit suivante, debout, un bâton à la main, ils devaient manger la chair de l’agneau avec du pain sans levain, étant ainsi préparés à se mettre en route au premier signal.
Pendant cette nuit de la Pâque, c’est-à-dire du Passage du Seigneur, l’ange exterminateur passerait en effet dans toutes les demeures qui n’étaient pas marquées du sang de l’agneau, et les fils aînés des Égyptiens seraient frappés de mort.
Vous pensez que le Pharaon céda enfin à son peuple épouvanté, et les Hébreux, en grande hâte, en profitèrent pour partir.
Essaie donc, Pierre, de réunir tes souvenirs et d’expliquer aux deux petits ce que signifiait cette Pâque… Est-ce que, chaque année, les Hébreux ne renouvelleraient pas ce repas, dans la nuit à la même date, pourquoi ?…
Pierre est un peu rouge. Ce serait vexant de dire une bêtise, devant ces petits yeux noirs, qui dansent de malice dans la figure de Nicole. Mais non, ça va,… il se souvient :
— La Pâque, c’était d’avance la figure du repas pendant lequel Notre-Seigneur instituerait l’Eucharistie, la veille de sa mort. L’agneau, c’était l’image de Jésus Lui-même. Le pain sans levain représentait l’autre pain, sans levain aussi, que Notre-Seigneur consacrerait et avec lequel maintenant encore on fait les hosties, que le prêtre consacre à la Messe.
— Très bien. Ajoute encore ceci : Les maisons des Hébreux ont été marquées du sang de l’agneau et épargnées par l’ange exterminateur, pour nous faire comprendre que nous ne serons sauvés nous-mêmes et ne parviendrons au ciel que par les mérites du sang de Jésus, versé pour nous sur la Croix.
— On a compris, dit Bruno, qui voudrait bien hâter la suite… Alors ça y est, les Hébreux sont partis ?
— Parfaitement. On parle de six cent mille hommes se déplaçant à la fois ; ce n’était pas une petite affaire, d’autant qu’ils emportaient avec eux les ossements de Joseph, et ce qu’ils possédaient en fait de richesses ; et puis il fallait faire marcher les troupeaux ! Combien pouvait-il y en avoir ? Comment les faisait-on avancer ? Au lieu de prendre vers le nord, afin d’éviter les Philistins qui étaient en guerre, Dieu ordonna à Moïse de traverser le désert et de camper sur les bords de la mer Rouge. Une sorte de nuée en forme de colonne guidait les Hébreux. La nuit, cette colonne devenait lumineuse.
Nicole convaincue interrompt :
— Ça devait être beau !
— Je pense bien ! Ainsi guidés ils allaient atteindre la mer, quand à l’arrière ils aperçurent avec épouvante une armée égyptienne qui courait après eux.
— Mais elle ne va pas les rattraper ?
— Eh ! mon pauvre Bruno, comment veux-tu qu’ils y échappent ? Devant eux la mer Rouge, derrière eux une armée formidable, des chevaux, des chars, etc., etc.
En survolant ces régions, nous nous imaginions la terreur des Hébreux, pris entre deux dangers aussi terribles l’un que l’autre.
— Ils ont été tués ? dit Bruno.
— Noyés ? demande Nicole désolée.
— Ni l’un ni l’autre. Moïse dit aux Hébreux : « Ne craignez pas. Dieu combattra pour vous ! » Et tous se mirent à prier.
Alors, la colonne de nuages vint se placer entre les Hébreux et les Égyptiens.
Nicole trépigne de joie ; mais Bruno déclare de son air réfléchi :
— Ça les sauvait par derrière, mais par devant, y avait toujours la mer.
— Et c’est ça le plus joli…
Le Bon Dieu ordonna à Moïse de lever son bâton et d’étendre la main au-dessus des eaux. Aussitôt « un vent impétueux venu de l’Orient souffla toute la nuit, il mit la mer à sec et les eaux se refoulèrent ». Les Hébreux entrèrent dans la mer et la passèrent à pied sec.
— Quel chance ! crie Nicole.
— Oui, mais les Égyptiens vont passer aussi ; pas si bêtes que de rester là, sur le bord, puisque la mer est desséchée.
Subitement inquiète, Nicole regarde son petit frère
— Tu crois, Bruno ?
— Oui, je crois.
— Et tu as raison, reprend Colette. Seulement, quand les Hébreux ont tous été passés, le Bon Dieu ordonna à Moïse de tendre encore la main sur les eaux et, « au point du jour, la mer reprit sa place habituelle. Les eaux en revenant couvrirent les chars, les cavaliers et toute l’armée du Pharaon, et il n’en échappa pas un seul. »
— Enfin, ça y est, les Hébreux sont sauvés ! Et Nicole pousse un gros soupir de soulagement.
Elle s’en tiendrait là volontiers, mais Bruno, tenace, veut savoir la suite
— Où y sont allés, maintenant ?
— De l’autre côté de la mer, c’était le désert. Un désert de sable et de pierres tantôt bordé de dunes, tantôt appuyé au massif de montagnes qui va du mont Horeb au Liban.
Nous l’avons en partie traversée, la mer ; nous avions peine, en la voyant si calme, à nous la représenter soulevée et séparée par la tempête. C’est presque à son extrémité, vers le Nord, qu’est survenu notre accident.
Nicole joint les mains d’impatience :
— Oh ! dis, Tate, ça été terrible. Presque comme pour les Hébreux !
Colette ne peut s’empêcher de rire.
— Ils ne voyageaient pas en avion, sans quoi le Bon Dieu n’aurait pas eu besoin de dessécher la mer, ils auraient passé dessus.
— Oui, dit Bruno, mais les Égyptiens aussi.
— Nous, nous n’étions poursuivis par personne, si ce n’est par une forte tempête de sable, qui s’est élevée brusquement dans le désert avec une violence incroyable.
Nous avions de la peine, en la voyant si calme, à réaliser que nous survolions la mer Rouge.
Papa a essayé de monter au-dessus, mais il n’est pas encore très habitué à ces régions, il a pris une hauteur insuffisante, et tout à coup le moteur s’est essoufflé sans que nous comprenions pourquoi. Papa et Bernard ont tout essayé, rien à faire. La panne devenait certaine et grave. Il fallait atterrir.
Je vous l’ai dit, mes petits, il y a beaucoup de pierres dans le désert. Là où papa a dû descendre, c’en était plein. L’appareil s’y est heurté en atteignant le sol, ce qui a provoqué de fortes secousses, l’une d’elles nous a projetés, Bernard et moi, contre les bords de la carlingue. Bernard a été simplement étourdi, et moi, je ne sais absolument pas comment j’ai pu me casser la jambe.
Quand nous nous sommes trouvés là, en plein désert, avec ma pauvre patte brisée, papa était affreusement tourmenté.
Que faire ? où aller ?
Mais Bernard, à peine remis du choc, s’est secoué. Il a sorti de sa poche sa carte d’état-major et, avec le cran que vous lui connaissez, il a crié : « Hourrah ! Nous devons être à quinze ou dix-huit kilomètres de la gare de Ramleh ; il y a là un poste anglais, une oasis. J’y vais et je vous envoie du secours. Donnez-moi la boussole, mon oncle, car il ne s’agit pas de m’égarer. »
Et le voilà parti.
Vous devinez les heures que nous avons passées là à l’attendre.
— Mais enfin, décide Bruno de son petit air entendu, je voudrais savoir pourquoi vous avez panné ?
— Tout bonnement parce que la poussière du sable est entrée dans le moteur…
Quand le pauvre Bernard, les yeux cernés jusqu’au milieu de la figure par sa marche en pleine chaleur, nous est revenu en auto avec les officiers anglais, ils ont cherché avec papa, et tout de suite les Anglais ont compris.
— Ce sont eux qui vous ont ramenés ?
— Oui. Bernard avait téléphoné à son centre de Beyrouth, qui vous a prévenus. Jacques est venu au-devant de nous à Jérusalem, voilà…
— C’est égal, conclut Bruno, dégringoler dans le désert, c’est un peu ennuyeux, mais tu as tout de même fait un beau voyage.
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